Real Feelings

L’exposition Real Feelings - Émotions et technologie de la Haus der elektronischen Künste (HeK) de Bâle réunit les installations d’une vingtaine d’artistes. L’idée : reconsidérer la notion de sentiment en cette société “technologique” du spectacle.


Test Studies

Ed Fornieles, Test Studies, 2017.

Au XXe siècle, l’industrie cinématographique s’est largement accaparé la représentation des sentiments humains alors qu’au XXIe siècle, l’industrie du jeu vidéo engage nos émotions par la participation. C’est en tout cas ce qu’Ed Fornieles tente de démontrer avec son installation vidéo Test Studies dans laquelle les simulations en trois dimensions d’un jeu de rôle se juxtaposent aux commentaires émotionnels de celles et ceux qui en font l’expérience. En 2017, la jeune femme qui s’exprime face caméra en évoquant l’un des scénarios catastrophes imaginés par l’artiste britannique explique : « Quand les malades se sont multipliés, au point que les services d’urgences des hôpitaux ne puissent plus les accueillir toutes et tous, les gens ont commencé à paniquer. Puis, de nombreux cas se sont aggravés en faisant davantage de morts, aussi nous avons compris qu’il ne s’agissait pas d’une sorte de grippe saisonnière ». Etrangement prémonitoire. En 2020, alors qu’il faut porter un masque dans les rares événements artistiques et culturels qui n’ont pas été annulés, comme Art Basel, les mots de la joueuse résonnent autrement dans nos esprits. En cette pandémie internationale qui continue de nous effrayer, les émotions quant à une simulation d’épidémie se sont généralisées.


How happy a Thing can be

Cécile B. Evans, How happy a Thing can be, 2014.

On retrouve l’esthétique tridimensionnelle des jeux vidéo dans la séquence filmique How happy a Thing can be de Cécile B. Evans. Ici, ce sont des objets du quotidien – une paire de ciseaux, un peigne et un tournevis – qui sont littéralement animées par les émotions : la danse des ciseaux au beau milieu d’un terrain vague est saisissante de virtuosité. L’étrangeté de la situation convoque inévitablement la peinture surréaliste, bien que l’on puisse remonter aux écrits d’Alphonse de Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». Aujourd’hui, ce sont les entreprises de l’innovation qui tentent de donner vie aux moindres des objets de notre environnement en les connectant les uns aux autres afin qu’on leur prête, enfin, quelque “intelligence”, si ce n’est une relative autonomie.


One of Them Is a Human

Maija Tammi, One of Them Is a Human, 2017.

Artiste finlandaise, Maija Tammi s’est rendu au sein des laboratoires de recherche du professeur japonais Hiroshi Ishiguro dont on connaît les robots anthropomorphiques. Il en résulte une série de quatre photographies dont le titre, One of Them Is a Human, engage le public à déceler l’humain du non-humain. Ce qui est troublant, c’est qu’il ne s’agit pas d’images calculées, mais de clichés photographiques. Et force est de reconnaître que la distinction est ardue. Une difficulté qui n’est pas de nature à nous conforter dans l’idée que nous nous faisons de nos spécificités par rapport aux robots. Les quatre visages étant également inexpressifs, c’est l’absence d’émotion chez l’humain entouré de machines qui ici intrigue. La fiction nous ayant habitué à considérer l’évolution des robots en notre compagnie, il est temps maintenant d’envisager les modifications de nos comportements lorsque nous sommes entourés de machines.


Terminal Beach

Troika, Terminal Beach, 2020.

L’absence d’émotion, désormais, ne serait donc plus réservée aux robots qui, pourtant, excellent en la matière au point qu’ils pourraient nous relayer quand nous serions en proie aux remords dans notre acharnement à détruire la planète. Voici là le postulat de départ de l’œuvre animée Terminal Beach du collectif londonien Troika. Quand il ne resterait plus qu’un arbre sur terre et qu’un robot industriel si bien entraîné par les humains s’acharnerait à le couper. Notons que le puissant bras articulé est revêtu d’une fourrure évoquant l’humain dans son animalité ancestrale. Le cynisme des artistes est ici absolu quand la désespérance des scientifiques est grande. Bien que le message de ce scénario catastrophe soit de nature à nous encourager à reconsidérer les possibles conséquences de notre inaction collective.


The Grass Smells So Sweet

Dani Ploeger, The Grass Smells So Sweet, 2018.

Comme le rappellent les trois commissaires de cette exposition, Sabine Himmelsbach, Ariane Koek et Angelique Spaninks, « les émotions sont au cœur de l'expérience humaine », mais elles ne les envisagent qu’au travers du filtre des technologies qui les contaminent jusqu’à l’extrême. Or, c’est une expérience de l’extrême que Dani Ploeger propose avec son dispositif de réalité virtuelle The Grass Smells So Sweet. Il s’agit de prime abord d’une œuvre conceptuelle considérant que l’herbe n’est pas plus verte dans son monde qu’elle ne l’est au sol de son installation. Tout au plus, nous sommes privés d’un corps dont nous devrons nous séparer un jour. Mais soudain il se passe quelque chose que le public aurait pu anticiper à la lecture des témoignages collectés par l’artiste. Car ils émanent de gens ayant survécus à la réception d’une balle en pleine tête. Ce qui renvoie, une fois encore, au cinéma comme au jeu vidéo où ce type d’action déclenche inévitablement des poussées d’adrénaline. Toutes les créations de cette exposition invitent à considérer les émotions lorsqu’elles sont en proximité avec les technologies qui permettent soit de les représenter soit de les contrôler.


Articles