Human Learning :
Ce que les machines nous apprennent

Nous avons tout appris aux machines et continuons à les alimenter afin qu’elles poursuivent dans ce “désir” d’autonomie que l’on veut bien leur octroyer. Aussi ne serait-il pas temps de considérer ce que l’on peut, à notre tour, apprendre à leur contact, en observant leurs spécificités ou qualités ? Réponse au Centre Culturel Canadien à Paris.

Prémisses

IIII

Olivier Ratsi, IIII, 2020 (production Julien Taïb).

L’installation lumineuse IIII d'Olivier Ratsi est composée de quatre rectangles pouvant évoquer autant de zéros. Sa couleur, le rouge, participe à nous orienter vers l’esthétique des afficheurs digitaux. Rappelons ici que le terme anglais digital provient du latin digitus signifiant “doigt”. Car longtemps nous avons compté sur nos doigts avant d’en déléguer la tâche aux machines. Mais l’installation, quant à elle, ne compte rien, même pas le temps qui s’écoule. Pourtant, avec un tel titre, l’artiste se réfère au “Quatre d'horloger”. Les horlogers ayant un sens aigu de l’équilibre jusque dans les formes, ils préfèrent le caractère “IIII” au chiffre romain “IV”. L’horlogerie, au XVIIIe siècle, était le savoir-faire incontournable des fabricants d’automates, les véritables ancêtres de nos roboticiennes et roboticiens contemporains. La programmation des engrenages ayant ainsi précédé celle des algorithmes que peu d’entre nous savent interpréter. L’extrême variabilité dans la durée de l’installation IIII pouvant tout aussi bien être l’expression d’un langage qui ne s’adresse qu’au regard.


Enigma

Purform, Enigma, 2019 (Elektra & UQAM).

Le sort du monde, pendant la seconde guerre, a d’abord été entre les mains de celles et ceux qui cryptaient des messages, notamment au travers des machines de la famille d’Enigma. Pour, enfin, être entre celles des expertes et experts, dont Alan Turing, qui parvinrent à les décrypter. Rappelons que la cryptologie était un art dans la Grèce antique avant de devenir une science que l’on associe aujourd’hui aux data. Enigma, c’est aussi un projet artistique du duo Purform que Yan Breuleux et Alain Thibault forment ensemble. Cette performance propulse son public dans un univers où la science des données est au service de l’intelligence artificielle qui est au centre des principaux enjeux sociétaux contemporains. La machine, durant la performance, semble avoir réponse à toutes les questions bien qu’elle s’obstine à ignorer le sens même du mot émotion. Comme si elle était incapable d’en concevoir ne serait-ce que le décryptage. Nous sommes, aux dires des spécialistes, tout aussi incapables d’encoder de la conscience. Mais, si nous ne pouvons pas tout apprendre aux machines, il est encore bien des choses que nous pouvons apprendre à leurs côtés.

Art et science

Morphogerador

Matthew Biederman, Morphogerador, 2018.

Lorsqu’il compose Morphogerador, Matthew Biederman se réfère aux travaux d’Alan Turing sur la morphogénèse rassemblant les lois qui déterminent les formes. Car, bien que le mathématicien anglais soit essentiellement connu pour ses travaux sur l’intelligence artificielle, il s’avère qu’il s’intéressait tout autant aux systèmes biologiques. Sa passion pour les nombres ou algorithmes faisant le lien entre le monde des machines et celui du vivant. Comme c’est le cas pour Matthew Biederman lorsqu’il articule le code de sa création générative autour d’un modèle de réaction-diffusion que les chercheurs, en biologie, physique ou géologie, se partagent. C’est ainsi que le spectacle de Morphogerador est sans échelle. Où formes et couleurs s’entremêlent en d’éternels mouvements sans débuts ni fins et que des forces contraires, allant de la contraction à la dilatation, s’assemblent en de fragiles équilibres. Sachant que, jamais, les textures de l’éphémère qui défilent ne se recalculeront véritablement à l’identique.


Interference

Matthew Biederman, Interference, 2018.

Interferenceest une installation lumineuse de Matthew Biederman évoquant la nature ondulatoire et particulaire de la lumière. Elle lui a notamment été inspirée par l’expérience de la ”double fente” conduite en 1801 par Thomas Young qui, faisant interférer deux faisceaux lumineux, démontra la nature ondulatoire de la lumière. Matthew Biederman compte parmi ces artistes qui se construisent au fil de leurs résidences, entre art et science. La structure de sa sculpture est celle dite en “tas de bois” que les chercheurs en nanotechnologies apprécient tout particulièrement. Les trames de lumière superposées s’animent selon des rythmes qui, progressivement, s’accordent et se désaccordent tandis que les filtres dichroïques dont elles sont recouvertes offrent aux spectateurs autant de jeux de lumières colorées que de points de vue. Interference nous apparaît ainsi d’une parfaite instabilité car elle évolue tant dans la durée que selon nos déplacements dans l’espace. L’observer revient à contempler une infinité d’états sans jamais être en mesure d’en prédire aucun, comme les scientifiques qui apprennent de leurs expériences successives.


