Jusqu’ici tout va bien ?

Avec son titre, Jusqu’ici tout va bien ?, l’exposition du Centquatre-Paris programmée dans le cadre de la Biennale des arts numériques Némo nous interpelle tandis que son contenu lui confère la fonction d’une capsule temporelle que l’on n’aurait jamais pris le temps d’ensevelir.

Renaud Auguste-Dormeuil, Spin-off / Jusqu’ici tout va bien, 2017.

Conçue par Gilles Alvarez, fondateur de la Biennale Némo, et José-Manuel Gonnçalves, directeur du Centquatre, cette exposition envisage les possibles futurs que les Archéologies d’un monde numérique (son sous-titre) pourraient un jour révéler. Sous la halle Aubervilliers, le jour du vernissage, le drone de Renaud Auguste-Dormeuil est prêt à décoller. Et l’on devine, à la lecture du message dont il est porteur, « Jusqu’ici tout va bien », le cynisme de l’artiste. Les deux curateurs ont fait leur cette affirmation – que beaucoup d’entre nous interpréterons aujourd’hui telle une forme de provocation –, en l’affublant du point d’interrogation qui sème définitivement le doute.

Justine Emard, Co(AI)xistence, 2017.

Mais alors que pouvons-nous changer de ce monde que les entreprises du numérique prétendent déjà améliorer avec des innovations qui, souvent, nous contraignent en des territoires bien établis ? Si ce n’est remettre de l’humain dans la machine ou, comme le fait Justine Emard, engager le dialogue avec elle. Les artistes, comme le performeur Mirai Moriyama et les scientifiques représentés par le robot Alter ont un égal désir d’aller vers l’autre. A la croisée des deux approches, il y a la performance Co(AI)xistence qui s’articule autour d’une possible relation entre deux formes d’intelligence. Nous avons conçu des machines qui bien souvent nous surpassent. A l’ère de l’intelligence artificielle, ne serait-il pas temps d’envisager autrement notre relation aux objets techniques de notre environnement que nous devons réapprendre à connaître ?

Michele Spanghero, Ad lib, 2013.

L’idée de cette exposition est que les machines, s’autonomisant, nous survivent. Témoin, l’installation Ad lib de Michele Spanghero qui présente un orgue alimenté par un ventilateur artificiel. L’œuvre symbolise aussi parfaitement l’action des objets techniques qui, sans jamais que l’on s’en aperçoive, nous contraignent parfois. Car nous finissons par nous synchroniser au rythme des deux notes se succédant à la fréquence d’une respiration humaine. Se faisant, nous ne faisons plus qu’un avec la machine qui, littéralement, nous assiste. Ce qui, lorsque nous sommes plusieurs dans son territoire, crée une relation invisible entre les spectatrices et spectateurs dont les respirations s’accordent si parfaitement.

Arcangelo Sassolino, Canto V, 2016.

Parmi les installations qui “agissent” sur les êtres ou, même, les objets il y a aussi Canto V d’Arcangelo Sassolino. L’œuvre est tout aussi imposante par sa taille qu’impressionnante par les sons de craquement qu’elle génère. Car, tout au long de l’exposition, un piston industriel ne cesse de tordre un assemblage de planche. C’est un combat qui se donne au Centquatre où les forces nous apparaissent équilibrées. Ce qui instaure une forme de suspense que l’artiste italien affectionne tout particulièrement. Les craquements symbolisant possiblement la souffrance, on se prend à imaginer que c’est le piston qui pourrait rompre dans cette lutte sans merci où s’opposent les sciences de l’ingénieur à celles de la nature.

Fabien Léaustic, La terre est-elle ronde ?, 2019.

Les technologies en action dans cette exposition sont parfois masquées pour accroître le mystère et ouvrir à toutes les interprétations. C’est le cas avec La terre est-elle ronde ?, l’installation de Fabien Léaustic. Ce dernier utilise régulièrement le matériau terre et plus particulièrement la boue de forage. Cette même boue, qui émerge généralement des extractions dont les nuisances écologiques sont connues, le public l’observe, dégoulinant au travers d’un trou béant que l’artiste a découpé à même le mur. Comme pour nous révéler la liquéfaction d’un monde en cette ère que nous qualifions d’Anthropocène.

Maarteen Vanden Eynde, Technofossil (Samsung E570), 2015.

Que restera-t-il de notre bref passage sur cette Terre que nous avons tant modifié à grand renfort de techniques ou technologies en si peu de temps ? Quelques techno-fossiles, comme l’artiste Maarteen Vanden Eynde le suggère. Le clapet du Samsung E570 actuellement présenté au Centquatre plus jamais ne s’ouvrira ni ne se fermera car il a été sculpté à même la terre rare dont on extrait ordinairement les matériaux qui composent nos smartphones. Des terres rares qui, en République Démocratique du Congo, ont déjà coûté tant de vies. C’est ainsi que dans cette exposition chaque installation ou objet est porteur d’histoires où les techniques et technologies sont parfois reléguées à l’état de sujets, ou même de prétextes, qui nous incitent à reconsidérer nos modes d’existence.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress