Le festival Ars Electronica

La rentrée, pour qui scrute les évolutions sociétales que chercheurs ou artistes révèlent dans l’analyse ou l’usage des technologies émergentes, se fait au festival Ars Electronica de Linz. Un événement autrichien d’envergure international qui, cette année, interroge l’erreur pour envisager un Art de l’Imperfection.

Emotions en présence

SEER

Takayuki Todo, SEER, 2018.

Cette année, une tête robotique accueille le public de l’exposition Error se tenant à Postcity. Aacronyme de Simulative Emotional Expression Robot, SEER a été conçue par Takayuki Todo. Sa taille est réduite comparée à celle d’un humain, de son crâne émergent quelques composants électroniques et sa peau est d’une blancheur extrême. Pourtant, elle attendrit celles et ceux qui l’observent car elle a quelque chose d’humain dans les mouvements qui l’animent. Ceux de sa tête, parfois, sont hésitants lorsqu’elle nous suit du regard. Et il y a les micromouvements de ses sourcils, de simples tiges évoquant le silicone qui semblent échapper au contrôle d’une conscience pourtant absente. Sa présence est donc renforcée par une véritable palette d‘émotions. Et ce sont finalement d’infimes imperfections qui nous la rendent si proche de nous. Quand l’industrie travaille l’intelligence pour des résultats trop souvent décevants si ce n’est anxiogènes, il est des artistes-chercheurs qui se focalisent sur la présence. Se faisant, ils s’inscrivent dans la tradition des artistes-ingénieurs aux automates dont les talents extraordinaires renforçaient la présence.

Insuffler la vie

Give My Creation…Life!

OPN Studio, Give My Creation…Life!, 2017.

Toujours au sein de l’exposition Error, une autre installation convoque le monde des savants ou inventeurs jusque dans leurs possibles dérives. La complexité même de l’installation Give My Creation…Life! du studio OPN nous interpelle. Et l’on comprend qu’il faut donner de soi pour l’activer en insérant l’index dans un capteur de pulsations. C’est alors que la machine active, les uns après les autres, ses composants matériels incluant un cœur artificiel et mêlant le bois au cuivre et verre ou plastique. Une telle débauche de technologies et d’appareils pour, en fin de cycle, actionner un praxinoscope semblable à celui de son inventeur en 1876, Émile Reynaud. La boucle projetée, d’une relative imperfection dans sa qualité à l’ère des images de très hautes résolutions, n’est pas immédiatement lisible. On y reconnaît toutefois un jongleur ou plus précisément une jongleuse. Le jonglage, dans ce qui a précédé le cinéma, était fort apprécié. Possiblement car il était tout particulièrement adapté aux images que l’on mettait enfin en mouvement sous la forme de boucles d’animation. Quant à l’idée que l’on puisse, littéralement « donner vie à une création », bien qu’intemporelle, elle constitue aujourd’hui le message premier des entreprises mettant les technologies au service des loisirs récréatifs contemporains.

D’humbles mineurs

BitSoil Popup Tax & Hack Campaign

LarbitsSisters, BitSoil Popup Tax & Hack Campaign, 2018.

Le Golden Nica en art interactif revient cette année aux LarbitsSisters. Leur installation ne nous est en rien familière bien que l’on comprenne qu’elle comptabilise sans trop savoir quoi. Il s’agit en réalité de l’extension dans l’espace de l’exposition de la BitSoil Popup Tax & Hack Campaign que le duo d’artistes mène en ligne. Et nous pouvons toutes et tous y participer à l’adresse bitsoil.tax. Elle vise à nous sensibiliser sur la valeur de nos actions en ligne. Au fil du temps, les entreprises que l’on rassemble généralement sous la bannière des GAFA nous ont transformés en autant de travailleuses et travailleurs. Mais nous n’avons généralement aucune idée de la valeur des ressources que nous générons pour que ces mêmes entreprises internationales se chargent de les monétiser. Le site du projet nous permet notamment d’interpeller les principaux acteurs, politiques ou dirigeants, du nouveau business qui s’articule autour de cette ressource inépuisable qu’est la data. En activant tout simplement des bots qui agiront sur Twitter à notre place. C’est ainsi que nous générons des données tout en interpellant celles ou ceux qui en connaissent la valeur. Mais quel est le cours de nos gazouillis en ligne et qui en fixe la valeur, en cette nouvelle ruée vers la data qui fait de nous d’humbles mineurs sans salaire.

Du jugement

[Help Me Know The Truth]

Mary Flanagan, [Help Me Know The Truth], 2016.

A l’OK Centrum, on peut s’adonner au jugement avec [Help Me Know The Truth] de Mary Flanagan. Tout commence par un selfie que l’on prend à l’entrée de l’installation. Puis, une application se charge d’en produire quelques versions en injectant diversement du bruit dans les images. Enfin, une interface nous présente quelques déclinaisons de portraits d’autrui en y associant des mots. Et c’est ainsi que l’on se prend au jeu en imaginant des caractères ou personnalités selon des formes de visages. Qui n’a jamais “joué” à ce jeu, dans les transports par exemple ? En ignorant peut-être que cette pseudo science intitulée physiognomonie se pratiquait déjà dans l’Antiquité, bien avant qu’un racisme scientifique n’émerge, au XIXe siècle, pour atteindre son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est toutefois rassurant de penser qu’aucune machine ne sera jamais en mesure de porter de tels jugements. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est que nous pourrions la renseigner, comme nous le faisons dans une exposition avec cette capacité inaltérable que nous avons à juger nos semblables sans même les connaître. Le contexte artistique, à Ars Electronica, nous permettant de le faire sans culpabilité aucune.