Latent Space Interpolation

Xavier Snelgrove & Mattie Tesfaldet, Latent Space Interpolation, 2019.

Si certaines créations génèrent d’ordinaires commentaires et analyses, d’autres concluent des articles de recherche, comme c’est le cas de Latent Space Interpolation de Xavier Snelgrove et Mattie Tesfaldet. Ces deux artistes-chercheurs, l’un basé à Montréal, l’autre à Toronto, ont d’abord rédigé un article scientifique intitulé Fourier-CPPNs for Image Synthesis en collaboration avec David Vazquez avant de mettre leur théorie en application pour faire œuvre. Rappelons que Joseph Fourier (1768-1830) est un mathématicien français dont les théories ont encore bien des applications dans le domaine du traitement de l’image. Et c’est bien de cela dont il s’agit quand la machine – dont on dit qu’elle “calcule” en anglais (computer) et/ou “ordonne” en français (ordinateur) – recalcule, en les réordonnant, tous les éléments d’images des portraits des deux protagonistes. S’en suit une boucle vidéo où les visages de Xavier Snelgrove et Mattie Tesfaldet, littéralement, se liquéfient en d’infinies transitions comme autant de possibles représentations d’un entre deux.

Intelligence et robots

The Dreaming Machine

Grégory Chatonsky, The Dreaming Machine, 2014-2019 (Audi Talents).

L’installation The Dreaming Machine de Grégory Chatonsky s’articule autour de l’usage d’une application d’intelligence artificielle que les experts connaissent sous le nom de réseau récursif de neurones. En constance, elle scrute les vingt mille rêves de gens ordinaires que les chercheurs Adam Schneider et G. William Domhoff de l’université de Californie ont préalablement collectés. Apprenant de ces mêmes rêves, la machine en conçoit de nouveaux qu’une voix de synthèse nous confie à son tour. Dans le même temps, une autre technologie qualifiée de réseau antagoniste génératif crée les “décors” des rêves déclamés en générant des images par l’hybridation mêlant paysages et architectures mais aussi la nature et les technologies. Les songes de la machine étant obtenus dans une forme de fusion des obsessions d’autrui, ils n’en sont que plus décousus. Le rythme soutenu avec lequel cet appareillage aux entrailles de câbles apparents divague par l’image n’étant guère propice à l’analyse, littéralement, nous hypnotise.


Soul Shift

Justine Emard, Soul Shift, 2018 (Ishiguro lab & Ikegami Lab).

Alter est un robot humanoïde qui semble s’éveiller au monde lorsqu’on l’active. Sa singularité réside dans ses mouvements qu’aucun humain n’a véritablement anticipé car c’est une intelligence artificielle qui les crée avec une extrême précision. Il est totalement autonome grâce à ses capteurs renseignant son réseau de neurones sur l’environnement qui est le sien. Il invente littéralement sa gestualité selon les contraintes de ses articulations qui sont semblables aux nôtres. Il – ou possiblement elle puisque la machine est sans genre – semble découvrir le robot inactif dont il est en fait le double ou la seconde version. La mémoire ou l’”esprit” de l’Alter 1 ayant été transférée sur l’Alter 2, on pense alors à une forme de réincarnation, mais sans chair. Le film Soul Shift de Justine Emard, c’est la promesse d’une possible rencontre avec une version antérieure de soi-même. En face à face, l’Alter actif nous apparaît comme intrigué par l’inertie de cet autre dont il est issu au point de s’en approcher dans un mouvement mêlant la reconnaissance et l’affection.


In Transition

Chun Hua Catherine Dong, In Transition, 2018 (robot Bill Vorn).

Dans les photographies de sa série In transition, Chun Hua Catherine Dong se met en scène avec un robot anthropomorphique en des situations quelque peu ordinaires. L’empathie aidant, on en oublierait aisément l’étrangeté initiale de ce duo associant une humaine à cet autre métallique. Au fil des images, le récit par étape d’une sorte de road trip un peu particulier se met en place. Une histoire qui convoque les situations analogues que nous pourrions avoir vécues en réalité comme par procuration, considérant les relations qui se nouent et se dénouent au fil de périples en littérature comme au cinéma. Mais le récit qui se déroule ici nous encourage à reconsidérer cet autre machinique qui, sous de multiples formes, a déjà commencé à peupler nos environnements. Car en prêtant quelque intelligence que ce soit aux objets techniques qui nous entourent, nous nous devons aussi d’en réévaluer la nature profonde. Et c’est là précisément que les auteurs ou artistes peuvent nous aider en nous projetant dans un futur imminent.


