59e Biennale de Venise

Difficile d’avoir un avis tranché sur la biennale tant, à Venise, la proposition artistique est pléthorique. Quand, dans les pavillons nationaux des jardins aux salles de l’Arsenal, des palais de la ville et autres événements collatéraux, des milliers d’œuvres s’offrent à nous.

Dans les Giardini

Desastres

Marco Fusinato, Desastres, 2022.

Un son fortement teinté de rock nous attire irrémédiablement vers le pavillon australien. La “musique de bruit” que Marco Fusinato y performe est tout particulièrement rugueuse. Assis sur un Flight Case, l’artiste performe de dos comme pour s’opposer à la figure du Guitare Hero. Il manipule plus qu’il ne joue des instruments électriques dont les sonorités sont affectées par quelques effets et bouclent avec un mur d’enceintes et amplificateurs aux allures de sculpture. Le niveau sonore élevé décourage une part non négligeable des membres du public, quand d’autres littéralement s’abandonnent. Ajoutons à cela les images qui se succèdent à un rythme effréné sur un grand écran à diodes électroluminescentes. Privé du temps qu’il faudrait pour les assimiler toutes, elles participent à nous inciter au lâcher-prise. L’expérience est des plus sensorielle alors qu’il n’y a aucun doute sur le fait que la moindre de nos cellules est agitée par les vibrations étirées à l’infini de cette installation-performance d’une forme d’art sonore ordinairement rare dans les Giardini de Venise.

Au pavillon central

Canopic Demijhon

Andra Ursuţa, Canopic Demijhon, 2021.

Venise, c’est aussi la parfaite imbrication du marché dans l’institution si l’on considère l’omniprésence de galeries internationales comme celle de David Zwirner représentant notamment Andra Ursuţa. Les neuf sculptures de cette artiste, originaire de Roumanie vivant et travaillant à New York, qui sont présentées au sein du pavillon centrale sont saisissantes d’hybridation. Et cela à de multiples égards. D’un point de vue formel, il s’agit d’assemblages de fragments de corps ayant fusionné avec des objets usuels. Leur procédé de fabrication aussi participe d’une forme d’hybridation de techniques anciennes, comme celle de la cire perdue, à des pratiques plus technologiques tel que le scanning en trois dimensions. Pourtant, de cette série de pièces de verres aux infinies nuances colorées se dégage une profonde unité de style. Le verre en fusion, se refroidissant, semble avoir fixé les réminiscences de rêveries d’artiste pour convoquer ce style d’ornementation à haut potentiel libératoire qu’est le grotesque.

Dans l’Arsenal

Diplomazija Astuta

Arcangelo Sassolino, Diplomazija Astuta, 2022.

Citons, parmi les pavillons nationaux se situant à l’Arsenal, celui de Malte qui, par la puissance de l’installation d’Arcangelo Sassolino ne laisse pas indifférent. Des grilles nous interdisent l’approche de cette œuvre intitulée Diplomazija Astuta placée dans l’obscurité. En fait, elles nous protègent des gouttes de métal en fusion qui, par salves, s’écoulent du plafond. Notre attention est attirée par les sons qu’elles produisent en se refroidissant subrepticement au contact de l’eau de sept conteneurs. Un phénomène probablement banal en sidérurgie mais qui, recontextualisée dans le champ de l’art fascine. Régulièrement, des larmes magmatiques strient verticalement l’espace de l’œuvre jusqu’à ce que la surface de l’eau les révèle. S’enfonçant dans l’obscurité des bacs, elles perdent alors en luminosité pour disparaitre totalement. Le travail de l’acier est une composante essentielle de la révolution industrielle, pourtant, c’est aux forces de la nature que l’on pense. Aux déluges de feux que provoquent les volcans en éruption ou que produisent les météorites entrant dans l’atmosphère terrestre et, surtout, aux puissantes symboliques qui en émergent.

A la Corderie

Logic Paralyzes the Heart

Lynn Hershman Leeson, Logic Paralyzes the Heart, 2021.

C’est à Cecilia Alemani que le commissariat général de cette 59e Biennale de Venise a été confié. Son exposition intitulée The Milk of Dreams se déploie du pavillon principal des Giardini à la Corderie de l’Arsenal. Là où il y a beaucoup plus de femmes artistes qu’il n’y en a jamais eu et où l’on remarque notamment la présence de Lynn Hershman Leeson. Celle-ci ayant reçu cette année une mention spéciale pour son approche, sa carrière durant, des technologies dans l’art et se poursuivant avec l’installation Logic Paralyzes the Heart qui s’articule autour de la figure du Cyborg. Cette idée que la logique propre aux machines pourrait nuire aux sentiments est intéressante. Sachant que la science-fiction est peuplée d’êtres qui, augmentés de quelques technologies ont perdu en humanité ! De l’autre côté de la cimaise, il y a deux tirages de visages que le médium photographique nous incite à considérer comme de véritables êtres de chair. Or il n’en est rien, car ni l’enfant (Missing Child, Cyborg) ni la femme (Missing Person, Cyborg) n’en sont du fait qu’une intelligence artificielle en a calculé les moindres détails. Les êtres qui n’ont pas encore de véritable existence pourraient-ils déjà nous manquer ?

