La fusion des possibles

La fusion des possibles

La fusion des possibles, La Topographie de l’Art, du 15 avril au 15 juin 2023.

Les possibles d’hier sont les réalités d’aujourd’hui que sans cesse nous fusionnons pour les améliorer encore. Ces soixante dernières années, bien des artistes ayant une forte appétence pour les technologies de leur temps ont anticipé nos environnements ou usages avec leurs créations. C’est souvent en détournant des innovations qu’ils innovent à leur tour. Quand leurs pratiques diversifiées se rejoignent au fur et à mesure que leurs techniques s’agglomèrent. Du laboratoire scientifique à l’atelier d’artiste, tout se passe à la jonction du matériel et de l’immatériel comme à celle de l’intelligence et des données, sans omettre les réalités que l’on rassemble en les considérant étendues. Il n’est plus de domaine de recherche autonome, isolé des autres. En cette époque où la notion de tendance artistique n’est absolument plus opérante, l’exposition La fusion des possibles de La Topographie de l’Art, avec des œuvres issues de pratiques convergentes, se veut être l’expression de la symbiose des idées comme de celle des formes.

Éprouver la perception

Possible

Peter Weibel, Possible, 1969.

S’il est des installations qui ouvrent les champs des possibles, celle de Peter Weibel en fait partie. C’est d’ailleurs l’adjectif Possible qui, tout en lui donnant son titre, nous apparaît projeté sur le mur. Mais quelle n’est pas la surprise du public invité à croiser la lumière du projecteur cinématographique, lorsqu’il s’aperçoit de l’incapacité de son ombre à avaler les quelques caractères typographiques composant l’adjectif de tous les possibles ? La pertinence de cette installation lumineuse tient intégralement à ce bref instant de doute qui nous prend à dépourvu. A ce moment précis où l’auteur de l’œuvre, qui s’avère résolument perceptuelle, nous contraint à la raison.

Globus

Vera Röhm, Globus, 2023.

L’autre installation tout aussi lumineuse mais davantage immersive et s’articulant aussi autour du langage, c’est Globus du corpus La nuit est l’ombre de la terre de Vera Röhm. Cette phrase du linguiste allemand Johann Leonhard Frisch l’obsède tout autant qu’elle nous envoute dès lors qu’on en saisit l’extrême précision. Et c’est pour en souligner l’universalité que l’artiste n’a de cesse de la traduire en un nombre considérable de langues connues ou inconnues. Sa façon de nous évoquer tant les langues qui nous séparent que cette Terre qui nous unit, en cette époque où nous sommes tiraillés entre le rêve d’habiter des planètes lointaines et la réalité d’un monde dont nous nous devrions de prendre soin.

Azimut

Victoire Thierrée, Azimut (détail), 2019.

Avec Victoire Thierrée, l’ambivalence fait place à l’ambiguïté de ce que l’on observe au travers d’un tirage photographique sans pour autant le comprendre. Depuis l’intérieur d’un bâtiment, le point de vue est extérieur à ce qui a pourtant les allures d’une architecture dont l’échelle ne nous dit rien. Il s’agit en fait d’un Simulateur de Tir dont on apprend la vertu apaisante du vert pale qui le recouvre. La couleur est semblable à celle des blocs chirurgicaux où l’on sait qu’elle retire sa saturation au sang humain. Dans le contexte militaire de l’image, cette teinte si particulière nous apparait telle une étrange tentative de dédramatiser la guerre !

Sculptures médiatiques

Possible

Samuel Bianchini, Snakable (détail), 2020.

Avec son installation vidéo Snakable, Samuel Bianchini nous présente ce qui d’ordinaire est hors de notre vue, c’est-à-dire le dos d’un moniteur dont le mur reflète délicatement les images diffusées. L’action se passe en dehors du cadre mais dans notre champ de vision périphérique. Quand le câble, dont on suppose qu’il transporte un signal vidéo, se contorsionne subrepticement ainsi que le ferait un serpent tentant de s’affranchir d’une contrainte. Comme si le fil conducteur, de ce qu’il convient de considérer telle une sculpture cinétique ou plus exactement robotique, était animé par les données ainsi véhiculées dont il serait avec l’écran et le mur parmi les seuls témoins.

Globus

Julien Maire, Artefacts, 2023.

Avec ses Artefacts, Julien Maire nous transporte au musée sans que l’on sache d’où proviennent ces objets évoquant une possible archéologie du futur. La nature de ses formes ou contres-formes oscille entre la rugosité froide de matériaux essentiellement métalliques et le raffinement des scintillements lumineux qu’elles émettent. La variabilité des effets ainsi produits évoque quelques formes de langages, comme si ces objets inertes s’adressaient à nous, mais pour nous transmettre quels messages ? A moins que nous ne soyons pas prêts à interpréter de telles poésies du scintillement quand les techno-érudits chercheront à saisir la nature d’une telle magie des technologies ! Quant à l’artiste, il envisage ses créations comme autant de time killers n’annonçant qu’elles-mêmes.

Double Negative

Michele Spanghero, Double Negative, 2020.

Double Negative de Michele Spanghero est une autre sculpture dont le message, tout aussi “dissimulé”, est audio. Car ce dernier est interne à l’objet en transmettant les vibrations à la boîte qui le contient et fait partie intégrante de l’installation. Le son originel n’est autre que la signature sonore de l’atelier de l’artiste. Ce qui renvoie aux performances d’atelier dont les artistes témoignent au travers de médias sons ou images. C’est par conséquent le lieu de son émergence qui fait l’œuvre. Cette dernière continuant à “performer” dans l’espace de l’exposition sans que l’on sache non plus en interpréter le signal. Un appel une fois encore à l’imagination des spectatrices ou spectateurs.

Aux contours indéfinis

Possible

Thibault Brunet, 3600 secondes de lumière / N43 C47, 2022.

Les nuages de la série 3600 secondes de lumière de Thibault Brunet s’apprécient diversement selon les distances tant ils sont photographiques de loin et picturaux de près. Ils n’appartiennent pourtant à aucune de ces catégories puisque ce dernier en a fait l’acquisition sous la forme de modèles en trois dimensions sur des sites pour créateurs de jeux vidéo. Avant de leur attribuer leurs instants respectifs au travers d’une infinité de lumières virtuelles. C’est donc avec un thème récurrent de l’histoire de l’art que l’artiste questionne la représentation avec les technologies de son temps. Ces nuages “plus vrais que nature” et si parfaitement cadrés sont autant de pures fictions.

The Cloud

François Ronsiaux, The Cloud, 2020.

Le nuage (The Cloud) de François Ronsiaux est tout aussi fictionnel bien que ses contexte et état soient autres, puisque c’est sur un fond noir évoquant l’absence que, sans cesse, il se métamorphose. Le trouble, dans ce cas, vient davantage de son apparente profondeur qui semble dépasser l’épaisseur de l’écran vidéo lui servant d’écrin. Le fait qu’il s’inscrive dans le temps comme dans l’espace lui confère une présence singulière. Il est à la fois bien à sa place dans l’environnement qui lui est dédié et en même temps parmi nous. Comme si nous partagions le même air, le même ciel, en cette ère de cohabitation renforcée des êtres et objets du virtuel comme du réel.

Aquatilium 0.2

Golnaz Behrouznia, Aquatilium, 2014-2023.

Difficile de nommer ce qui est immergé dans les conteneurs en verre de la série Aquatilium de Golnaz Behrouznia dont l’esthétique, souvent, convoque les sciences du vivant. Elle nous rappelle ainsi le rôle essentiel de l’observation, tant en création artistique qu’en recherche scientifique. Initiée dans l’atelier-laboratoire de l’artiste, ces pièces flottantes ne s’achèvent qu’avec les commentaires des observatrices ou observateurs. C’est ainsi que chacune, chacun, nous nous projetons en de telles abstractions pour oser des interprétations personnelles n’attendant que d’être échangées avec autrui. Or n’est-ce pas là le propre des idées, en art comme en science ?

De la nature et du vivant

Out Of Spaces

Marie Lelouche, Out Of Spaces, 2021.

Il est des créations qui s’initient dans l’observation quand d’autres induisent l’écoute. Ce qui fut le cas des installations du corpus Out of Spaces que Marie Lelouche a conçu lors d’une résidence au plus près de ce qui symbolise si parfaitement la nature : les chants d’oiseaux. Ses dispositifs se déploient tant dans l’espace tangible de l’exposition que dans celui, virtuel, auquel on accède via un casque. Où l’on retrouve d’étranges éléments filaires associés à d’amples tissus évoquant quelques plumages. Notons que les cris des volatiles animent les drapés en trois dimensions qui, s’affranchissant ainsi de la gravité, nous éloignent plus encore du poids de nos corps dont l’expérience nous libère.

Disparues - bouquet

Donatien Aubert, Disparues - bouquet, 2020.

La vitrine qui protège la sculpture Disparues - bouquet du corpus Les jardins cybernétiques de Donatien Aubert nous propulse à nouveau dans une ambiance muséale. Un dispositif de monstration tout à fait adapté lorsque l’on apprend que les cinq plantes composant l’assemblage ont disparu de la surface de la Terre. Il est intéressant aussi de remarquer que l’artiste les a (re)découvertes en évacuant la poudre qui les recouvrait du fait de la technologie de frittage utilisée. C’est ainsi qu’il a révélé les contours de ce qu’il avait auparavant modélisé sur données scientifiques avec une minutie semblable à celle des archéologues découvrant les traces de vies antérieures.

Je viens de te voir en rêve

Marion Roche, Je viens de te voir en rêve, 2021.

Une autre sculpture fait référence au vivant, celle intitulée Je viens de te voir en rêve de Marion Roche. Sa partie métallique évoque les neurones comme se les représentent les neuroscientifiques avec lesquels elle a collaboré. Issues d’un procédé d’impression en quatre dimensions, ses terminaisons sont constituées de formes en matériau hydrophile témoignant de rêves que l’artiste a livrés durant des séances d’électroencéphalographie. C’est-à-dire qu’elles se transforment au contact de l’eau à l’inverse des rêves qui se figent au contact de la lumière les interrompant avant que la conscience ne les réorganise, quitte à les altérer un peu mais pour les préserver davantage.