Prospérité

Samuel St-Aubin, Prospérité, 2017.

Le robot Prospérité réorganise le chaos tout en respectant la diversité. Il agit en toute transparence puisqu’aucun de ses composants n’est dissimulé par l’artiste Samuel St-Aubin qui l’a conçu et réalisé. Inlassablement, Prospérité prélève des grains de riz pour les aligner sur une grille en préservant leur orientation respective d’origine. Symboliquement, ce robot nous enseigne ainsi comment gérer un groupe sans omettre les individualités. L’observant au travail, spectatrices et spectateurs apprécient la justesse de ses mouvements s’enchaînant parfaitement comme les gestes des possesseurs d’un savoir-faire. Au fil de ses actions répétées incitant à la contemplation Prospérité nous apprend aussi la patience. Une qualité que des révolutions industrielles se succédant pourraient avoir remplacé par l’extrême réactivité. S’il n’y avait pas, bien au-delà des rythmes dictés par la productivité, des machines pour ralentir le temps là où on se l’autorise encore, c’est-à-dire dans la sphère de l’art.

Images et sons

Alpenglow

Sabrina Ratté, Alpenglow, 2018 (Ellephant & Charlot).

L’histoire des formes, en architecture comme en art, est ponctuée d’inventions et autres innovations. Ce par exemple sont de mêmes applications tridimensionnelles qui permettent aux architectes d’anticiper leurs monuments et aux artistes de concevoir leurs espaces. Sans omettre l’usage, par des artistes comme Sabrina Ratté, des projecteurs vidéo avec lesquels ils augmentent les constructions de la ville comme celles de l’imaginaire. Avec Alpenglow, on ne sait plus très bien ce que l’on observe. Dans l’image, il y a une inquiétante étrangeté qui, invitant à la contemplation, se joue de notre perception. Car si l’image d’un espace intérieur propice à la méditation nous apparaît fixe, la lumière qui baigne son atmosphère si particulière semble évoluer. N’est-ce pas, en art comme en spectacle, le propre des technologies que d’apporter quelques suppléments de magie dans le contrôle de la lumière ? Ne serait-ce que pour déconstruire certaines de nos certitudes.


Liminal

Louis-Philippe Rondeau, Liminal, 2018.

Liminal est un dispositif interactif dont le titre, provenant du latin liminalis, convoque l’idée de seuil. Et c’est une porte que figure un arc de lumière que l’artiste Louis-Philippe Rondeau nous invite à traverser. Ce faisant, spectatrices et spectateurs entrent dans l’image vidéo projetée selon un procédé photographique ou cinématographique nommé slit-scan permettant de capturer le réel au travers d’une fente. Dans le cas de Liminal, ce sont les corps qui se déplacent en passant le seuil de l’arc pour entrer dans l’image. L’idée que l’on puisse entrer comme sortir de l’écran a toujours fasciné bien des cinéastes dont l’industrie sans cesse repousse les limites. Lors des passages, le son est sculpté allégoriquement par les gestualités des performeuses et performeurs qui improvisent alors d’étranges chorégraphies que la lumière, en temps réel, retranscrit en image, là où les corps nous apparaissent métamorphosés par des expériences singulières de la durée.


Minimal Object (with time on your hands)

David Rokeby, Minimal Object (with time on your hands), 2012.

L’objet minimal qui se présente à nous est constitué d’un châssis recouvert d’une toile sans représentation aucune. On penserait à l’art abstrait dans ses tendances les plus radicales si la nature de la toile, semblable à celle qui recouvre les enceintes, ne nous incitait à considérer sa capacité à diffuser des sons. Accroché au mur, le carré de Minimal Object détermine la zone “jouable” de cet instrument fabriqué par David Rokeby. Car l’artiste a disposé des sons dans l’invisible qui nous sépare de l’installation sonore qu’il livre sans méthode ni composition. Devenus instrumentistes à son contact, nous sommes contraints à apprendre à jouer de l’instrument en même temps que nous le découvrons. Tout se passe dans l’espace qui transforme les spectatrices et spectateurs en des interprètes d’une musique ainsi extirpée, à mains nues, de l’invisible. Une telle pratique de l’immatériel symbolise parfaitement nos actions répétées, au quotidien, sur des données dont on ne sait pas, non plus, où elles sont précisément localisées.

