Au bout de mes rêves

C’est à l’occasion de lille3000 et dans la continuité d’un cycle d’expositions dédiées aux grandes collections que le Tripostal présente Au bout de mes rêves. La détermination dont il est ici question est celle du collectionneur Walter Vanhaerents qui, basé à Bruxelles et accompagné depuis quelque temps par ses enfants Els et Joost, soutient l’art contemporain à l’international avec une collection initiée dans les années 70. Plus de 75 œuvres aux propos et aux formes les plus diversifiés ponctuent un parcours s’étendant sur les trois niveaux du Tripostal de Lille.

Tomás Saraceno, Hybrid solitary semi-social instrument, 2015.

Dès l’entrée, nous sommes saisis par la monumentalité d’une installation de Tomás Saraceno qui est aussi présent avec une autre pièce de l’intime, où trois araignées ont tissé en quelques semaines des toiles qui fusionnent. Cette expression du vivant est à la jonction du biologique et des mathématiques, comme à celle des actions individuelles et collaboratives. Sans omettre la théâtralité qu’insuffle l’éclairage du maillage des arachnides.

Ivan Navarro, Untitled (Twin Towers), 2011.

La lumière est aussi l’une des composantes essentielles des sculptures de l’infini d’Ivan Navarro à l’instar de celle évoquant en creux les Twin Towers de New York. En observer les structures internes revient à se perdre aux tréfonds de leurs géométries, comme si le plancher s’était instantanément creusé au moment même du dépôt au sol des deux modules.

Bruce Nauman, Diver, 1988.

Au premier étage, il est une autre pièce lumineuse de Bruce Nauman que l’on pourrait qualifier d’historique puisque datant de 1988. Intitulée Diver, elle représente en silhouettes de néons deux des états d’un corps masculin durant sa chute. Quand le vide est un appel auquel mieux vaut résister, mais dont l’art permet de faire l’expérience de pensée.

Yoshitomo Nara, Pilgrims, 2000.

Le commissariat d’exposition, effectué en collaboration avec Caroline David, s’articule ponctuellement autour de problématiques ou tendances. C’est le cas dans une salle regroupant les créations de plusieurs artistes du mouvement japonais Superflat fondé par Takashi Murakami. Parmi celles-ci, deux installations de Yoshitomo Nara rassemblant des têtes d’enfants idéalisées aux yeux fermés convoquant l’insouciance et le rêve. Des états qu’il nous faudrait préserver nos vies durant.

AES+F, The Feast of Trimalchio, 2009.

La vidéo n’est pas en reste considérant l’installation monumentale The Feast of Trimalchio du collectif AES+F où l’insouciance d’une jeunesse dorée n’est troublée que par l’ennui. Les codes visuels sont ceux de l’industrie du luxe en publicité tandis que la temporalité aux multiples ralentis est davantage cinématographique et que la mise en scène est au service d’une société du spectacle permanent. La symphonie N° 7 de Beethoven n’y ajoutant que davantage de grandiloquence.

Fredrik Tjaerandsen, Blue Crescent, 2023.

Enfin, entre art et mode, il y a la tenue gonflable de l’artiste émergent Fredrik Tjaerandsen qui placerait quiconque la portant au sein de sa propre bulle spatiale. Parfaite métaphore de l’individualisme généré par les médias sociaux. Quand l’art a aussi la vertu de nous extraire des bulles filtrantes qui déterminent nos certitudes.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Je est un autre ? (1)

C’est en 1871 qu’Arthur Rimbaud affirme « Je est un autre ». En ajoutant un point d’interrogation à cette affirmation, José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris, et Gilles Alvarez, directeur artistique de la Biennale Némo, soulignent l’extrême variabilité de nos personnalités en cette ère numérique. L’inauguration de l’exposition Je est un autre ? au Centquatre-Paris initie la 5e édition de Némo, Biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France.

Maxime Houot (Collectif Coin), Ataraxie, 2023.

L’ouverture de la Biennale Némo au Centquatre est marquée par des performances dont Ataraxie de Maxime Houot (Collectif Coin), terme grec signifiant “absence de trouble”. Force est de reconnaître que cette installation nous captive au point de faire le vide dans nos esprits. Finissant par englober nos corps entiers de ses lasers rouges, elle nous dit la filiation entre les pratiques cinétiques de la lumière et les arts numériques où le contrôle est un sujet. De ses bras mécaniques soumis à l’algorithme qui les chorégraphie, Ataraxie évoque les chorus line du Broadway des années 1920/1930 quand les gestes des danseuses étaient assujettis aux choix des chorégraphes. L’installation-performance de Maxime Houot s’articule autour de la même idée, mais dans la profondeur de la scène. Quand la machine a davantage le droit à l’erreur bien qu’elle ne s’en use point, elle se contente de vider nos esprits pour les emplir d’un je ne sais quoi qui résume parfaitement cet art intemporel de la perception.

