Une autre perspective

Another perspective

Another perspective, [Senne], Bruxelles, du 20 avril au 7 mai 2023.

Avec les arrivées successives des ordinateurs personnels et de l’Internet, les artistes se sont mis à déconstruire les systèmes de représentation, poursuivant ainsi ce que les peintres cubistes ou abstraits du début du siècle dernier avaient initié. Mais n’avons-nous pas toutes et tous été affectés par ce changement de perspective ? Au point d’entretenir des relations privilégiées avec les œuvres qui sont issues de pratiques numériques. Ajoutons à cela que de telles pratiques ou usages devenus si populaires déplacent les lignes entre artistes et non-artistes. Dans sa version participative, l’Internet illustre parfaitement cette approche résolument collective de la création en cette ère de réappropriation généralisée des contenus que [Senne] Bruxelles met en met en perspective.

De l’histoire de l’art

Versions (OLV02 & OLV06)

Oliver Laric, Versions (OLV02 & OLV06), 2009.

Certains acteurs du monde de l’art ont souvent reproché aux œuvres numériques d’être duplicables à l’infini. Tout en rappelant que nous ne connaissons de la statuaire grecque que les copies romaines, Oliver Laric émet l’hypothèse que les Versions d’une même création n’en perdent pas pour autant toute forme d’aura. Allant même jusqu’à évoquer les mèmes, qui se multiplient sur l’Internet comme autant d’interprétations qui disent notre relation aux images à l’époque de leur extrême reproductibilité. Les sculptures de l’artiste matérialisent sa pensée puisque, si elles sont à la mesure précise d’œuvres originales, elles n’en sont pas moins singulières tant par leurs étranges matériaux que leurs textures ou couleurs.

Paradise

Chiho Aoshima, Paradise, 2001.

L’esthétique de Chiho Aoshima est aussi faite d’emprunts à la peinture traditionnelle comme aux cultures populaires. Ses univers colorés nous apparaissent tels autant de rêveries sans profondeur aucune. Nos regards glissent littéralement à la surface de Paradise. Quand quelques éléments visuels, en périphérie, toujours nous ramènent au visage de cette jeune femme aux yeux ronds. Un personnage récurrent dans les représentations de l’artiste. Il est intéressant de remarquer que ses outils ou procédés techniques sont semblables à ceux utilisés dans l’industrie graphique. Ce qui, du point de vue du rendu, participe à abolir les frontières entre des pratiques qui seraient plus ou moins artistiques et, par extension, à éradiquer toute idée de hiérarchie des genres.

Du collage et de l’appropriation

Tracy (Calvin)

Sara Cwynar, Tracy (Calvin), 2017.

Sara Cwynar ne cache en rien sa formation au graphisme bien qu’elle reconnaisse les contraintes du domaine dont elle s’est extraite en s’orientant vers l’art via la photographie. Dans sa pratique de l’assemblage, elle convoque la science de l’image que l’on nomme l’iconologie – on pense ici à L'Atlas mnémosyne de l'historien d'art Aby Warburg – tout en affirmant son attachement pour les objets que l’on qualifie de kitsch. Pendant des années, l’artiste a photographié son amie Tracy avec des poses similaires mais au sein de décors sans cesse renouvelés. L’accumulation d’objets et d’images à laquelle le modèle est associé ne manque pas d’évoquer cette société du spectacle et de l’abondance qui est nôtre et qui, déjà dans les années soixante-dix, commençait à faire débat.

Orange Pig Hello

Jessica Ciocci, Orange Pig Hello, 2006.

Les créations de Jessica Ciocci sont, quant à elles, à considérer telles autant de portes d’entrée dans une sphère du collectif à l’esthétique de l’excès. Celle-ci compte parmi les membres fondateurs du collectif Paper Rad qui firent grand usage, dans les années deux mille, de couleurs saturées de rouge, de vert et de bleu, en référence aux consoles et écrans de leur enfance. Quant au collage Orange Pig Hello, il est à l’image des émissions des chaines de télévision jeunesse dont les milléniaux étaient spectatrices et spectateurs. Les créations des membres de Paper Rad participent d’une forme de remix sans fin de la culture populaire de leur enfance, comme s’ils la prolongeaient en la déclinant à l’infini.

Am I Evil?

Jacob Ciocci, Am I Evil? (trapped and frozen forever n°3), 2011.

La série Am I Evil? de Jacob Ciocci, autre membre fondateur de Paper Rad, est tout à fait représentative de l’esthétique du collectif associant la pratique du collage à la notion d’excès dans le plan comme dans la durée. Mais aussi, elle met en lumière ces étranges comportements dont le monde regorge et que l’Internet révèle dans sa version participative. Quand le diable, c’est l’autre, c’est-à-dire celui qui est différent. Si singuliers que nous soyons, le village global nous permet de nous reconnaître les uns les autres pour, enfin, nous regrouper. Le célèbre slogan de YouTube, “Broadcast Yourself” agissant ainsi tel un révélateur de lien social pour celles et ceux qui, séparément, ne pouvaient se réclamer d’aucune communauté.

