Un souffle d’éternité

Michele Spanghero, Ad lib., 2020, courtesy galerie Alberta Pane.

La durée de vie moyenne s’allongeant, c’est plus que jamais la fin qui nous préoccupe. Avec, d’une part les Etats qui légifèrent sur la fin de vie, et d’autre part les porte-paroles de la pensée transhumaniste nous promettant l’éternité. Il est bien ici question du plus grand des tabous de l’humanité : la mort. Ou comment l’offrir à celles et ceux qui l’attendent ardemment quand on conçoit, enfin, la possibilité de l’éradiquer. Mais à quel prix ? Les scientifiques ayant pour habitude d’agiter le monde des idées, à l’instar de Michele Spanghero, il revient aux artistes de donner forme à cette problématique sociétale. En 2010, c’est dans un tel contexte que ce dernier a eu l’intuition d’une œuvre qu’il s’est empressé de documenter dans son carnet de croquis, comme pour ne pas la perdre. Son idée, pour le moins inattendue, est d’alimenter un assemblage de tuyaux d’orgue avec un respirateur artificiel. L’orgue étant aussi essentiel à la musique sacrée que le respirateur l’est en milieu hospitalier, ce sont bien deux points de vue sur l’éternité qui coexistent dans la création de la première installation sonore Ad lib de 2013. Depuis, l’artiste italien a créé d’autres versions – dont deux sont actuellement présentées à la galerie Alberta Pane – comme le font les ingénieurs entre autres luthiers.

Ad lib. renvoie à l’expression latine Ad libitum qui signifie littéralement « à satiété ». Une annotation que les compositrices et compositeurs ajoutent à leurs partitions pour donner aux interprètes la possibilité de répéter des phrases musicales autant que bon leur semble. Ici, ce qui est en jeu, c’est la décision de poursuivre ou d’interrompre comme dans les débats d’éthique considérant ce que l’on nomme « obstination déraisonnable ». Les formes des sculptures sonores de Michele Spanghero sont tout aussi harmonieuses que les notes qu’elles répètent simultanément jusqu’à pleine satisfaction du public. Les différentes versions d’Ad lib ont également en commun d’être rythmées sur la respiration humaine. Inexorablement, elles finissent par nous entraîner dans un souffle commun. Spectatrices et spectateurs d’une telle sculpture à vent accordent leur respiration dans l’expérience inconsciente qu’ils font collectivement de ce qui est aussi un instrument. En ralentissant quelque peu nos rythmes biologiques, cette sculpture-instrument à la croisée des arts visuels et de ceux du spectacle, littéralement, nous apaise au point même de nous rassurer. S’il est une période où nous avons collectivement besoin d’être apaisés, rassurés, c’est bien celle de cette pandémie qui, toutes et tous, nous affecte diversement. Et l’on se souvient qu’au printemps 2020, bon nombre d’entreprises ont interrompu temporairement leurs productions habituelles pour concevoir les respirateurs artificiels qui manquaient alors cruellement dans les services de réanimation de nos hôpitaux. L’appareil d’assistance respiratoire, subitement, cristallisa l’attachement viscéral que nous portons à la vie. Notre expérience individuelle ou collective d’Ad lib., en ce monde d’après qui se profile, en est renforcée. La sculpture-instrument à l’unique partition qui se révéla à l’artiste italien bien avant cette pandémie est aujourd’hui plus contemporaine encore. Hier on observait d’abord des tuyaux d’orgues dont les sons convoquent le sacré, aujourd’hui on se focalise sur les respirateurs artificiels qui ont préservé tant de vies. Quand, d’un tel assemblage dans la sphère de l’art – dont on sait plus que jamais à quel point il nous est essentiel – émerge un souffle d’éternité qui nous projette bien au-delà des débats politiques et crises sanitaires agitant notre société.

Article rédigé par Dominique Moulon

Shinseungback Kimyonghun

En cette époque d’amélioration singulière de la vision des machines, le duo d’artistes coréens Shinseungback Kimyonghun met la perception visuelle en perspective avec sa série Flowers.

