Dialogues autour de l’obsession

L’exposition Dialogues autour de l’obsession de l’Avant Galerie Vossen croise les regards de quatre artistes de différentes générations avec des séries d’œuvres aux divers supports ou médias mais convoquant toutes la frénésie.

Vue de l’exposition Dialogues autour de l’obsession, 2021.

Les petites obsessions qui nous agitent souvent se terrent dans l’invisible quand l’art, parfois, les magnifie. Car l’obsession, chez le commun des mortels et selon les psychanalystes, est source de souffrances que l’on ne s’explique pas toujours. Alors que chez les artistes qui savent ô combien l’exprimer, elle est centrale à bien des esthétiques. L’approche sérielle d’un sujet, quel qu’il soit, permet d’en éprouver les limites. Et que dire du monochrome en peinture qui renvoie à une quête des plus obsessionnelles, celle du sublime. Avec la machine dont nous apprécions tout particulièrement la capacité à répéter inlassablement des tâches, l’obsession serait davantage la norme. Pour exemple, les intelligences artificielles qui ne reconnaissent avec brio que ce que nous leur avons appris à reconnaître, au point même de se fourvoyer dans leurs quêtes tout aussi obsessionnelles. Enfin, il y a les algorithmes des médias sociaux qui ne nous donnent à voir que ce qu’ils considèrent que nous attendons au risque de transformer nos sujets de recherche en autant de petites obsessions.

Geneviève Asse

Geneviève Asse, Rhuys VI, 1989.

S’il était un bleu Asse, ce serait la somme de tous les ciels, toutes les mers, et par tous les temps ou selon toutes les lumières. C’est-à-dire un assemblage de bleus diversement teintés d’une infinité de nuances de gris. Au début, dans la peinture de Geneviève Asse, il y avait des objets qui, au fil du temps, se sont estompés pour véritablement disparaître à la fin des années cinquante. Sans toutefois qu’il ne s’agisse de monochromes totalement abstraits car il est toujours quelques lignes qui, structurant l’espace, maintiennent ses compositions quant au réel. Chacune et chacun y voyant horizontalement un horizon ou, plus fréquemment, la verticale d’un mur, d’une fenêtre ou de toute autre forme de séparation délimitant d’imperceptibles variations. Avec, parfois, quelques touches de rouge, comme des aspérités surgissant d’aplats de silences. Beaucoup y reconnaîtront une quête, quelque peu obsessionnelle comme il se doit, d’un sublime dont on ne peut approcher que par approximations tout au long d’une carrière. Et peu importe la taille, de la miniature au grand format, la quête est toujours la même. Jusque dans ses carnets, l’artiste répète inlassablement les mêmes gestes sans changer de médium, la peinture à l’huile, ni de lieu, l’atelier. Pour qu’enfin, dans bien des musées d’art moderne, de Paris à New York, des publics s’abandonnent aux tableaux de Geneviève Asse dont le sujet n’est autre que la peinture elle-même. Une peinture aux étendues apaisantes que des détails révèlent.

Sam Szafran

Sam Szafran, Sans titre (Choux), 1962.

A la fin des années cinquante, Sam Szafran abandonne la peinture à l’huile pour le dessin pastel au point d’en accumuler dans son atelier les teintes en innombrables bâtonnets des sœurs Roché à Paris. Son sujet à cette l’époque ? Le chou, qu’il aborde en série comme pour en éprouver les formes au sein de multiples situations. Il le représente seul ou en groupe, fermé ou ouvert, sous des lumières du soir comme du matin. Et en accentue les nervures en déposant toujours plus de pigment. Il n’y a strictement aucun décor, rien ne pouvant distraire l’artiste de son obsession : comprendre le végétal au travers d’une plante. Il opérera de la sorte avec d’autres, notamment le Philodendron. Allant du sec au mouillé, Sam Szafran a aussi travaillé la peinture aquarelle, pratique toute aussi technique que le dessin pastel auquel il l’a souvent associé. Son autre sujet, c’est l’escalier qu’il aborde tout aussi méthodiquement, tel un espace mental ne desservant que lui-même. L’escalier, en architecture, est un objet complexe que l’artiste complexifie encore davantage au point que, même dans le plan, nous en éprouvons des sensations de vertige. Et si ses cadrages sont résolument photographiques – lorsqu’ils ne sont pas cinématographiques –, il nous apparaît que les marches s’émancipent des règles de la perspective pour, littéralement, s’esquiver du regard en fuyant bien au-delà du tableau. De la nervure du chou à la marche d’escalier il y a chez Sam Szafran comme un cheminement par le détail pour constituer un tout en plis, déplis et replis.