Un art total

The Other in You

Richi Owaki, The Other in You, 2017.

Au sous-sol de l’Ars Electronica Center, on expérimente les technologies de la biologie, de la fabrication ou du virtuel dans leur relation à la création. Et l’on apprend, par exemple, que l’invention de la stéréoscopie par Charles Wheatstone est contemporaine de celle de la photographie. Alors que des expériences en réalité virtuelle, telle The Other in You de Richi Owaki, y sont proposées. Il est intéressant de mentionner ici que c’est aujourd’hui au sein du spectacle vivant que les cultures de l’expérientiel s’expriment à leur avantage. Sans doute parce que la question du corps y est essentielle, comme c’est le cas chez l’artiste japonais nous incitant à reconsidérer cet autre qui est en nous dès lors que l’on sort temporairement d’un corps parfois encombrant. La sphère, avec laquelle nous sommes en contact, fait le lien entre l’espace physique du centre et celui, virtuel, de l’œuvre. Là où les danseurs évoluent au plus près de ce corps ayant perdu toute sa masse et tout son poids. L’expérience est libératrice et nous sommes sur la scène même qui se prolonge par l’image et dans le réel pour que l’œuvre soit ainsi celle d’un art total. Comme les artistes du Black Mountain College l’envisageaient déjà durant les années cinquante à la croisée des arts visuels et du spectacle vivant.

Un cinéma des appareils

Tropics

Mathilde Lavenne, Tropics, 2017.

Le cinéma est aussi fait d’expérimentations où même l’image fixe, comme dans La Jetée de Chris Marker (1962), permet d’imbriquer les temporalités. Or le Golden Nica en animation, cette année, a été attribué à un film qui n’a pas été tourné, mais scanné. Mathilde Lavenne, en 2017, s’est rendue au Mexique pour y réaliser documentaire à l’esthétique très particulière. Car Tropics se présente sous la forme d’une séquence où des caméras virtuelles, dans l’obscurité, explorent des nuages de points. L’artiste a capturé des atmosphères plus qu’elle ne les a filmées alors que les voix off sont faites de témoignages. Il y est notamment question des crues d’une rivière qui, fréquemment, font remonter des fragments d’une histoire d’un autre temps. Dans ce film, il n’est de mouvements que ceux des caméras permettant à Mathilde Lavenne de revisiter des scènes initialement capturées à l’aide d’un scanner 3D semblable à celui des archéologues. Quand la mémoire des fermiers du Jicaltepec s’entremêle avec celle des eaux de la rivière Filobobos et qu’un cinéma des appareils émerge. Du point initial une multitude de vues émergent pour une pratique cinématographique qui est aussi celle de l’errance d’un regard, celui de l’artiste faisant corps avec l’espace de représentation des machines.

Storytelling

Perpetual Storytelling Apparatus

Julius von Bismarck & Benjamin Maus, Perpetual Storytelling Apparatus, 2008.

Depuis l’an passé, le festival Ars Electronica accueille quelques galeries entre autres entreprises ou associations que le marché concerne. Sur le stand de la Colección BEEP, on y découvre l’installation Perpetual Storytelling Apparatus que Julius von Bismarck à réalisé en collaboration avec Benjamin Maus en 2008. Une époque où Julius von Bismarck était un habitué du festival, avant que son travail ne soit davantage visible dans la sphère de l’art contemporain. On se souvient, notamment, de sa performance pendant l’exposition Unlimited de la foire d’art de Bâle en 2015. Mais revenons au sein des Galery Spaces localisés à Postcity. Là où un dispositif nous raconte l’histoire de la somme d’une multitude d’inventions. Car c’est un texte, dont nous ignorons la nature, qui est converti en une suite sans début ni fin de dessins techniques provenant des bases de données qui protègent d’innombrables inventions. Cette installation générant l’histoire de sa vacuité pourrait tout aussi, dans un tel contexte, nous renvoyer aux cartels dont le storytelling finit par nuire aux créations. Car il est bien des installations, si elles étaient aussi autonomes qu’on le prétend, qui se passeraient volontiers d’un verbiage à la gloire de technologies innovantes. Le cartel de Perpetual Storytelling Apparatus, pour information, ne contient aucune explication.

Inscrit dans la pierre

URL Stone

Egor Kraft, URL Stone, 2015.

On dit parfois - à tort si l’on considère les inscriptions que les civilisations de l’Antiquité nous ont transmises - que « rien n’est inscrit dans la pierre ». Mais que resterait-il de notre monde si les serveurs de la planète venaient à cesser de fonctionner. C’est une question que l’on se pose sur le stand de .ART nous présentant une stèle de pierre où est gravée l’adresse de la page documentant l’URL Stone d’Egor Kraft. Fort heureusement, si celle-ci venait à disparaître, il nous resterait encore son fichier image sur les serveurs de Wikimedia. Il s’agit bien là d’une œuvre conceptuelle qui s’inscrit dans la continuité des recherches de Joseph Kosuth lorsque ce dernier interroge les objets au travers de leurs présentations, représentations et descriptions. Mais il y est ici aussi question de la matérialisation d’idées ou contenus extraits des flux de données comme les artistes de la tendance du Post Internet aiment le faire. Et c’est heureux s’il est des collectionneurs pour acquérir de telles pièces car elles documentent notre désir inconsidéré de matérialité en ce monde du tout digital. Notons enfin que le marché de l’art, dans son étroite relation aux institutions, participe grandement à pérenniser les œuvres lorsqu’elles intègrent des collections privées ou publiques.

Articles