Transmission orale et tuning audio

“U Scantu”: A Disorderly Tale

Elisa Giardina Papa, “U Scantu”: A Disorderly Tale, 2022.

“U Scantu”: A Disorderly Tale d’Elisa Giardina Papa est une installation vidéo tout particulièrement soignée en ce sens que des éléments ont été extirpés de l’image pour scénographier la projection. Alors que la voix off qui l’accompagne témoigne de contes transmis oralement. Dans le cadre, le décor principal est celui de la ville post-moderne de Gibellina Nuova en Scille. Sa monumentalité, ses perspectives, le fait qu’elle soit sans vie aucune, tout évoque le concept de cité idéale que chérissaient autrefois les humanistes italiens. Quand il nous apparait que l’utopie de béton a été réinvestie par un groupe de jeune femme pratiquant le tuning audio sur vélos. Une tendance très localisée évoquant les sound systems des ghettos de Kingston en Jamaïque et dont The Guardian se faisait récemment l’écho. Les multiples collisions esthétiques dans ce film, que l’on pourrait aussi qualifier de Post Internet dans sa forme eu égard à l’usage du cadre dans le cadre, n’aurait vraisemblablement pas déplu au maître italien de l’étrangeté cinématographique : Federico Fellini. Quand ce dernier, à n’en pas douter, se serait aussi inspiré des étranges pratiques que YouTube transmet aujourd’hui comme le font les artistes de la génération d’Elisa Giardina Papa.

De la performance à l’ère digitale

DOKU Digital Descending

LuYang, DOKU - Digital Descending, 2020 - ongoing.

Le film en trois dimensions que présente LuYang à la Corderie de l’Arsenal nous apparaît tel un assemblage de plusieurs niveaux de réalités. Il est de l’ordre de ces rêves à demi-éveillés que l’on fait dans l’avion face à l’écran où les actualités s’enchevêtrent aux fictions. Rien, dans la culture bouddhiste, n’étant véritablement réel, ce qui se situe dans les écrans ne l’est par conséquent ni plus ni moins que ce qui nous entoure. Mais revenons à la création Doku dont la production a réellement commencé dans le studio de Motion Capture ayant numérisé les émotions de l’artiste lui ayant, par la suite, servi à peaufiner son avatar sans genre au sein du moteur de jeu qui n’est autre que son véritable atelier. Sachant que le jeu vidéo est omniprésent dans cette création, tant en termes d’esthétique que de sujet, dans ce qu’il convient de considérer telle une performance. Les décors s’y enchaînent au rythme de musiques électroniques sur lesquelles l’avatar aux divers costumes exécute des danses aux gestualités associant tradition et modernité. La question de l’identité y est centrale, en cette époque où les métavers qui se profilent pourraient enfin nous permettre d’incarner qui bon nous semble et où nous le souhaitons. A moins que nous n’y soyons plus seuls que jamais, ce que suggère la vidéo performance Doku.

Migrations

Migrations

Marguerite Humeau, Migrations, 2022.

Enfin, il y a les sculptures monumentales qui composent l’installation Migrations de l’artiste française, vivant à Londres et représentée par les galeries Clearing et White Cube, Margueritte Humeau. Celle-ci a étudié le design critique et il y a toujours un fait ou une intuition à l’origine de ses créations qui évoluent au fil de ses échanges, notamment avec des scientifiques aux multiples domaines d’expertise. A Venise, leurs formes, textures et couleurs convoquent quelques écosystèmes marins dont elles pourraient avoir été extirpées. Sans que l’on sache s’il s’agit de formes de vie disparues, existantes ou en devenir. A moins que ce ne soit de pures spéculations quand le titre générique, Migrations, leur attribue une forme d’intelligence si ce n’est d’instinct. Quoi qu’il en soit, les créatures dont il est question ici ont en commun d’avoir été figées dans leurs mouvements et d’appartenir apparemment à la même espèce, possiblement en voit d’apparition. Les sculptures de Margueritte Humeau prennent initialement forme par le dessin, mais l’on devine l’usage tant des technologies de modélisation que des techniques d’usinage qui participent grandement de leur esthétique résolument contemporaine.

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