L’imposante exposition BioMedia du ZKM de Karlsruhe dirigé par Peter Weibel questionne les “médias semblables à la vie”. Les installations d’une quinzaine d’artistes exposés en Allemagne sont aussi présentées au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains.
Samuel Bianchini, Snakable, 2020.
Pour organiser cette exposition considérant les comportements organiques de composants technologiques, le directeur du ZKM a collaboré avec les commissaires Sarah Donderer et Daria Mille. Quand nous ne sommes guère surpris avec une telle thématique d’y retrouver une installation de Samuel Bianchini dont on sait l’attachement aux objets à comportements. Snakable se présente sous la forme d’un écran étrangement orienté vers la cimaise qui le supporte et reflète la lumière des images diffusées. Le sujet de l’œuvre est donc ailleurs quand il nous apparaît que le câble qui l’alimente en vidéo, littéralement, se contorsionne comme le ferait un serpent en action. Le comportement de ce câble technique est des plus animal et l’on se plait à l’imaginer lié au message. Comme si le flux informationnel tentait de s’extraire des contraintes de sa diffusion propre en cette époque d’une extrême multiplication des supports numériques.
Christian Mio Loclair, Narciss, 2018.
Les médias et machines sont donc à l’honneur quand l’écran d’un autre dispositif, tout aussi étrange, attire notre attention. Celui de Christian Mio Loclair également présent au Centre des Arts avec Narciss. Il se compose donc aussi d’un écran mais dont le dos encore apparent est équipé d’un ordinateur et d’une caméra se filmant dans le miroir qui lui fait face. Rien, ici, n’est dissimulé, jusqu’au code de l’application d’Intelligence artificielle dont on devine qu’elle analyse la situation. Ce comportement résolument humain renvoie à l’histoire de Narcisse que l’humaniste du Quattrocento Leon Battista Alberti considérait comme « l’inventeur de la peinture ». On pense aussi à TV Buddha (1972) de Nam June Paik où la divinité observe son image sur une télévision en circuit fermé. L’idée de Christian Mio Loclair d’inclure dans la boucle une forme d’intelligence dont on sait pourtant qu’elle est sans conscience est intéressante. Surtout considérant l’effet que cette “énigme” produit sur le public se projetant !
Anna Dumitriu & Alex May, Cyberspecies Proximity, 2019.
Ce sont deux versions différentes de leur création Cyberspecies Proximity qu’Anna Dumitriu & Alex May présentent à BioMedia : un robot à Karlshrue et son double virtuel à Enghien-les-Bains. Mais l’enjeu esthétique reste le même : l’empathie. Car dans les deux cas, le robot humanoïde engage les membres du public avec un langage corporel aussi limité qu’efficace. Équipé d’un capteur de mouvement, il est à même de répondre aux sollicitations en bougeant ses bras. Mais c’est en hochant sensiblement la tête qu’il acquiert un réel supplément d’humanité. Parce que son corps est aussi frêle que ses mouvements sont lents, il ne représente aucune menace contrairement aux robots de l’entreprise Boston Dynamics qui, parfois, nous effrayent avec leurs prouesses technologiques. L’allure, comme la gestualité des robots à usage domestique, est essentielle. Ces deux artistes qui, dans le champ de l’art nous préparent à les accueillir, le savent ô combien.
Fabien Zocco, Spider and I, 2020.
Au ZKM comme au Centre des Arts, les robots se suivent mais ne se ressemblent pas. Pour preuve, celui de Fabien Zocco qui a l’allure d’une araignée dont la taille serait exceptionnellement grande. Celle-ci erre dans la zone de jeu qui lui a été déterminée où son activité nous apparaît quelque peu irrégulière. Ces changements que l’on pourrait attribuer à l’humeur de la machine-animal sont en réalité conséquents à l’état émotionnel de l’humain-artiste équipé d’un bracelet connecté pendant toute la durée de l’exposition. Toute personne portant un tel équipement (bracelet ou montre) alimente sans même le savoir une sorte de double virtuel au royaume des data. Alors que l’artiste français révèle cet autre que son état alimente tout en oubliant vraisemblablement qu’il est ici, dans la sphère de l’art, et ailleurs, dans la vie courante, au même instant. Ce qui renvoie à l’ouvrage de 1993 du performer américain Allan Kaprow : L’art et la vie confondus.
Justine Emard, Supraorganism, 2021.
La question de l’activité est aussi centrale dans l’installation sono lumineuse Supraorganism de Justine Emard. Bien que, dans ce cas, l’activité soit authentiquement animale, en l’occurrence celle des abeilles d’une ruche que l’artiste a participé à traquer par l’image les unes après les autres pour renseigner une application de machine learning et obtenir ainsi des data. Or, c’est avec de telles données qu’elle active en temps-réel les éléments de verre soufflé qui sonnent et s’illuminent par intermittence. Au point que l’on perçoive une musique d’échanges que la lumière magnifie. Car les objets que l’on pourrait envisager tels les instruments autonomes d’un orchestre sans instrumentistes, après lecture du cartel, deviennent à nos oreilles comme à nos yeux autant d’individus d’une communauté à l’intelligence collective. Il y a bien des façons d’envisager ce dispositif dont les reflets, du sol au plafond, suffisent à créer la forme expérimentale d’un cinéma du vivant.
Jake Elwes, CUSP, 2019.
Enfin, il y l’installation vidéo CUSP de Jake Elwes qui est rigoureusement similaire aux deux lieux d’exposition. L’artiste a tout d’abord entrainé un réseau de neurones artificiels à concevoir des oiseaux qui soient à l’image de ceux, innombrables, du jeu de données fourni. La séquence ainsi obtenue est une transition sans début ni fin de représentations vraisemblables d’oiseaux. Mais pour nous la présenter, l’artiste a installé un écran de projection dans une zone marécageuse de l’Essex au Royaume-Uni. C’est ainsi que les simulacres machiniques d’oiseaux côtoient leurs lointains congénères du réel. Nous sommes ici tentés de confronter le vraisemblable au vrai en reconsidérant, en cette ère digitale, tout ce qui est vraisemblable plutôt que vrai. En ce flux incessant du réaménagement permanent des pixels de notre environnement. Et l’artiste de se livrer sur les marais de l’Essex dans le catalogue du Centre des Arts : « J’ai gardé de très bons souvenirs de cette boue noire dans laquelle je me suis vautré-e enfant ».