Réactiver l’abstraction

Photoshop CS

Cory Arcangel, Photoshop CS, 2009.

Cory Arcangel a collaboré avec Paper Rad, notamment lorsqu’il pratiquait le hacking créatif de cartouches Nintendo. Il s’est confronté à bien des outils ou services, notamment l’application Photoshop CS pour obtenir des dégradés de couleurs. Sachant que les titres des tirages de cette série sont à considérer comme autant d’algorithmes à suivre à la lettre pour qui souhaite obtenir ces mêmes images ”à la maison”. C’est par conséquent avec le logiciel graphique le plus populaire qu’il permet à toutes et tous d’exécuter des copies en effectuant la suite d’actions d’une extrême banalité : “cliquer”, “glisser”, “relâcher”. Les couleurs sont Pop, mais c’est davantage au Ready Made que l’on pense, considérant que les dégradés étaient bien là dans la version CS de l’application Photoshop, mais qu’il s’agissait de les en libérer pour faire œuvre.

Substrat 14 I

Thomas Ruff, Substrat 14 I, 2003.

Avec l’arrivée du numérique et de l’Internet dans son atelier, Thomas Ruff a pris ses distances avec la prise de vue. Sans pour autant s’éloigner du photographique, mais en l’associant au pictural. Avec Substrat, il se confronte à l’abstraction qui émerge de l’excès d’images colorées qu’il unifie par le flou. Se faisant, il ajoute une forme de profondeur aux images qui fusionnent dans le plan. Avec de telles manipulations visant à déconstruire des images pour n’en obtenir qu’une, il remplace le laboratoire par l’interface avec laquelle il éprouve le matériau-image. Un procédé qu’il répète inlassablement afin de produire autant d’infinies variations. Car s’il est une approche qu’il n’a jamais reniée, c’est bien celle qui consiste à épuiser les sujets par la série.

Éprouver les technologies

Danmatsu Mouse

Exonemo, Danmatsu Mouse, 2007.

Exonemo maltraite des souris d’ordinateur pour en avoir la plus complète des compréhensions, comme le faisait autrefois Nam June Paik avec les écrans à tube cathodique. Le duo va jusqu’à enregistrer les agonies des curseurs de souris en soumettant celles-ci à de petites tortures évoquant les crash tests que font subir les entreprises à leur produits. Sur Internet, la vidéo du duo a rejoint celles des YouTubeurs qui rivalisent de créativité dans la destruction de leurs appareils électroniques, généralement sans affect aucun. Dans le cas de Danmatsu Mouse, ce sont les séquences vidéo des derniers instants d’objets techniques que l’on visualise. Quand les déplacements ultimes de leurs avatars – les curseurs – nous apparaissent comme les expressions de leurs agonies propres.

My%Desktop

JODI, My%Desktop, 2003.

Qui n’a jamais vécu de petites frayeurs avant de s’apercevoir qu’il était trop tard pour annuler une commande allant nécessiter un temps d’exécution inutile ? Ces petites frayeurs, les membre de JODI les coordonnent pendant les performances My%Desktop qu’ils enregistrent, documentant ce que les services informatiques d’entreprises trop bien organisées qualifieraient de mauvaises pratiques. C’est ainsi que les deux artistes tentent de repousser les limites des applications de bureau de leur système d’exploitation – comme avec Mac OS 9 que plus personne n’utilise – et participent à une forme d’archéologie des médias tout en nous livrant ce qui relève de plus en plus de l’intime, c’est-à-dire les bureaux de leurs ordinateurs. Si My%Desktop a d’abord circulé au sein de la communauté numérique de l’art, il n’en est pas moins considéré aujourd’hui tel un chef d’œuvre par le Musée d’Art Moderne de New York qui l’a publié dans la dernière édition de son MoMA Highlights.

Regard caméra

Artist looking at camera

Guthrie Lonergan, Artist looking at camera, 2006.

C’est au regard camera que s’attaque Guthrie Lonergan Mais oublions la connivence que des réalisateurs comme Stanley Kubrick ou Jean-Luc Godard ont su créer entre leurs personnages et le public. Car la séquence Artist looking at camera n’est constituée que d’artistes, ou d’artisans, interprétant leur propre satisfaction d’un travail accompli. Les images fixes ou animées que regroupent les plateformes professionnelles, comme Getty Images, d’où proviennent tous les échantillons se doivent en effet de satisfaire leurs clients, souvent des agences, devant à leur tour satisfaire les leurs désireux de valoriser produits ou services. Le véritable point commun à toutes les séquences qui finissent par n’en faire qu’une réside dans l’absence totale de doute chez les protagonistes !

