L’exposition IMAGE 3.0 du Cellier de Reims organisée par les commissaires Quentin Bajac et Pascal Beausse résulte d’une commande photographique conjointe au Centre national des arts plastiques et au Jeu de Paume. Les pratiques qui y sont réunies questionnent la représentation autant que le regard en cette ère digitale.
Donatien Auber, La Cybernétique, le vivant et la ville, 2021.
La phrase du cybernéticien Norbert Wiener du début de la séquence en trois dimensions intitulée La Cybernétique, le vivant et la ville de Donatien Auber est d’un relatif pessimisme : « Nous sommes, sans doute, des naufragés sur une planète vouée à la mort » (1952). Sachant que les grandes peurs des XXe et XXIe siècles allant de l’hiver nucléaire à l’effondrement environnemental y sont évoquées au travers des mouvements d’une caméra virtuelle traversant les époques, de la Grèce antique à nos jours. Pourtant, c’est l’extrême créativité technologique que l’artiste célèbre avec cette même séquence que des hélices holographiques augmentent. Comme si les grandes peurs étaient aussi à l’origine des plus belles utopies et que le vivant, plus menacé aujourd’hui que jamais, était le plus parfait modèle pour les technosciences.
Brodbeck & de Barbuat, Les 1000 vies d’Isis, 2021.
La peur, c’est aussi ce qui incite certains enfants à s’inventer des amis imaginaires. C’est précisément ce que Brodbeck & de Barbuat ont fait en calculant Les 1000 vies d’Isis. Une série dont les cadres soulignent l’apparence photographique et où l’on retrouve celle qu’ils ont conçu avant que leurs applications logicielles ne la calculent. Elle évolue en diverses situations nous permettant de mieux la cerner en cette époque où de telles présences se multiplient sur Instagram. Mais l’idée d’inventer des corps que la nature ne saurait créer n’est pas nouvelle considérant ce nu de La Grande Odalisque (1814) de Jean-Auguste-Dominique Ingres. L’artiste n’ayant pas hésité à augmenter le corps de son modèle de quelques vertèbres. A l’inverse, le duo a souhaité qu’Isis soit parfaitement “humaine” pour en dérouler l’histoire au fil de représentations qui n’ont de photographique que la référence.
Philippe Durand, Gour de Tazenat, 2021.
La question du photographique est centrale dans cette exposition du Cellier de Reims. Au point que l’on doute régulièrement de la nature exacte des œuvres, comme c’est le cas de la série d’images de Philippe Durand. Car il y a quelque chose qui accroche le regard sans que l’on sache s’il s’agit des textures ou lumières des pierres émergeant du Gour de Tazenat. Il est intéressant de remarquer que les gours, dans nos régions, sont souvent accompagnés de mythes ou légendes convoquant la magie. Or, les pierres de l’artiste photographe semblent s’extraire de l’eau. Et ce n’est qu’en laissant notre regard explorer les surfaces, que l’on croyait planes, que l’on s’aperçoit du simulacre. Les pierres sont en fait traitées différemment par l’usage d’une technique créée dans un laboratoire de recherche et développement là où, aussi, la magie des technologies opère.
Grégory Chatonsky, Complétion, 2021.
Force est de reconnaître qu’en “sous-traitant” intégralement la création de leurs images à des algorithmes d’intelligence artificielle, et plus précisément des réseaux de neurones artificiels dans le cas de Grégory Chatonsky, les artistes convoquent cette même magie des technologies. Ce dernier ignore lui-même les formes qui vont émerger de tels procédés et la voix de synthèse qu’il a entrainée à les décrire semble elle aussi douter. L’esthétique que l’artiste développe au sein de son installation Complétion est celle de l’incertitude. Personne ne verra l’intégralité des photographies qui défilent sur un écran LED. Quand l’algorithme lui-même ne saurait anticiper les images qu’il produit sur un second écran selon des règles constituant l’essentiel du geste artistique de Grégory Chatonsky à l’origine d’une narration des plus autonome. C’est-à-dire échappant tant au contrôle de l’humain qu’à celui de la machine.
Justine Emard, Neurosynchronia, 2021.
L’expérience commence quand la neige, habitée de seulement quelques trackers, se dissipe et que, passé le temps nécessaire au calibrage de l’appareil dont nous sommes équipés, on se concentre sur des zones de l’image pour naviguer par l’esprit de scènes en scènes. Il n’est plus question ici que d’interaction, mais davantage d’une forme de contrôle ne mobilisant que la pensée. L’attention, qui en ligne est économie, fait ici œuvre. Quand l’immobilité propice à la concentration comme à la contemplation est de rigueur. L’idée que nous puissions agir sur notre environnement par l’esprit sans gesticulation inutile est saisissante. Il y a dans ce voyage intitulé Neurosynchronia que nous propose de vivre Justine Emard quelque chose qui est de l’ordre du chamanisme. Quand, littéralement nous nous téléportons de lieu en lieu dans une relative obscurité qui sert intensément le suspense et renvoie à l’univers des rêves que jamais nous ne parvenons à contrôler.
Raphaël Dallaporta, Volatility Index, 2020.
L’attention est aussi au centre de l’installation Volatility Index de Raphaël Dallaporta. Mais c’est notre propre reflet que nous observons via un miroir associé au dispositif qui la quantifie. Le son de l’appareil, comparable à ceux des caisses enregistreuses de nos supermarchés, attire inévitablement notre attention. Ce qui a pour effet d’interrompre l’expérience. Comme si l’observation du résultat de l’expérience irrémédiablement la faussait. On pense alors aux expériences de laboratoire qui ne supportent pas l’observation pouvant en altérer les mesures. Quant au miroir, il symbolise parfaitement les écrans que, plus on observe plus ils reflètent nos personnalités tout en faisant la fortune des entreprises y déployant des contenus hautement personnalisés. Car si en art le regard fait œuvre, il est aussi au centre de toutes les attentions, bien au-delà de la sphère de l’art.