Surveillé·e·s

Surveillé·e·s
Teresa Dillon, AMHARC, 2018 – John Gerrard’s, Farm (Pryor Creek, Oklahoma) 2015 – Benjamin Gaulon, 2.4Ghz from Surveillance to Broadcast, 2008 – Jim Ricks, Predator (Carpet Bombing), 2016.

L’exposition Surveillé·e·s du Centre Culturel Irlandais questionne la surveillance dans ses formes contemporaines au travers des créations d’une quinzaine d’artistes. Car si l’on pratiquait déjà l’espionnage dans l’Antiquité, les technologies ayant émergé au XXe siècle ont permis, à grande échelle, d’automatiser l’observation des individus et des populations.

A l’entrée de l’exposition, c’est l’installation AMHARC constituée d’un assemblage de caméras de vidéosurveillance reconstituées en carton par l’artiste Teresa Dillon qui nous accueille. Comme dans l’espace public, elles surplombent les quelques pics qui d’ordinaire les protègent du vandalisme comme des activistes. A côté, la projection d’un monochrome bleu comparable aux écrans sans systèmes nous confirme que ces caméras ne nous surveillent aucunement. Bien qu’il y ait fort à parier, en ce lieu mêlant l’art et la diplomatie, que d’autres caméras plus discrètes s’en chargent. Il est intéressant ici de remarquer que, selon les lois en vigueur, les caméras nous surveillant doivent aussi nous être signalées. Ce qui nous renvoie à l’architecture carcérale du panoptique que l’on doit au philosophe Jeremy Bentham. Car, dans ce modèle de prison dont les premières constructions datent de la fin du XVIIIe siècle, c’est le sentiment d’être surveillé qui prédomine. Or, ce sentiment, du simple fait des caméras de vidéosurveillance qui se sont multipliées autour de nous aujourd’hui, est nôtre. Sachant que cette impression d’être observé.e.s en constance ne peut que s’accroître dès lors que les dispositifs de surveillance sont dans l’invisible du dessus des territoires que survolent des engins militaires semblables à celui que représente le tapis de Jim Ricks. Intitulé Predator (Carpet Bombing), il est à l’effigie du plus célèbre des drones américains, le Predator, et a été tissé par une famille afghane qui, possiblement, se savait observée du dessus par un dispositif de l’invisible dont les opérateurs sont distants. 

Les surveillances les plus insidieuses sont aussi celles que nous acceptons en signant les termes et conditions que nous soumettent les entreprises du digital que Google, après IBM puis Apple, symbolisent aujourd’hui parfaitement. Et c’est précisément parce que le géant américain refuse que l’on documente ses data centres que l’artiste John Gerrard a décidé d’en représenter un en trois dimensions. La ferme de serveurs est quelque part en Oklahoma, à Pryor Creek, alors que sa représentation tridimensionnelle est ici, dans l’espace de l’exposition. L’esthétique du rendu en temps réel est celle du jeu vidéo alors que la temporalité est celle, plus cinématographique, d’un traveling infini dans son extrême lenteur. L’étendu de l’infrastructure nous dit la part matérielle que masque le cloud où nos données sont corvéables à merci en cette époque d’une nouvelle ruée vers la data. A l’image, hormis le mouvement sans début ni fin d’une unique caméra, il ne se passe rien. Car rien ne doit filtrer de l’extrême activité intérieure de ces bâtiments sans fenêtre aucune. Si tant est que même la lumière du jour ne peut y accéder.

Mais la surveillance est aussi l’affaire des amateurs sans technicité qui, pourtant, sécurisent leurs commerces ou appartements avec des caméras grand public. Sans omettre les appareils vidéo permettant aux parents de surveiller leurs enfants sommeillant dans une autre pièce. Certains artistes, comme Benjamin Gaulon avec 2.4Ghz from Surveillance to Broadcast, se jouent de leur amateurisme en interceptant depuis la rue les signaux qu’émettent de tels dispositifs. Les notices techniques sont faites pour être lues et l’artiste n’enfreint aucune loi lorsqu’il pratique la surveillance dans l’espace public. Et c’est dans l’exposition que nous considérons une fois encore qu’il est des données personnelles que, peut-être nous ne souhaitons pas diffuser. Même si nous n’avons rien à cacher. Peu importe que nous en ayons connaissance ou pas et que nous participions volontairement ou non aux surveillances qui s’organisent et se développent, il est immanquablement des pans entiers de nos vies que nous souhaitons protéger de tous les regards, ceux des Etats ou des militaires comme ceux des entreprises ou des amateurs éclairés.

Rédigé par Dominique Moulon pour Art Press