L’art à l’ère d’Internet

C’est à la curatrice Eva Respini, assistée par Jeffrey De Blois, que l’on doit Art In The Age Of The Internet, 1989 To Today à l’ICA de Boston, exposition dans laquelle les œuvres d’un parcours articulé en cinq sections interrogent les relations que les artistes entretiennent avec l’Internet pour questionner les mutations sociétales.

La circulation des images

Still, Five Hooded Men with Seated Man

Seth Price, Still, Five Hooded Men with Seated Man, 2005.

La première salle de cette exposition problématisant l’art à l’ère d’Internet questionne la circulation des images. C’est donc naturellement là que le travail de Seth Price revendiquant une pratique de la ”redistribution“ est présenté au travers de son installation Still, Five Hooded Men with Seated Man de 2005. Les pliures du film polyester transparent accroché à même le mur complexifient quelque peu notre lecture de l’image qui provient d’une séquence vidéo d’exécution comme il en circule sur l’Internet. Son traitement en deux couleurs, laissant apparaître quelques pixels altérés, trahit les manipulations qu’elle a subies sans toutefois perdre sa charge émotionnelle due à l’horreur de la situation. Elle appartient à un corpus de d’images que l’essentiel des instances contrôlant l’Internet tente de réguler bien qu’elles parviennent à se frayer un chemin vers des regards avides d’obscène. Quant à Seth Price, il inscrit son activité dans le flux des médias dont il sait l’extrême instabilité. Considérant, selon Marcel Broodthaers, que « la définition de l’activité artistique se trouve, avant tout, dans le champ de la distribution », Seth Price redistribue dans le champ de l’art les images qu’il a préalablement “altérées” sans en interrompre le flux.

Les cieux du monde

33,930,594 Suns from Sunsets from Flickr (Partial) 9/5/17

Penelope Umbrico, 33,930,594 Suns from Sunsets from Flickr (Partial) 9/5/17, since 2006.

C’est en 2004 que l’entreprise américaine Flickr lance sa plateforme de partage de photographies, en cette époque de basculement où le Web devient participatif. A l’instar de Penelope Umbrico, non-artistes et artistes du monde entier n’ont pas tardé à s’en emparer pour créer. C’est en 2006 qu’elle initie sa collection de couchers de soleil qu’elle assemble diversement selon les expositions. L’installation de l’ICA de Boston s’intitule 33,930,594 Suns from Sunsets from Flickr, pour une œuvre in progress dont les titres évoluent au fil du temps. Le matériau même de cette série est un des sujets les plus photographié au monde : le coucher de soleil, quand le ciel littéralement s’enflamme. Penelope Umbrico n’ayant de cesse de les collecter pour les réarranger en grille lorsqu’il s’agit d’installations photographiques, comme dans la durée concernant ses créations séquentielles. Les images sont séduisantes, mais la méthode est radicale, pour ne pas dire obsessionnelle. A Boston, tous les soleils sont au centre des tirages. En d’autres situations, se détacheraient les silhouettes de celles et ceux qui tiennent la pose. Quant à Penelope Umbrico, elle fait de la collection acte de création en participant activement à cette tendance que l’on nomme la Post-Photographie.

De l’hybridation des corps

Safe conduct

Ed Atkins, Safe conduct, 2016.

La seconde partie de l’exposition, “Art In The Age Of The Internet”, est dédiée au corps et à ses possibles hybridations que les machines savent tout particulièrement bien calculer. Ed Atkins y est présenté avec son installation aux trois surfaces de projection suspendues Safe conduct de 2016. Elle lui a été inspirée par les animations ayant pour objectif de dédramatiser les rituels de sécurité qui nous sont imposés dans les aéroports. Quand, notre billet d’avion ayant la fonction d’un “sauf conduit” à la main, nous sommes prêts à tout pour embarquer. Le Boléro de Ravel renforce l’idée d’un scénario qui s’étend dans la durée de ses infinies variations alors que le tapis du portique de sécurité boucle sur lui-même. Dans cet aéroport reconstitué par l’artiste, le personnage est seul comme nous le sommes parfois au milieu des autres. Et c’est là que tout bascule, alors qu’il décolle son visage qui en masquait un autre, similaire. Les bacs mis à la disposition de ce passager unique reçoivent des objets allant de l’ordinateur portable aux viscères de cet homme qui les y dépose. Le portique de sécurité prend alors l’allure d’un abattoir où l’on trie les membres et organes d’animaux ayant terminés leurs voyages. Par son extravagance, le travail d’Ed Atkins est propice à l’interprétation comme les animations de sécurité des aéroports le sont à la projection.

Mondes virtuels

RMB City : A Second Life City Planning

Cao Fei, RMB City : A Second Life City Planning, 2007.

Que serait une telle exposition sans y intégrer des mondes virtuels comme celui de Cao Fei intitulé RMB City : A Second Life City Planning. Une performance initiée en 2007 et déjà “historique” si l’on considère la relative désaffection du métavers de Linden Lab qui nous a fasciné dans les années 2000. Quand l’artiste bâtissait sa cité idéale pour l’offrir aux avatars extravertis de gens ordinaires. Une performance désormais historique si l’on considère que, dix années plus tard, ce sont les documents photographiques ou vidéographiques qui font œuvre au sein des musées, centres ou fondations d’art contemporain. Cao Fei, aussi connue sous le nom de China Tracy dans Second Life, a donc pensé une cité qui soit à l’image des mégapoles chinoises, où la tradition est inextricablement mêlée à son futur sans omettre la pollution et la multiplication des grues symbolisant la reconfiguration urbaine. Une métamorphose dont on sait la part de violence. Mais le Baron Hausmann, aujourd’hui, n’aurait-il pas fort à faire avec les Parisiens ? Quant au nom de cette cité, “RMB”, il évoque tant le  yuan chinois ou renminbi (RMB), donc plus largement le pouvoir des puissants sur l’allure de nos cités que le Right Mouse Button (RMB) qui nous permet, dans le virtuel, d’agir sur le monde qui nous entoure !