Marco Brambilla, Heaven’s Gate, 2021.

L’exposition Je est un autre ? regroupant les œuvres d’une vingtaine d’artistes se situe essentiellement au sein des ateliers qui entourent la halle Aubervilliers accueillant elle aussi quelques créations. L’installation vidéo Heaven’s Gate de Marco Brambilla, ayant les allures d’un retable, est un hommage au cinéma hollywoodien. Où lentement défile devant nos yeux une image évoquant l’esthétique dominante de l’excès qui est celle de l’internet. La composition est résolument symétrique, comme c’est la règle en peinture lorsqu’il s’agit de retables. Ce qui a pour effet de renvoyer systématiquement notre regard vers le centre du cadre, la place ordinairement réservée aux stars. Là où l’on reconnait les rôles si bien incarnés qui ont ponctué nos vies de cinéphiles. Sans omettre la musique qui participe grandement de l’envoutement dans lequel l’œuvre nous place. Chacune, chacun y verra sa version du ballet des fragments de sa propre vie.

Robbie Cooper, Immersion, 2008.

L’industrie du jeu vidéo n’est pas en reste, notamment au début du parcours savamment orchestré de l’atelier 4. On y fait face aux adolescentes et adolescents qui s’adonnent à leurs jeux préférés. Le cadre vidéo d’Immersion de Robbie Cooper est serré. Il ne laisse aucun échappatoires aux gamers qui, de toute façon, ont totalement oublié la caméra dès le début de la partie qui se joue. La palette de leurs états est large, allant de l’engagement le plus entier à la totale désinvolture, plus rare. Les émotions se suivent, de la détermination jusqu’à la cruauté, de la satisfaction à la jouissance, sans omettre la déception quand c’est le monde entier qui vacille, jusqu’à la partie suivante. Avec pour seul point commun à tous ces états émotionnels : une extrême concentration à faire pâlir tous les éditeurs de contenus qui se partagent nos bandes passantes pour consommer nos temps de cerveaux.

Ariane Loze, If you didn’t choose A, you will probably choose B, 2022.

De son côté, Ariane Loze se met en scène dans un Paris déserté en incarnant les différents personnages du film If you didn’t choose A, you will probably choose B. A l’écran, ni téléphone ni oreillettes, tout y est joué selon les notifications qui rythment les déambulations du personnage principal. Des notifications semblables à celles qui sans cesse nous interrompent, mais qui ne sont que la partie visible de ce qui se trame autour de nos données personnelles car nous ne lisons jamais les termes et conditions associés à leur utilisation – au royaume des data brokers, là où les plus insignifiants de nos swipes sont susceptibles de renseigner des algorithmes d’intelligence artificielle. Aucun auteur de science-fiction du XXe siècle n’aurait pu imaginer l’extrême omniprésence d’une IA si délicatement intrusive. Une donnée nous concernant n’ayant en soit guère de valeur, c’est leur recoupement qui interroge. Une pratique qui, quant à elle, a été scénarisée bien avant les médias sociaux, dans le film Brazil (1985) de Terry Gilliam.

Collectif Obvious, Le Temple d’Artémis à Éphèse 1.1, 2022.

Enfin, il y a les peintures du collectif Obvious connu pour son usage artistique de l’intelligence artificielle générative s’articulant autour de la formule qui orne leurs toiles. Il y a Le Phare d’Alexandrie et Le Temple d’Artémis à Ephèse, deux des Sept Merveilles du monde. La machine a donc été au service de l’humain, qui l’a programmée pour générer des images selon des textes anciens, afin qu’un humain exécute des peintures à l’huile selon l’esthétique préalablement envisagée par la machine. S’en est fini de la dichotomie visant à nous séparer des programmes qui nous prolongent désormais en tout, pour le meilleur comme pour le pire. Aussi, nous nous devons, plus que jamais, d’encadrer de telles collaborations. Pour que l’expérience soit complète, il convient d’observer les animations qui augmentent ces deux merveilles du monde au travers de l’application de réalité augmentée Artivive. Ces animations sont semblables à celles qui se poursuivent en ligne sur la plateforme NFT Superare. C’est là l’une des réussites de cette exposition à l’étonnante unité style : parvenir à mêler les formes esthétiques les plus diverses.

Article rédigé par Dominique Moulon