Les pratiques artistiques numériques sont résolument plurielles et leurs tendances se succèdent au rythme des innovations techniques ou technologiques, avec actuellement un fort engouement pour l’intelligence artificielle et ses « réseaux de neurones ».
Les prodiges de cette intelligence artificielle n’ont de cesse de nous surprendre dans bien des domaines. Elle convoq ue la magie pour qui en ignore les mo des de fonctionnement. Il est pourtant bon de rappeler que les machines ne font, en réalité, rien de plus que ce qu’on leur enseigne, bien que ce soit si parfaitement grâce aux chercheurs qui en améliorent constamment les algorithmes, dont ceux dédiés à la recon nais sance et à la génération de formes.
Anna Ridler, Myriad (Tulips), 2018, source Raimund Zakowski.
Nombreux sont les artistes à s’emparer aujourd’hui de telles technologies. C’est en 2018 qu’Anna Ridler initie le projet qui la mènera à confier la représentation de fleurs à un réseau de neurones artificiels que l’on qualifie d’antagonistes génératifs. Sachant qu’elle devra utiliser tout un jeu de données d’images pour leur « enseigner » à reconnaître – donc à conce voir – des tulipes, elle décide d’en photographier 10 000 lors d’une résidence aux Pays-Bas. La subjectivité n’est pas le fort des machines, l’artiste britannique annote donc tous ses clichés, étant plus à même de faire la différence entre deux nuances que l’intelligence artificielle la plus perfectionnée. Renouvelant le genre de la nature morte de l'âge d'or hollandais, elle photographie ces fleurs sur fond noir : moyen pour elle d’attirer notre attention sur le fait que les tâches humaines sont essentielles au bon fonctionnement des intelligences que l’on devrait davan tage qualifier d’augmentées plutôt que d’artificielles. L’installation photographique Myriad (Tulips), qui séduit immédiatement par la répétition de son sujet, dévoile également le mode d’apprentissage des machines qui, procédant aussi par répétition, ne nous sont plus tout à fait étrangères.
Hito Steyerl, Power Plants, Serpentine Galleries, London, 2019.
Courtesy Andrew Kreps Gallery New York & Esther Schipper Berlin, source readsreads.info.
Ces réseaux de neurones artificiels sont inspi rés du fonctionnement de cellules humaines, ce qui n’a pas échappé à Hito Steyerl. Dans son installation Power Plants, présentée à la Serpentine Gallery de Londres en 2019, puis au Centre Pompidou l’été dernier, les fleurs qu’on découvre sur des écrans LED n’existent pas « encore ». Aussi ne peuvent-elles évoquer que de possibles futurs. L’artiste allemande leur a donc imaginé des pouvoirs quelque peu extraordinaires. À en croire les fragments de textes poétiques qui défilent juste à côté, l’une de ces fleurs aurait le pouvoir de « garder les trolls à distance », chose fort utile sur les médias sociaux, ou encore de « rendre les oeuvres résistantes au feu », très pratique dans les régimes totalitaires ne suppor tant pas la contradiction. Car le politi que n’est jamais très loin chez Steyerl qui s’inté res se à l’intelligence artificielle pour l’imaginaire qu’elle porte, afin de le mener plus loin encore. Dans ce cas, l’intelligence artificielle est à considérer tant dans le processus qui fait l’oeuvre que participant aux problématiques qu’elle soulève.
Pierre Huyghe, UUmwelt, 2018, Serpentine Gallery, London.
Courtesy Serpentine Galleries, source Ola Rindal.
L’idée que, depuis les années 1950, deux intel ligences coexistent amène à ce qu’on les compare ou, mieux encore, à ce qu’on les associe, comme l’a fait Pierre Huyghe à la Serpen tine Gallery à l’occasion de son exposition UUmwelt en 2018. Il collabore alors avec le laboratoire de recherche du professeur Kamitani de Kyoto, qui capture l’activité cérébrale d’une personne en train de penser à des images sélectionnées par l’artiste français. Avec des réseaux de neurones profonds alimentés par de grandes quantités d’images, ces données participent à la création comme à l’organisation d’encore davantage d’images. L’intérêt pour ces flux ininterrompus, où nous croyons parfois en reconnaître certaines, réside essentiellement dans l’interprétation que l’on peut faire d’une telle collaboration entre ces deux formes d’intelligence. L’une humaine, l’autre non-humaine – si l’on omet la programmation de ses algorithmes. Il semble alors que la machine, comme incapable de fixer son « attention », dérive littéralement et que les courtes pauses qu’elle marque parfois ont pour objectif que la pensée humaine la rattrape.
Memo Akten, Deep Meditations: A brief history of almost everything in 60 minutes, 2020.
UCCA Center for Contemporary Art, Beijing.
S’il est un format qui, en raison des technologies mises en oeuvre, est très largement utilisé par les artistes de l’intelligence artificielle, c’est bien le carré : autonome, en série ou en grille, comme chez Memo Akten, un des pionniers de cette tendance générative de l’art. Est également commune à de telles pratiques la nécessité d’une source de grandes quantités d’images permettant l’entraînement des réseaux de neurones artificiels d’apprentissage profond. Dans le cas de la série d’installations Deep Meditations (2018-2020) de cet artiste, originaire d’Istanbul et vivant à Londres, il s’agit de la plateforme de partage Flickr où les photographies se comptent en milliards. Enfin, il y a la méthode de collecte. Elle est ici textuelle, avec une sélection des images selon un mot d’indexation : « univers », « vie », « nature »… Aux algorithmes de générer ce qu’ils nous donnent à voir. Le titre de l’oeuvre incite, lui, au lâcher prise face à une transition infinie parfaitement universelle, où les images apparaissent à la fois conséquentes des précédentes et générant les suivantes. Difficile donc de s’en détacher !
