Chroniques des imaginaires numériques

Désormais biennale, Seconde Nature rebaptisé Chroniques des imaginaires numériques investit divers lieux d’Aix-en-Provence et Marseille. Cette première édition, dont la direction artistique est assurée par Mathieu Vabre, accueille aussi une rencontre professionnelle avec le Québec comme invité d’honneur.

Corps et urbain

Ergonomics

Rocio Berenguer, Ergonomics, 2018, L'Échappée Volée, source Jacob Khrist.

C’est à The Camp que la Biennale Chroniques s’initie avec le Marché International de l’Art numérique de Montréal. The Camp est un lieu où l’on “explore le futur” en conjuguant notamment les valeurs du bien-être à celles de l’innovation. Des valeurs que Rocio Berenguer met en scène avec la performance Ergonomics qu’elle donne en ce lieu entouré par la nature et résolument écologique. Elle y évoque nos corps que l’on souhaiterait tout aussi smart que nos téléphones dont nous prenons davantage soin tant avec grâce qu’avec humour. Les postures des performeuses et performeurs nous sont offertes comme autant de conseils pour mieux vivre nos apparitions dans l’espace urbain. Tout, dans cette chorégraphie faisant du corps une application responsive, nous apparaît extrêmement contrôlé. L’esthétique y est parfaitement corporate, de l’image aux sons et des costumes aux dialogues. Mais ce qui effraie, en ce monde auquel l’entreprise fictive Ergonomics nous prépare, c’est la perfection. Une extrême perfection où l’on doute que l’humain, dont le corps parfois trébuche et dont les pensées souvent s’entremêlent, ait encore sa place. Car il est, lors de ce spectacle induisant la participation et où l’on joue au jeu qui nous rapproche d’un futur que les entreprises de la Tech nous promettent meilleur, des moments où l’on voudrait se sentir libre pour dire : stop !

Devoir de mémoire

The Rain

HeeWon Lee, The Rain, 2017.

Les technologies numériques, en cette Biennale et toujours à The Camp, sont aussi l’occasion de faire l’expérience des mémoires de celles qui ont souffert le martyre. L’artiste coréenne HeeWon Lee a collecté de poignants témoignages pour créer The Rain. L’action, dès lors que l’on s’équipe d’un casque de réalité virtuelle, se déroule au-dessus d’un paysage évoquant l’Orient. Nous sommes alors comme “embarqués” dans un voyage entre ciel et terre et une pluie battante nous attire irrémédiablement vers la tristesse. Nos corps sont alors sans poids et nous volons littéralement au plus près des âmes de femmes kidnappées alors qu’elles n’étaient encore que des enfants pour satisfaire les pulsions sexuelles de militaires japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Les âmes qui s’expriment par la voix semblent en attente de libération. Mais les gouvernements, trop souvent, peinent à reconnaître les erreurs de leurs prédécesseurs. Quand il faut encore du temps pour que leurs souffrances soient enfin reconnues.

Révolution industrielle

La révolution au mètre carré

Florian Schonerstedt, La révolution au mètre carré, 2018.

Le Gallifet Art Center d’Aix-en-Provence, partenaires de la Biennale Chroniques, présente l’exposition Paysages Inversés. On y découvre notamment l’installation Révolution au mètre carré de Florian Schonerstedt composée d’une grille de pavés disposés sur le socle qui fait l’œuvre. Et c’est encore avec un casque de réalité virtuelle que l’on en fait l’expérience autrement. Il est alors possible de saisir les pavés les uns après les autres pour agir, comme le titre nous y invite, en cette année anniversaire des “événements” de 1968 : les jeter, mais dans le vide. Car les projectiles, en cette troisième révolution industrielle dont l’essayiste américain Jeremy Rifkin nous vante les mérites, semblent avoir perdu l’essentiel de leur poids et masse, donc de leur menace. C’est-à-dire que lentement ils s’éloignent dans leur chute sans fin alors qu’ils sont soumis à ce qui nous apparaît n’être qu’une légère brise de vent. Le monde a changé, en effet, car si on brule encore quelques pneus à l’entrée d’usines occupées, les groupes Facebook ont remplacé les collectifs alors qu’il est des tweets plus offensifs que les pavés d’antan.

Résurrections

Resurrection

Harm van den Dorpel, Resurrection, 2009.

Toujours à Aix-en-Provence, à la Fondation Vasarely, c’est le festival Gamerz qui participe de la Biennale Chroniques avec une exposition intitulée Digitale Défiance regroupant les travaux de cinq artistes dont les animations de la série Resurrection de Harm van den Dorpel. Celui-ci a collecté des images amateurs en ligne comme savent le faire les artistes de cette tendance post-Internet de l’art. Toutes, elles représentent des jeunes assoupis en des positions tout particulièrement inconfortables. Aussi l’on comprend que ces clichés ont été pris à leur insu pour alimenter quelques moqueries. Mais l’artiste les anime en démembrant leurs corps de façon à les extraire de la pesanteur terrestre. Et c’est ainsi que, en des postures physiquement impossibles, ils fuient les regards harceleurs entre autres humiliations en sortant du cadre. Le titre de cette série nous incite à considérer que ces corps inertes reprennent vie en s’autonomisant. Comme les corps qui s’élèvent en peinture et défient en d’étranges ascensions tant les lois de la physique que les regards des incrédules.