L’art de la performance

Monade

Sabrina Ratté, Monade, 2020.

Régulièrement, les technologies numériques réactivent les genres artistiques. C’est le cas avec les tirages de la série Monades de Sabrina Ratté. S’il s’agit d’autoportraits en trois dimensions, ceux-ci sont véritablement aux mesures précises de l’artiste qui les a obtenus en pratiquant la photogrammétrie. Ce corps que, littéralement, elle maltraite en en altérant des parties est à considérer comme sa véritable empreinte avec laquelle elle performe au sein d’espaces virtuels sans cesse renouvelés. Se faisant, elle réactive aussi la pratique de l’auto-filmage que les contemporaines et contemporains des premiers enregistreurs vidéo portables initiaient déjà à la fin des années soixante.

Toxic Garden - Dance Dance Dance

Kamilia Kard, Toxic Garden - Dance Dance Dance, 2022..

Avec Kamilia Kard, ce sont les gestes des participantes et participants qui sont captés pour animer leurs avatars au sein des performances en ligne Dance Dance Dance du corpus Toxic Garden. La beauté de la nature foisonnante des jardins que l’artiste développe au sein du jeu vidéo Roblox n’ayant d’égal que la toxicité des plantes – à l’instar de la ciguë ayant causé la mort de Socrate – qui la compose eu égard aux innombrables empoisonnements qu’elles ont causé depuis la Grèce antique. Mais l’École d’Athènes, où autrefois on discourait, n'est plus. Aujourd’hui, c’est sur les médias sociaux que les débats trop souvent se terminent en invectives.

Je te relaxe en touchant des œuvres

Caroline Delieutraz, Je te relaxe en touchant des œuvres
(en collaboration avec Behind The Moons), 2021.

Caroline Delieutraz, quant à elle, délègue sa performance Je te relaxe en touchant des œuvres à la Youtubeuse BehindTheMoons reconnue pour sa pratique de l’ASMR, l’acronyme anglais pour : “Autonomous Sensory Meridian Response”. Ses œuvres, comme celles de ses amis artistes, n’y sont appréciées que pour les sons à peine audibles qu’elles produisent lorsqu’elles sont manipulées avec une délicatesse extrême. Ce sont par conséquent des œuvres d’art visuel qui participent à produire une création d’art sonore. La séquence vidéo documentant la performance, étrangement, prend véritablement toute sa dimension relaxante lorsque le public équipé d’un casque audio la visionne les yeux fermés.

De l’esthétique des machines

Frame

Nicolas Sassoon, Frame, 2020.

Il y a dans le travail de Nicolas Sassoon une unité de style très marquée. Quand son esthétique fait écho aux limites, en termes de représentation visuelle, qui étaient inhérentes aux micro-ordinateurs des années quatre-vingt. L’usage des trames de demi-teinte, à cette époque, était une nécessité quand aujourd’hui ce même usage immodéré relève d’un choix véritablement affirmé. C’est le traitement, plus que le sujet, qui dans le cas de Frame ou Plant fait l’image, l’œuvre. Au point que, sur le site de l’artiste, sont présentés des motifs ne représentant plus qu’eux-mêmes. Ce qui renvoie à d’autres pratiques résolument rétiniennes, celles d’un art optique, qui n’ont de cesse de réémerger.

I AM NOT A ROBOT

Pascal Dombis, I AM NOT A ROBOT, 2023.

Qui aujourd’hui peut se targuer d’être à même de dissocier en toute situation un humain d’une machine quand c’est à nous de prouver aux robots en ligne que nous n’en sommes pas ? L’installation I AM NOT A ROBOT de Pascal Dombis s’articule autour de tels questionnements. Mais il nous apparaît que la machine, dans ce cas, est affectée par une forme de doute artificiel. Un trouble qu’elle exprime au travers de bugs de différentes natures. Le bug pouvant aussi bien être considéré comme la seule opportunité pour les machines de s’affranchir de tout contrôle. Un tel bug signalerait ainsi le début d’un programme plus que sa fin inopinée. Les fictions, qui toujours précèdent les sciences, regorgent de tel débuts.

HyperChips

Albertine Meunier, HyperChips, 2023.

Ces dernières années ont été marquées par l’accès à toutes et tous de services d’intelligence artificielle dédiés à la création d’image par le texte. Albertine Meunier s’en amuse avec les non-clichés de sa série Hyperchips. Car le principal débat qui émerge de cette récente démocratisation porte sur les droits d’auteur. Or, ses images, au-delà de leur perfectibilité, évoquent toutes l’esthétique du photographe anglais Martin Parr que, pourtant, l’artiste n’évoque pas dans son “prompt”. C’est-à-dire dans le court texte qu’elle saisit inlassablement pour obtenir des images avant de les protéger en NFT, ces titres de propriété d’un nouveau genre.

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