A l’ère Internet

Satellite of Love

Skawennati, Satellite of Love, 2018 (Ellephant).

Skawennati est originaire de Kahnawà:ke en territoire mohawk, mais on pourrait ne pas la reconnaître dans les vieilles photographies de son peuple en costumes traditionnels qui, dans les livres d’histoire du XXe siècle, illustraient les cultures autochtones d’Amérique du Nord. Usant des technologies de son temps, elle préfère se projeter en des futurs où décors et acteurs ou avatars sont issus de la computation de serveurs en réseau. C’est ainsi qu’elle a réalisé plusieurs séquences d’animation au sein des univers virtuels de Second Life d’où elle extirpe aujourd’hui les images fixes qu’elle qualifie de Machinimagraphs. Elle se réfère ainsi tant à la pratique de la photographie qu’aux formes d’écriture ayant émergé des usages détournés du jeu vidéo. En évoquant les éléments, comme la terre et l’eau, au sein de décors dont les machines seules savent afficher les polygones, elle connecte les préoccupations qui sont au centre des cultures ancestrales et que, dans notre appétence pour les innovations, nous aurions pu oublier si mère nature ne se rappelait à notre bon souvenir, aux grands défis futurs.


Deep Face

Douglas Coupland, Deep Face, 2015 (Daniel Faria).

Apposez quelques aplats de couleur entre autres trames sur les visages de vos connaissances et rien ne dit, à quelques détails près, que vous ne les reconnaîtrez plus. En revanche, ces quelques éléments graphiques sont inévitablement de nature à neutraliser les meilleures applications de reconnaissance faciale, notamment celle de Facebook dont on dit qu’elle est plus puissante que son équivalente du FBI. Le fait que des entreprises soient en possession de technologies d’intelligence artificielles – et plus particulièrement d’apprentissage profond – plus perfectionnées que celles des États n’est pas sans nous interroger sur l’idée que nous nous faisons de nos démocraties à l’ère de la surveillance globale. Et si les rêves de notoriété se sont multipliés avec l’apparition de la télévision, il nous apparaît que ce pourrait être le désir d’anonymat qui l’emporte dans un futur proche. Nous opterions alors pour cette forme de “dé-reconnaissance faciale” initiée par Douglas Coupland dans sa série d’anti-portraits intitulée Deep Face.


Lightning Ride

Émilie Brout & Maxime Marion, Lightning Ride, 2017.

L’Internet, dans sa version participative, révèle d’étranges communautés ou activités au travers notamment des plateformes de partage de contenus vidéo où se mêlent pratiques amateurs et artistiques. Or c’est là, en 2017, qu’Émilie Brout & Maxime Marion se fournissent pour assembler des séquences de certifications où, avant d’obtenir le droit d’utiliser un taser aux États-Unis, les participantes et participants s’infligent tour à tour des impulsions électriques. Le ralenti de Lightning Ride atténue la violence présente originellement dans les scènes se succédant alors qu’une musique, tout aussi étirée dans sa durée, en renforce le caractère dramatique. Image après image, les artistes ont aussi appliqué un effet “peinture à l’huile” nous renvoyant tant à l’histoire de l’art qu’à l’esthétique des machines. Les souffrances, ainsi traitées, convoquent l’extase en peinture alors que le traitement de l’image, d’un systématisme absolu, évoque l’obstination des algorithmes et plus généralement celle des machines elles-mêmes.


rapperBl0ckChain.gif

Emilie Gervais, rapperBl0ckChain.gif, 2018.

Cette animation n’est ordinairement accessible que sur la plateforme Digital Objects où des artistes de l’immatériel sont mis en relation avec des collectionneurs d’art. Son prix a symboliquement été fixé à celui de son équivalent matériel : US $11.99. Il s’agit d’une chaîne intitulée “Unisex 80's Hip Hop Rapper Style 10 mm, 11 mm, 13 mm, 15 mm Cuban Chain Necklace RC1524” en vente sur ebay. Par son titre, RapperBl0ckChain.gif, elle évoque aussi la blockchain – une technologie de stockage et de transmission d'informations, transparente et sécurisée, qui fonctionne sans organe central de contrôle – permettant aux artistes comme Emilie Gervais de suivre les acquisitions et ventes de leurs œuvres. La chaîne, dont l’or étincelant fascine notamment les rappeurs Hip Hop, semble n’avoir aucune prise sur les vagues que le temps a figées. Elles ne sont affectées que par son ombre pouvant convoquer le déploiement de crypto-monnaies que des serveurs calculent inlassablement. Des devises digitales dont nous devrons apprendre les usages.

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