Dernier acte d’écriture

A cœur ouvert

Quentin Destieu, A cœur ouvert, 2017.

C’est à Marseille, que la galerie des Grands Bains Douches accueille l’exposition personnelle Master/Slave de Quentin Destieu. Celui-ci pratique une forme d’archéologie des médias au travers de sculptures comme A cœur ouvert. Et c’est ainsi qu’il nous incite à reconsidérer la beauté fonctionnelle du dessin agrandi d’un microprocesseur présenté sous verre telle une véritable relique dans son sarcophage de lumière. Il s’agit en réalité de l’iconique Intel 4004 datant du début des années soixante-dix et considéré par le théoricien allemand des médias Friedrich Kittler comme « le dernier acte d’écriture ». Car, en effet, miniaturisation oblige, se sont depuis cette époque les ordinateurs qui dessinent les cœurs d’autres ordinateurs. Cette idée que des machines en conçoivent d’autres nous évoque les pires scénarios catastrophe de romans ou films de science-fiction. Mais ce que, d’un point de vue davantage symbolique, Quentin Destieu nous dit avec sa sculpture A cœur ouvert, c’est qu’il est dans notre relation aux machines des moments de rupture. Sans compter que l’artiste rend visible, et non lisible, ce qui ordinairement est de l’ordre de l’invisible. Et il l’assure, ce prototype agrandi d’un microprocesseur de légende est fonctionnel.

En circuit fermé

Automatic War

Alain Josseau, Automatic War, 2018.

L’exposition phare de cette Biennale des imaginaires numériques se tient à la Friche Belle de Mai. Intitulée Supervisions, elle se focalise sur quelques “Tentatives d’envols au regard vertical”. Où l’esthétique inhérente au travail d’Alain Josseau nous est tristement familière puisqu’elle convoque les images de villes ravagées par la guerre qui hantent nos mémoires immédiates. Mais c’est une guerre en circuit fermé qui se joue sous nos yeux et le théâtre des opérations est à échelle réduite. Car ce sont des maquettes de quartiers ou territoires que scrutent des caméras dont les flux alimentent en temps réel un journal télévisé reconstitué. Les ruines sont désertes et la présentatrice s’avère être un avatar au service d’une intelligence sans corps. Nous sommes par conséquent les spectateurs privilégiés d’une guerre ayant banni toute forme d’humanité. Les décisions comme les actions sont purement machiniques . Force est de reconnaître que les militaires, eux aussi, s’intéressent de très près à l’autonomie qui accroît la distance et autorise le Zero Killed. Évidemment uniquement pour ceux qui maintiennent une avance technologique sur leurs ennemis. Notons que, dans l’installation Automatic War, il est dans ce que l’on entend des voix décrivant des tirs de drones ayant véritablement atteint leurs cibles. Ou quand la fiction agglomère des fragments de réalités.

Du chef d’œuvre

Continuum

Félicie d’Estienne d’Orves & Eliane Radigue, Continuum, 2018.

Enfin, et encore à la Friche Belle de Mai, l’installation audiovisuelle Continuum compte parmi les pièces majeures de la Biennale. Elle est issue d’une collaboration entre l’artiste émergente Félicie d’Estienne d’Orves et Eliane Radigue, compositrice pionnière en musique électronique. Le son, sans début ni fin, incite à la contemplation. C’est celui de Koume (1993), troisième partie de la Trilogie de la mort initiée à la fin des années quatre-vingt et intégralement composé sur un synthétiseur ARP. Une musique de drones qui, imperceptiblement évolue au fil du temps. A l’image, la lumière évolue dans une même lenteur. On apprend par le cartel qui l’accompagne que Félicie d’Estienne d’Orves, ayant pour habitude de collaborer avec des scientifiques, s’est inspiré d’images captées sur la planète Mars. Le couché de soleil reconstitué dont nous sommes les témoins est par conséquent celui d’un ailleurs alors que nous ne savons toujours pas quand un humain pourra l’expérimenter. Et peu importe puisque cette expérience nous la vivons ici et maintenant, dans l’écoute de l’un des chef d’œuvres d’Eliane Radigue qui, littéralement, nous enivre. Au point que s’extraire du continuum de cet horizon des plus inatteignable nécessite quelques efforts. Car il est, en art, deux types d’œuvres : celles induisant des efforts pour établir une relation de quelque nature que ce soit, et celles nécessitant des efforts pour s’en extraire tant elles nous captivent.

Articles