Shinseungback Kimyonghun, Flowers, 2016-2017.

S’il est un combat que les humains ont définitivement perdu contre les machines, c’est bien celui de la vitesse. Comme celle du défilement de produits manufacturés que nos regards ébahis ne peuvent plus suivre sur des tapis roulants. Il a donc fallu doter les machines d’une forme de vision leur permettant, par exemple, d’éradiquer toute non-conformité. On parle de vision industrielle quand Google l’interface avec toutes les images du monde via un service qui intrigue tant les artistes que les programmeurs. Nommé Cloud Vision, celui-ci est accessible à toutes et tous. Prenez n’importe quelle image, et l’interface vous dira ce qu’il “perçoit” avec un pourcentage de certitude : ici un cerf à 92%, là une pomme à 96%, même de la joie sur un visage. On pourrait passer des heures à ce jeu des devinettes… Shin Seung Back et Kim Yong Hun, eux, y ont passé des jours pour faire œuvre. Ils ont commencé par collecter des visuels de fleurs en ligne en vérifiant que l’application en reconnaissait les traits avec une relative certitude. Puis, ils ont tenté de créer de l’incertitude en déstructurant les images de façon à ce que des humains n’y voient plus que des abstractions évoquant possiblement le printemps, eu égard aux tons pastel dominants. De leur côté, les algorithmes de l’application persistaient à les qualifier de fleurs.

Shinseungback Kimyonghun, Flowers, 2016-2017.

Visuellement, nous sommes face à des chorégraphies de formes et de couleurs marquant régulièrement des poses correspondant aux abstractions que la machine continue obstinément à admettre comme des fleurs. Que nous dit cette persistance non-rétinienne à l’heure où la vision des caméras de vidéosurveillances de nos espaces urbains s’autonomise ? Si ce n’est que les machines, après qu’on leur ait transmis tous nos savoirs, s’émancipent de nos modes de perception. Rien d’effrayant tant qu’il s’agit de représentations de fleurs. Si tant est qu’elles aient été fleurs considérant l’enseignement de René Magritte et de son « Ceci n’est pas… » . Mais qu’en sera-t-il quand nous ne pourrons plus nous jouer des caméras qui constamment nous observent ? Et que nos sourires forcés dans un monde dénué d’opacité ne parviendront plus à masquer la moindre mélancolie pourtant si chère aux poètes.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Sabrina Ratté

Initialement créée pour le festival Hors Pistes du mois de février dernier au Centre Pompidou, l’installation Floralia de Sabrina Ratté est actuellement présentée dans une version adaptée à la galerie Charlot pour son exposition collective Origin’Elle.

Sabrina Ratté, Floralia, 2021, courtesy Galerie Charlot.

Dans sa version originelle, les quatre écrans qui composent Floralia de Sabrina Ratté se fondent dans le décor floral d’une image imprimée en grande taille. Ambiance résolument muséale où la nature qui fait œuvre apparaît magnifiée tel un bien précieux. Les écrans vidéo ont des allures de dioramas dont les vitrines protègeraient des écosystèmes que l’on identifie donc comme tout particulièrement fragiles. Quant au titre de l’installation, Floralia, il renvoie aux jeux floraux ou floralies que la Rome Antique organisait pour célébrer les fleurs et le printemps au travers de la déesse Flore qui les incarnait. Mais il y a quelque chose, dans l’affichage des images que recèlent les écrans, un je ne sais quoi qui trahit l’absence de ce qui n’est pas là en réalité. Comme un bug que des développeurs auraient omis de corriger avant de quitter les lieux. Quand, au fil du déroulement des séquences, ces fragments reconstitués de natures se disloquent telles autant de visualisations scientifiques présentant à la fois l’extérieur et l’intérieur. L’aspect didactique de telles animations renforce l’idée que l’artiste Sabrina Ratté, avec une telle œuvre, nous propulse dans un futur possible dont on voudrait toutefois rester éloigné. Un futur où la nature, reléguée au musée, ne serait glorifiée que suite à sa disparition. Quand les troncs ou souches, roses et lilas, se reforment enfin comme pour souligner le cycle des saisons. Au climax des dislocations, on décèle le temps d’une incertitude comme si l’interface doutait de sa capacité à reconstruire l’image, la scène. Une angoisse qui pourrait être la nôtre si nous ne parvenions pas à réparer le monde.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Anna Ridler