Caroline Delieutraz

Caroline Delieutraz, Seizure (Série Pandinus Dictator), 2016.

Tout, actuellement, commence, se poursuit ou termine sur les réseaux sociaux que nous consommons sans modération. C’est au travers d’une page Facebook que plus d’une centaine de scorpions, interceptés par les services de douane à l’aéroport de Roissy en 2015, devaient être vendus à des collectionneurs américains de “nouveaux animaux de compagnie”. De cette étrange collection, l’artiste Caroline Delieutraz fait série en en photographiant la plupart, les uns après les autres. Les arachnides appartiennent à l’espèce rare, donc protégée, des Pandinus Dictator. En leur associant des diagrammes de compétences semblables à ceux des cartes de collection, elle les singularise davantage autant qu’elle en renforce symboliquement la nature collectionnable. Les réseaux sociaux délimitent aussi le territoire où les trolls tentent de déstabiliser les communautés qu’ils infiltrent anonymement. Caroline Delieutraz en a rencontré un en 2016. Considérant la figure du troll comme incarnant celle du mal qui ronge l’Internet depuis qu’il est participatif, elle confectionne des masques convoquant l’horreur pour l’incarner dans son installation When We Were Trolls (WWWT) de 2019. Le venin du troll, c’est son outrance obsessionnelle, sa carapace : l’anonymat qui le protège. Quant à l’Internet, c’est encore le lieu de toutes les libertés, mais aussi celui de toutes les transgressions. Là où nos petites obsessions nous définissent tellement mieux que nos profils bien policés.

Grégory Chatonsky

Grégory Chatonsky, Ilots, 2020.

Avec Grégory Chatonsky, l’intelligence des machines intègre les processus de création autant qu’elle est l’objet des œuvres. Pour sa série Organismes initiée en 2017, il a alimenté un réseau de neurones artificiels avec des modèles en trois dimensions d’organismes vivants afin qu’il en génère d’autres. De telles sculptures ainsi prototypées ont des allures de fossiles d’espèces inconnues. Comme si l’artiste avait révélé les restes de ce qui n’a jamais existé. Son véritable sujet, c’est l’imagination artificielle des algorithmes qui, ayant appris à voir tels des apprentis, se mettent à produire frénétiquement de nouvelles formes stimulant l’imagination des spectatrices et spectateurs. Avec les Ilots, de 2020, ses réseaux récursifs de neurones créent des paysages qui sont plausibles. Bien que l’on ne sache plus, dans le détail, ce que l’on observe tant le minéral et le végétal paraissent fusionnés. Les carrés de monde, que la machine littéralement calcule selon des règles établies par l’artiste, sont à envisager tels autant de collages de fragments de mémoires que l’on ne saurait qualifier de souvenirs. Pourtant, ces échantillons de mondes possibles convoquent nos propres histoires. Car s’il est une obsession que nous partageons avec les machines, c’est bien celle d’imaginer quand on ne reconnaît pas ou plus. Considérant le rêve telle une pratique aussi inconsciente qu’approximative du collage, ce sont des songes ou approximations de réel que Grégory Chatonsky obtient de ses réseaux de neurones.

Article rédigé par Dominique Moulon