VVEBCAM

Petra Cortright, VVEBCAM, 2007.

Petra Cortright, quant à elle, ignore sa webcam pour concentrer son attention sur les effets en temps réel que l’application de sa caméra lui propose. Elle a l’allure d’une jeune femme de sa génération, à une différence près, car elle est encore étudiante en art au moment précis de son enregistrement. Avec le temps, cette vidéo est devenue emblématique de la réactivation de l’auto-filmage – pratique initiée à la fin des années soixante par des artistes découvrant le potentiel créatif de l’iconique camera portable Sony Portapak – par des artistes de la génération Y qui ont découvert à leur tour les possibilités créatives de YouTube. Au point que le MoMA a intégré une édition de VVEBCAM dans sa collection.

Une esthétique de l’extraction

MIG 29. Soviet Fighter Plane and Clouds

Cory Arcangel, MIG 29. Soviet Fighter Plane and Clouds, 2005.

A l’époque où il collabore avec Paper Rad, Cory Arcangel déconstruit littéralement des jeux vidéo comme Super Mario, F-1 Race ou MiG-29 de l’éditeur japonais Nintendo. Sa pratique s’articule alors autour de la suppression pour ne préserver que l’essentiel. Dans le cas de MIG 29. Soviet Fighter Plane and Clouds, il ne préserve que quelques images de l’avion et du ciel. Une fois encore, l’œuvre était là, sommeillant, comme le cheval qui attend dans un bloc de marbre que le sculpteur le libère. Ainsi modifié, le jeu reste reconnaissable, bien qu’il ait perdu toute sa jouabilité. Élevé au rang d’œuvre d’art, on le contemple et c’est désormais à nous d’en raconter l’histoire. Quand on ne peut s’empêcher de penser à Roy Lichtenstein ayant lui aussi pratiqué l’extraction de chef-d’œuvres, mais de bandes dessinées.

36 copyrighted Suns / Screengrabs

Penelope Umbrico, 36 copyrighted Suns / Screengrabs, 2009-2012.

C’est sur des plateforme dédiées à la photographie que Penelope Umbrico opère ses prélèvements. Avec 36 copyrighted Suns/Screengrabs, l’artiste nous confronte à de multiples soleils. Se faisant, elle adopte la posture d’une commissaire d’exposition. Et dans ces images, des détails attirent notre attention. Il s’agit des copyrights incrustés dans l’image, comme une tentative désespérée de protéger juridiquement des couchers de soleils qui, avouons-le, se ressemblent tous. Internet est ainsi fait de contenus que l’on voudrait à la fois partager avec le monde entier tout en les préservant pour soi-même. Quand le soleil, en cette époque de privatisation spatiale, est fort heureusement encore considéré tel un bien commun !

La circulation des images

Image objects Friday 7 june 2013 4.23pm

Artie Vierkant, Image objects Friday 7 june 2013 4.23pm, 2013.

C’est paradoxalement en cette époque d’extrême défiance envers les images que nous n’accédons généralement aux situations du réel que grâce à elles. Avec ses Image objects, Artie Vierkant porte une réflexion sur ce paradoxe en altérant les photographies de ses créations exposées avant qu’elles ne soient diffusées. La circulation d’images ainsi retravaillées fait donc partie intégrante de sa démarche artistique. Des prises de vues entre autres altérations et jusqu’à réception du public qui, ne s’étant pas rendu sur le lieu d’exposition, ne sait pas exactement ce qu’il observe. Création artistique et médiatisation en ligne ne font plus qu’un au sein de cette série où espaces, gestes et temporalités s’entremêlent.

Frozen Niki Fragments

Olia Lialina & Dragan Espenschied, Frozen Niki Fragments, 2006-2008.

Commissaires d’exposition ou collectionneurs d’art, nous voulons croire les artistes jusque dans leurs histoires les plus invraisemblables. Comme nous le faisons face aux tirages du corpus Frozen Niki d’Olia Lialina & Dragan Espenschied. Ces mêmes tirages pérennisent le contenu du blog personnel de Nikolaj Osinin qui, à en croire les deux artistes, compte parmi les membres d’un voyage intergalactique en direction des lointaines galaxies des nuages de Magellan. Cryogénisé pour l’occasion, son activité cérébrale est enregistrée par un serveur du cosmodrome de Baïkonour comme son blog en témoigne. N’est-ce pas là une illustration du formidable potentiel des images, tant à circuler qu’à nous faire voyager en cette troisième révolution industrielle que les artistes aux pratiques aventureuses savent si bien documenter.

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