S’il est des sujets qui traversent l’histoire de l’art, la fleur en fait partie. De la peinture flamande à l’impressionnisme, d’Andy Warhol à Anna Ridler présentée actuellement à l’Avant Galerie Vossen dans une exposition de groupe associant notamment la tulipe au bitcoin.

Anna Ridler, Myriad (Tulips), 2018.

La fermeture des musées et centres d’art a propulsé le public dans les galeries qui n’ont jamais connu autant de visites. Dans un même temps, la crise sanitaire a aussi profité aux plateformes de vente en ligne dont celles dédiées au crypto art. Une nouvelle tendance de l’art qui caractérise les échanges entre artistes et collectionneurs plus que les œuvres elles-mêmes, essentiellement des images fixes, en mouvement ou virtuelles. Sécurisées grâce aux technologies de stockage de la blockchain, les transactions se font en cryptomonnaies, dont le bitcoin. Notons que de telles cryptodevises battent actuellement des records. Sur YouTube, les séquences montrant ces collectionneurs d’un nouveau genre présentant leurs acquisitions se multiplient. Généralement, les valeurs d’achat et de vente priment sur les critères esthétiques. Ce qui n’est pas véritablement nouveau, considérant la quantité d’œuvres qui sommeillent dans des coffres. Aussi, force est de reconnaître que le crypto art a aujourd’hui le mérite de ne pas priver le public des créations, celles-ci demeurant accessibles en ligne.

Avec son exposition De la tulipe à la crypto marguerite, l’Avant Galerie Vossen traite des relations entre la sphère de l’art et celle de la finance. Plusieurs créations, dont Mosaic Virus, d’Anna Ridler illustrent parfaitement de telles connivences. Le simple fait que l’artiste anglaise se soit focalisé sur la tulipe suffit à convoquer la peinture flamande du XVIIe siècle. Cette fleur évoque aussi l’histoire des bourses de valeur en référence à la tulipomanie de la même époque. Ainsi le titre de l’installation Mosaic Virus désigne le potyvirus qui marbre les pétales affectés. Au XVIIe siècle, cette singularité augmentait la valeur des tulipes dont le cours variait en conséquence, causant la richesse ou la ruine de nombreux spéculateurs. De la tulipe au bitcoin, les fortunes se font donc aussi vite qu’elles se défont. C’est la raison pour laquelle Anna Ridler a littéralement connecté ses fleurs aux fluctuations de la cryptomonnaie. Car il s’agit en réalité de représentations de fleurs qui n’ont pas de véritable existence, mais qu’une intelligence artificielle – ou plus exactement des réseaux adverses génératifs – ont préalablement calculé.

Anna Ridler, Mosaic Virus, 2018.

Anna Ridler a commencé par photographier 10 000 tulipes en annotant tous ses clichés. Ainsi est née l’installation photographique Myriad (Tulips) qui lui a fourni le jeu de données avec lequel elle a alimenté les algorithmes de l’installation vidéo Mosaic Virus. En collectant ainsi des myriades de fleurs pour qu’une machine en calcule davantage encore, l’artiste procède d’une forme d’intelligence que l’on devrait qualifier de collaborative plutôt qu’artificielle. Le fait que ces tulipes virtuelles issues d’une collaboration avec les algorithmes soient représentées sur fond noir renvoie inévitablement à la peinture flamande du XVIIe siècle où les tulipes aux pétales marbrées étaient très largement représentées dans des compositions florales magnifiant l’éphémère. Dans Mosaic Virus, les stries des pétales illustrent les fluctuations du bitcoin que personne ne saurait prédire, ni humain ni machine.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.