Ivan Navarro

Plus d’une vingtaine d’installations d’Ivan Navarro illuminent les anciennes écuries du Centquatre Paris. Elles séduisent la rétine, questionnent l’entendement et sont porteuses de messages à l’instar des enseignes lumineuses dans l’espace public.

Ivan Navarro, Murio la verdad, 2014. Courtesy Galerie Templon.

Ivan Navarro se souvient, lorsqu’il était enfant à Santiago du Chili, de la terreur entretenue par la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Intitulée Homeless Lamp, the Juicer Succer, l’une de ses performances new-yorkaises du milieu des années deux-mille évoque cette époque particulière des années soixante-dix et quatre-vingt où les gens se branchaient sur le réseau public d’électricité – comme les plus pauvres le font encore. Cette installation mobile à l’assemblage de tubes fluorescents blancs représentant un caddy de supermarché est assez emblématique de ce que l’artiste produira par la suite en dessinant des sculptures avec la lumière comme matériau. Mais c’est aussi par son usage immodéré des miroirs et miroirs sans tain que Ivan Navarro s’est fait connaître à l’international avec des œuvres inspirées tant par l’art minimal américain – qui le fascine à son arrivé aux États-Unis dans les années quatre-vingt-dix – que par l’art optique auquel il rend hommage avec Murio la verdad de 2014. Car les enfilades à l’infini de carrés de lumières colorées renvoient aux pratiques radicales de Josef Albers, étudiant au Bauhaus avant d’y enseigner et de devenir l’un des fondateurs de l’art optique.

Ivan Navarro, Sentinel (Rouge), 2010. Courtesy Galerie Templon.

L’installation lumineuse Sentinel (Rouge), utilisant des matériaux similaires, prend l’allure d’une porte créant l’illusion parfaite d’un couloir qui semble s’étendre bien au-delà du mur la soutenant. Le couloir infini est un non-lieu symbolisant parfaitement le pouvoir au travers des monuments où il s’exerce. Et c’est en alignant treize de ces couloirs vers l’ailleurs – en référence à une œuvre des années soixante d’Ellsworth Kelly (Spectrum) – que Ivan Navarro représente le Chili à la Biennale de Venise en 2009. Le titre de l’installation, Death Row (2006), incite à y voir autre chose qu’un spectre de couleurs, comme c’est souvent le cas avec cet artiste. De l’Arsenal de Venise au Centquatre Paris, on retrouve la sculpture Bed. Le lit, c’est l’horizontalité par excellence, même si Robert Rauschenberg en accrocha un au mur dans les années cinquante. Mais celui de Ivan Navarro creuse virtuellement le sol de l’espace d’exposition qui l’accueille. Et les lettres B, E et D qui composent le mot BED semblent se répéter à l’infini. Le fait qu’elles soient symétriques dans leur verticalité renforce l’effet d’optique puisque seules des moitiés de caractères sont là sous nos yeux pour littéralement se déplier dans la profondeur, tout du moins en apparence. Avec de telles sculptures procédant d’un art de l’illusion et convoquant la pratique de la perspective, il y a toujours un moment où le public, saisit d’un doute, observe les zones qui les relient aux sols ou murs des espaces d’exposition. Quant au rapport que l’artiste chilien entretient aux caractères autant qu’aux mots, il propulse certaines de ses créations dans le domaine de la poésie visuelle.

Ivan Navarro, Street Lamp (Yellow Bench), 2012. Courtesy Galerie Templon.

Considérant Street Lamp (Yellow Bench), Ivan Navarro renoue avec l’esthétique de ses premières pièces, comme Homeless Lamp, the Juicer Succer, en sculptant cette fois un banc ayant la fonction d’éclairer l’espace public. L’œuvre est saisissante d’efficacité poétique. Car c’est une forme que nous identifions immédiatement toutes et tous, sans jamais l’avoir imaginée si délicatement sculptée par la lumière d’une fin d’après-midi d’automne. Son immatérialité soudaine lui confère une fragilité extrême au point que jamais on n’oserait s’assoir sur ce qui semble avoir été extirpé d’un monde merveilleux. Un monde de l’enfance auquel, adulte, on se raccroche encore. Il en va de même pour cette Emergency Ladder (2018) dont la lumière rouge irradie la forme en nous disant l’urgence. Quand l’échelle, se faisant “sociale”, illustre parfaitement les rêves de mondes meilleurs des derniers arrivants, de Staten Island à l’île de Lampedusa. C’est ainsi que les sculptures lumineuses de cet artiste ayant vécu l’exil sont porteuses de messages mettant l’espoir en perspective.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Jan Robert Leegte

L’installation vidéo immersive Performing a Landscape de l’artiste néerlandais Jan Robert Leegte est celle d’une « nature reconfigurée » qui n’est autre que la thématique principale de l’exposition temporaire du Centre des Arts d’Enghien-les-Bains.

Jan Robert Leegte, Performing a Landscape, 2020.
Courtesy Upstream Gallery, Amsterdam, Nederland.

La création Performing a Landscape de Jan Robert Leegte reconfigure l’espace qui l’accueille. Au point que pénétrer à l’intérieur revient à se sentir immédiatement transporté en l’ailleurs d’une nature luxuriante que les éléments activent. On pense alors au tableau La Tempête de Giorgione que bien des historiens de la Renaissance italienne ont considéré comme le premier véritable paysage. Mais celui de l’artiste néerlandais nous apparaît plus vrai encore que nature eu égard aux mouvements qui en agitent la moindre des particules. A la lecture du cartel, on apprend qu’il s’agit d’une simulation obtenue par l’usage de technologies ordinairement dédiées à la production de jeux vidéo hyperréalistes. Pourtant, ne faudrait-il pas parler ici d’une forme d’hyperréalité que le théoricien français Jean Baudrillard définissait en 1981 comme « la simulation de quelque chose qui n’a jamais réellement existé » ? Car le paysage qui, littéralement, performe tout autour de nous a été inventé de toute pièce. On imagine aisément l’artiste concevant dans ses moindres détails l’univers auquel il donne progressivement forme en assemblant les éléments de bibliothèques d’objets en trois dimensions et de comportements interactifs. Jan Robert Leegte a joué avec précision comme on manipule une manette, affinant au travers de curseurs essences d’arbres et autres typologies de nuages. Allant jusqu’au plaisir démiurgique d’activer un vent qui n’a plus rien de virtuel au regard de la façon dont il affecte troncs, branches, feuilles et brindilles.

Jan Robert Leegte, Performing a Landscape, 2020.
Courtesy Upstream Gallery, Amsterdam, Nederland.

Dans Performing a Landscape, il y a l’idée que l’on peut agir sur notre environnement en paramétrant des applications. Tout bien considéré, ce que font les urbanistes en artificialisant les sols qu’ils végétaliseront un jour, selon la tendance du moment. Par conséquent, ce qui est en jeu dans l’installation dont il est ici question, c’est la décision de créer un univers, comme enfant on décide de décorer sa chambre. A ce propos, l’image vidéo projetée du paysage de Jan Robert Leegte recouvre parfaitement les murs comme le ferait un papier peint. Sur les surfaces projetées sont accrochés des écrans comme s’accumulent les fenêtres au-dessus des images de fond des bureaux de nos ordinateurs.

Dans les croyances ou récits, la tempête est fréquemment associée à la colère divine. Aujourd’hui, on attribue les phénomènes météorologiques extrêmes aux dérèglements climatiques. L’inondation, figurée par l’un des écrans de Performing a Landscape, compte parmi les quelques scénarios catastrophes auxquels se préparent les métropoles côtières partout dans le monde. Les ruines à demi-immergées caressées par les vagues – sur un autre écran car l’installation est composée de neuf canaux vidéo – nous projettent, quant à elles, dans l’après d’une civilisation qui a cru pouvoir contrôler la nature sans se soucier des conséquences. Mais l’émergence de civilisations façonnant le monde n’est-elle pas essentiellement affaire de croyance ? Même si les jeux vidéo de simulation divine ou “God Games” ont remplacé les grands récits.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.