En 2020 tout s’est arrêté, ou presque car les artistes ont continué à créer, confinés dans leurs ateliers, se limitant parfois à la surface de leurs écrans. Leurs œuvres ont émergé en ligne ou en exposition, mais entre deux confinements. Retour sur une année particulaire.
Daniel Iregui, Antibodies, 2020.
Nous avons véritablement pris la mesure de la situation qui s’installait lorsque nos villes se sont soudainement vidées. Et s’il est une création convoquant les cultures expérientielles qui a émergé pendant le confinement, c’est bien celle de Daniel Iregui. Son titre, Anticorps, fait référence au fait qu’à ce moment précis nous en manquions singulièrement, alors que la distance entre les corps devenait la règle. Aussi, plus que jamais, nous nous sommes rués vers les services d'appels vidéo. Et c’est précisément ce qui a inspiré l’artiste montréalais nous proposant de réenchanter nos échanges contraints. Se rendre à l’adresse antibodies.webcam induit que l’on active sa caméra avant d’effectuer quelques mouvements de la tête comme c’est la tendance quand on pratique le selfie. Puis, une seconde étape mêle notre visage à ceux des autres selon la technique cinématographique du champ-contrechamp. En cette période si particulière, la grille – celle-là même des avant-gardes du vingtième siècle – est devenue le lieu privilégié de nos échanges sociaux distanciés.
Aram Bartholl, Unlock Life, 2020.
Fuyant les transports en commun, nous leur avons préféré les vélos et trottinettes électriques accessibles via des plateformes dont Lime. Son slogan, Unlock Life, a inspiré Aram Bartholl qui a fait œuvre de cette injonction en créant une installation au titre éponyme. Se faisant, l’artiste allemand nous interroge sur notre gestion des biens communs que les plateformes digitales mettent à disposition dans l’espace public. Avec une première installation de 2018, Your parcel has been delivered (to your neighbour), Aram Bartholl nous sensibilisait déjà sur les vélos qui sont négligemment jetés sur les trottoirs. Avec Unlock Life, il repêche les trottinettes électriques que des utilisatrices ou utilisateurs ont jeté dans des canaux berlinois. Cette pratique d’une nouvelle forme d’archéologie sous-marine en milieu urbain lui permet de présenter les trottinettes collectées en exposition. Immergées durant un temps, elles ont perdue de leur attractivité puisque leurs couleurs vives ont été recouvertes d’algues. L’acte non-citoyen consistant à se séparer d’engins de déplacement motorisés en les immergeant a littéralement déverrouillé les formes de vies qui se sont développées à leurs surfaces.
Baron Lanteigne, Tangible Data, 2020.
Entravés dans nos déplacements, nous avons scruté les sites d’artistes plus que d’ordinaire pour y repérer quelques créations comme Tangible Data de Baron Lanteigne. Dans un même temps, la valeur du bitcoin a atteint des records. Or c’est avec cette cryptomonnaie que beaucoup d’entre nous ont découvert le potentiel des technologies de stockage sécurisé d’informations de la blockchain. Et c’est avec de telles technologies que se développe actuellement des plateformes mettant en relation des artistes avertis avec des collectionneurs aventureux. L’été dernier, l’artiste québécois a donc décidé d’investiguer l’écosystème émergent du cryptoart au travers de son projet Tangible Data. Les animations en trois dimensions qu’il a conçues à cet effet s’articulent autour de la mise en scène d’échanges entre artistes et amateurs de cryptoart. Ses séquences questionnent aussi la relation qu’entretiennent les créations de cette nouvelle tendance de l’art à leur absence de matérialité. Car Baron Lanteigne les contextualise dans des espaces d’exposition qui, bien que tout aussi simulés, les raccrochent à la matérialité du white cube de l’art contemporain.
Kamilia Kard, Woman as a Temple, depuis 2017.
Confortablement assis devant nos ordinateurs, nos corps se sont relâchés à l’image des représentations du Bouddha ou des vénus paléolithiques. Celles-ci avaient inspiré Kamilia Kard en 2017, date à laquelle l’artiste a initié sa série Woman as a Temple. Et c’est à la galerie Odile Ouizeman que l’on pouvait contempler la sculpture d’un corps de femme sans membres ni tête durant la “seconde vague”. L’artiste italiano-hongroise en a modélisé les formes généreuses avant de les imprimer en trois dimensions. Le bleu intense de ce torse apaisé renvoyant aux anthropométries de corps sans bras ni têtes d’Yves Klein. En imprimant le modèle qu’elle aurait pu préserver dans l’espace virtuel où il a été créé, Kamilia Kard illustre parfaitement ce désir de nouvelle matérialité que nous éprouvons quand notre environnement, jour après jour, se virtualise un peu plus. Il est intéressant de remarquer que parallèlement au développement des casques VR – auxquels Kamilia Kard est tout aussi attachée –, les imprimantes 3D se multiplient dans les ateliers d’artistes. Comme si avec ce même médium qu’est la 3D, notre attirance pour le virtuel allait de pair avec notre attachement au réel.