Au moindre de nos désirs

GreenScreenRefrigeratorAction

Mark Leckey, GreenScreenRefrigeratorAction, 2010.

Les objets inanimés, enfin, prennent vie ou du moins on leur prête des intentions au fur et à mesure que des industriels tel Samsung les connecte. Qui, de nos jours, s’étonne qu’un réfrigérateur de cette même marque soit “intelligent” comme le sont déjà nos smartphones ? Sa noirceur, au sein de l’installation Green Screen Refrigerator Action (2010) de Mark Leckey lui confère l’allure d’un monolithe provenant inévitablement d’un ailleurs. Mais ce dernier s’exprime à la première personne et c’est l’artiste lui-même qui lui prête sa voix en lui faisant subir quelques altérations digitales. Ce réfrigérateur parlant trône au centre d’un décor recouvert du vert dont on fait grand usage au cinéma comme en publicité lorsqu’il s’agit de créer des situations. C’est comme si cette intelligence que soudain nous prêtons aux objets de notre quotidien avait encore besoin de mise en scène, faute de quoi nous n’entendrions qu’une litanie de mots sans tenter d’y prêter sens. L’assemblage des termes “intelligence” et “artificielle” ne suffirait-il pas à nous propulser dans un idéal où tous les composants de nos environnements proches répondraient dans l’immédiat et sans contre-partie au moindre de nos désirs ?

Une esthétique de la disparition

How Not to be Seen. A Fucking Didactic Educational .MOV File

Hito Steyerl, How Not to be Seen. A Fucking Didactic Educational .MOV File, 2013.

Dans l’exposition, Hito Steyerl est présente au travers de son installation Liquidity Inc. alors qu’Eva Respini mentionne sa séquence vidéo intitulée How Not to be Seen au sein de l’article States Of Surveillance du catalogue. Il s’agit d’une séquence où la neutralité totale des voix, comme la relative légèreté des images, est au service d’un discours élaboré sur les formes de la disparition. Un documentaire, en quelque sorte, mais à l’ère de la généralisation des tutoriaux participant activement de la culture des natifs digitaux. Où il est encore question de la couleur verte dont on sait la capacité, en post-production, à masquer les êtres comme les objets ou décors. La surveillance, elle, est évoquée par la récurrence d’un motif imaginé par l’armée américaine en 1951 pour tester l’efficacité des prises de vue aériennes. Cette mire ayant été abandonnée avec l’avènement du numérique autorisant un niveau de détail sans cesse augmenté, elle est à l’image d’un monde d’hier se fissurant. Tout comme ce fragment de désert californien encore recouvert du motif en question qui sert de décor au film de la réalisatrice et artiste Hito Steyerl dont le tutoriel est résolument politique.

Déplacer les lignes

Watermarked

DIS, Watermarked, 2012.

La question de l’identité, en cette ère du tout digital, est abordée dans cette exposition avec des artistes ou collectifs comme DIS dont on sait la capacité à déplacer les lignes entre l’art, les médias, la mode et les marques. La séquence vidéo proposée en ce contexte muséal est intitulée Watermarked (2012). Elle a aussi intéressé le monde de la mode qui y reconnaît la parodie d’un lookbook. Le filigrane de Kenzo étant incrusté sur les images de cette séquence, nous sommes encouragés à y déceler les valeurs de la marque. Où des jeunes gens, aux gestualités stéréotypées et dont la diversité renvoie aux campagnes Benetton des années 90, arborent des sourires forcés. Une musique évoquant la communication institutionnelle est en totale cohérence avec l’extrême perfection de cette supposée annonce publicitaire. Le style par trop aseptisé des membres du collectif DIS est de nature à dénoncer les univers que les marques nous imposent. Et c’est avec un relatif cynisme qu’ils déplacent les lignes en passant d’un monde à l’autre. Leurs vas-et-viens incessants entre la sphère de l’art et le domaine des marques complexifiant la lecture de leur message. Mentionnons aussi que la marque Kenzo appartient au groupe LVMH dirigé par Bernard Arnault, un collectionneur d’art très apprécié par les galeries et institutions !

Au plus près du réel

Juliana

Frank Benson, Juliana, 2014-2015.

Terminons avec cette sculpture de Frank Benson représentant l’artiste intersexe Juliana Huxtable. On pense inévitablement à l’Hermaphrodite endormi du musée parisien du Louvre qui est une copie romaine inspirée d’une statue grecque datant du IIe siècle av. J.-C. Mais “Juliana”, car c’est le titre de l‘œuvre, nous regarde fixement tout en affirmant son intersexuation. D’autant que sa représentation tridimensionnelle est au plus près du réel puisqu’elle est issue de l’usage associé du scanning et de l’impression que permettent aujourd’hui les technologies 3D. Sa couleur, par trop métallique, n’est certainement pas étrangère au fait que, par l’image, Juliana soit aujourd’hui aussi diffusée sur l’Internet. Eu égard, surtout, à la communauté LGBT qui s’en est emparée. Le digital ayant révolutionné les pratiques de l’image et du son, c’est maintenant la sculpture qui évolue au fur et à mesure que les innovations technologiques pénètrent les ateliers des artistes. Et c’est aux institutions comme l’ICA de Boston d’en faire l’écho avec des expositions telle Art In The Age Of The Internet, 1989 To Today qui, à n’en pas douter, fera date. Avec pour documentation la pérennisant, car c’est essentiel : un catalogue de plus de 300 pages.

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