Refik Anadol, Machine Hallucinations - Latent Study : Mars, Los Angeles, 2019.
La notion d’universalité est très présente lorsqu’il s’agit de créations réalisées avec, et surtout, par des machines. Sans doute est-ce en raison de l’extrême puissance de calcul de ces dernières qui incite à les considérer comme aptes à embrasser le monde dans son entièreté. On sait depuis des décennies qu’elles apprennent, et qu’elles le font désormais en profondeur, en référence au deep learning. Les séries d’installations Machine Hallucinations (2019-2020) de Refik Anadol, artiste américano-turc, prêtent même à penser qu’elles pourraient « souffrir » de quelques pathologies de la perception tant on les « gave » d’informations. Dans ces oeuvres, il s’agit de jeux de données provenant du lointain, qui regroupent notamment des prises de vues de la sonde spatiale Mars Reconnaissance Orbiter ou de la Station spatiale internationale : images capturées par des machines pour que d’autres machines les traitent. Pourtant, c’est à la peinture que Refik Anadol se réfère en générant ce qu’il nomme des AI Data Paintings en mouvement, considérant par conséquent la multitude de clichés compilés par les réseaux de neurones comme une infinité de pigments.
Frederik de Wilde, AI Beetle, 2021.
La reconnaissance de forme est une branche de l’intelligence artificielle que Frederik de Wilde interroge cette année avec son exposition en ligne Next Nature_Post Camouflage. Devant la multiplication des appareils de vision par ordinateur, bien au-delà des industries où ils sont apparus, il cherche comment les tromper en imaginant des camouflages, et c’est en utilisant des réseaux de neurones artificiels associés à des algorithmes évolutionnistes qu’il y parvient. Les scarabées en trois dimensions qu’il orne de motifs de camouflage ainsi obtenus interdisent d’y voir le travail d’un quelconque appareil de vision industrielle doté d’intelligence artificielle. Pour l’humain qui les observe, il s’agit encore de scarabées. La machine, elle, n’y reconnaît plus des coléoptères. L’intelligence artificielle est ici utilisée contre elle-même, nous confortant dans notre capacité à regarder ce qu’une machine ne saurait voir. Les images fixes ou animées de la série AI Beetle, présentées sur internet, appartiennent ainsi à un corpus plus étendu d’oeuvres associées à une contre-surveillance, à l’ère où l’intelligence artificielle est au service d’une surveillance numérique généralisée.
Grégory Chatonsky, Organism, 2017.
Grégory Chatonsky compte parmi les premiers Français à s’être intéressés à l’intelligence artificielle, tant en termes de sujet de recherches artistiques que de technologies à mettre en oeuvre. C’est ainsi que dès 2017, il utilise un réseau de neurones artificiels de type récurrent pour créer sa série Organism. Celle-ci est alimentée avec des modèles en trois dimensions d’organismes vivants de toute sorte ou provenance, afin que la machine en conçoive d’autres et que l’artiste les imprime. Il s’agit de sculptures pouvant évoquer des fossiles d’organismes n’ayant pourtant jamais vécu à la surface de la Terre, tandis que le grain de leur texture grise évoque la couche de poussière sans vie à la surface de la Lune. Nous faisons par conséquent face à des esquisses d’organismes dont rien ne prouve qu’ils aient été viables sur quelque planète que ce soit. Car l’imagination, quand bien même elle serait artificielle, ignore toutes les contraintes. Elle est sans limite, à l’instar aujourd’hui des machines, dans leurs apprentissages comme dans leurs productions, si tant est qu’on les accompagne, comme les maîtres anciens accompagnaient leurs apprentis.
Egor Kraft, Content Aware Studies, depuis 2018.
Et si l’intelligence artificielle permettait de restaurer statues et frises antiques par l’utilisation de ce que l’on nomme machine learning ? C’est là le postulat de départ d’Egor Kraft lorsqu’il initie en 2018 son projet Content Aware Studies. En entrée, il y a un réseau de neurones artificiels alimenté avec de nombreux scans de statuaire gréco-romaine, pour, en sortie, obtenir des installations mêlant images et sculptures à des dispositifs techniques. Il est intéressant de remarquer que les artistes de sa génération n’hésitent plus à mentionner, voire à mettre en scène, les technologies sans lesquelles leurs oeuvres n’auraient pas existé. C’est donc dans l’idée de pallier l’absence de nez ou de membres cassés des oeuvres antiques que le projet est venu à l’esprit de cet artiste vivant et travaillant entre Berlin et Moscou. Le jeu de données prend la place de l’argile du sculpteur. Le savoir-faire est celui de la machine qui pratique la copie, comme ce fut longtemps la règle en sculpture. Cette relation intime qu’entretient l’intelligence artificielle avec, d’une part, la répétition et, de l’autre, la copie est de nature à nous rassurer quant à la qualité essentielle qui demeure l’apanage des artistes, et plus largement des humains : la créativité.