Caroline Delieutraz, art_and_sneakers, depuis 2018.
La culture se faisant “non-essentielle” en institution, nous nous sommes rués dans les galeries devenues “essentielles” comme la 22,48m2 où l’on pouvait, à l’automne, observer quelques “collisions” esthétiques organisées par Caroline Delieutraz à l’occasion de son projet art_and_sneakers. Il s’agit d’une enquête réalisée dans la durée que l’artiste française mène en boutique mais lui donne forme en ligne. Depuis 2018, celle-ci recense les sneakers qui dialoguent, selon elle, avec l’histoire de l’art moderne et contemporain. C’est sur son compte Instagram @art_and_sneakers que les rapprochements s’effectuent avant d’être exposés. L’art étant déjà compatible avec la recherche, les sciences et technologies ou entreprises, pourquoi ne pas l’associer aussi à des marques de sneakers particulièrement créatives et inspirées eu égard à la diversité de leurs offres. Ce qui permet de vérifier la porosité des domaines car nous savons depuis Marcel Duchamp qu’il y a un coefficient d’art dans tous les objets de consommation courante. Pourquoi pas les sneakers ?
fleuryfontaine, Contraindre, 2020
L’année 2020 est une année de crises successives, allant du sanitaire au social, les deux parfois entremêlés. C’est dans un tel contexte, et entre deux confinements, que Le Fresnoy a tout de même pu inaugurer son exposition Panorama avec, entre autres créations, le film Contraindre du duo fleuryfontaine. Il a collecté sur les médias sociaux des séquences vidéo intitulées “violences policières” avant de les faire réinterpréter sur un plateau de motion capture pour, au final, contrôler des modèles d’humains en trois dimensions. La violence y est ainsi simulée au travers de chorégraphies de la contrainte. Quand la blancheur de corps sans genre aux crânes rasés évoque le Butō, cette danse japonaise exprimant si parfaitement la souffrance. Lorsque les corps s’agglutinent pour finalement s’empiler les uns sur les autres, on pense alors à des situations historiques plus sombres encore. Quant au texte, déclamé par une voix off – « Je viens d’entrer dans mon rôle. Et que je l’accepte ou non, c’est ce rôle qu’on veut me faire jouer, c’est celui qui m’a été attribué, dès le départ, à ma naissance, et même avant » – nous l’interprétons diversement selon notre propre histoire.
Nicolas Sassoon & Rick Silva, Cores, 2020.
Les galeries d’art se sont adaptées aux injonctions gouvernementales en allongeant la durée de leurs expositions, comme c’est le cas à la galerie Charlot où l’on peut encore découvrir les créations de la série Cores de Nicolas Sassoon & Rick Silva. Ensemble, ils ont initié le projet collaboratif Signals dont a émergé la série Cores. Il s’agit de huit séquences présentant des pierres aux inquiétantes étrangetés. Ayant été scannées, elles sont représentées en trois dimensions sur des plateaux qui confèrent à la collection les allures d’un cabinet de curiosité. Elles ont aussi en commun d’être partiellement recouvertes de trames géométriques renvoyant tant à la mathématique qu’à la nature. Les pierres curieuses qui lentement évoluent sous nos regards nous incitent à les observer comme le feraient des minéralogistes. Rappelons que c’est en observant les roches d’un site comme d’une planète que l’on en établit l’histoire. Mais elles convoquent aussi les arts et sciences de l’occultisme qui leur attribue les mystérieuses vertus énergétiques que le moirage des trames à leurs surfaces suggère.
Grégory Chatonsky, Îlots, 2020.
S’il est des lieux qui, jamais, n’ont véritablement fermé, ce sont bien les ateliers d’artistes comme il en est tant au Poush Manifesto. Là précisément où se révèlent actuellement les créations de Grégory Chatonsky, dont sa dernière série intitulée Îlots. Dans ses paysages, dont le titre générique nous incite à penser qu’ils sont préservés, jamais nous ne savons exactement la nature des détails observés tant le minéral se fond avec le végétal. Fort heureusement, les fragments de ciel que nous identifions immédiatement parviennent à nous rassurer. Quant à la confusion qui s’établit avec le doute, elle est peut-être conséquente au fait qu’il s’agit là d’itérations plus que de représentations. Car l’artiste français use d’intelligences artificielles, et plus précisément de réseaux récursifs de neurones qu’il alimente en grandes quantités de données-images. Qu’il soit dans son atelier ou pas n’a guère d’influence sur la façon dont sa machine, ayant observé tant de paysages, en calcule de nouveaux. Grégory Chatonsky a établi les règles permettant à ses algorithmes d’imaginer “de mémoire” des fragments de natures comme le font les peintres après avoir dessiné de très nombreux croquis sur le vif. Cet effort d’imagination, nous le faisons toutes et tous quand nous souhaitons ardemment nous remémorer une situation passée dans l’attente de sa possible réactualisation.