Au-delà du réel ?

La biennale Némo qui s’étend dans toute l’Île-de-France vient d’être inaugurée au Centquatre Paris avec l’exposition Au-delà du réel ? L’occasion pour ses deux commissaires, Gilles Alvarez et José-Manuel Gonçalvès, de “révéler l’invisible” au travers de propositions entre arts, sciences et technologies.

Stéphane Bissières, Effet de champ, 2021.

L’analyse minutieuse d’objets, quelle que soit leur nature, induit que l’on s’intéresse aussi à leur part d’invisible. La contemplation de l’installation Effet de Champ (2021) de Stéphane Bissières nous y incite vivement tant la magie opère. Le ballet ininterrompu de matières noires en mouvement contenues dans des flacons n’est autre que l’accomplissement des forces de l’invisible qui les animent. L’alignement des conteneurs évoque les chorégraphies en ligne de chorus alors que l’extrême vivacité des fluides convoque le surnaturel. Sans avoir le temps de saisir les signes se succédant à vive allure, il apparaît cependant qu’il s’agit de phrases musicales ne s’adressant qu’au regard.

Emmanuel Van der Auwera, VideoSculpture XX (Le sixième sens du monde), 2020.

Dans l’atelier 4 de l’établissement public, il y a cette autre installation qui questionne la relation de l’invisible au visible intitulée VideoSculpture XX (2020) d’Emmanuel Van der Auwera. L’artiste belge diffuse des images thermiques que nous ne pouvons observer qu’au travers de plaques translucides disposées dans l’espace de l’explosion. Il est intéressant de remarquer ici que les caméras autorisant de telles captures permettent notamment de déceler des corps dans l’obscurité. Or c’est dans la blancheur d’écrans vidéo apparemment sans contenus que l’artiste belge les immerge pour que le public, selon son point de vue, les extrait à nouveau de l’invisible. Dans un tel va-et-vient, des images qui révèlent s’affranchissent du regard pour s’offrir à nouveau.

Forensic Architecture, The Beirut Port Explosion, 2020.

Un atelier entier est dédié aux investigations par l’image de Forensic Architecture. Quatre cas, dont l’explosion du port de Beyrouth ayant fait plus de deux cents victimes, y sont présentés. Les expertes et experts de cette agence de recherche basée à Londres se concentrent sur les faits d’événements dans leur moindre détail ayant fait l’actualité à l’international. Lorsqu’elles sont superposées aux reconstructions de scènes en trois dimensions du port de Beyrouth, les images fixes ou en mouvement captées sur l’accident industriel du 4 août 2020 sont accablantes pour les autorités portuaires ayant laissé s’entasser tant de produits dangereux, inflammables ou instables. En faisant s’exprimer les images bien au-delà du visible, les membres de Forensic Architecture participent ainsi aux débats publics à une époque où l’art est indissociable de la société dont il émerge en en révélant ses dérives.

David Munoz et Camille Sauer, Cosa Mentale – 45.3081, 6.7253 / Hyperobjet, 2021.

Une autre installation interroge l’image, ou plus particulièrement le regard. Datant de 2021, Cosa Mentale – 45.3081, 6.7253 / Hyperobjet a été conçue par David Munoz et Camille Sauer. Les coordonnées géographiques annoncées sont celle du glacier du Génépy que David Munoz a photographié pour rentre compte de sa disparition annoncée. Mais il a aussi confié des données à une application pour qu’elle calcule d’autres paysages de montagne tout aussi plausibles. Mêlant ses clichés photographiques aux images génératives de sa machine, c’est notre croyance en ce qui est ou n’est pas qu’il sollicite. En convoquant Léonard de Vinci qui voyait en la peinture une affaire mentale, il se refuse à dissocier ce que son regard a sélectionné sur site de ce que son esprit a paramétré dans son atelier.

Donatien Aubert, Les jardins cybernétiques, Disparues (bouquet), 2020.

La disparition est au centre de bien des créations de cette exposition du Centquatre. Pour autre exemple : la sculpture Disparues (bouquet) de Donatien Aubert qui compte parmi les diverses composantes de sa série Les jardins cybernétiques de 2020. Pendant les deux siècles de révolutions industrielles se succédant, bien des espèces végétales ont disparu à jamais de la surface de la Terre, et bien souvent dans l’indifférence générale. Aussi, non sans une certaine nostalgie, l’artiste en a sélectionnées cinq pour dresser un bouquet dont la blancheur extrême trahit l’absence totale de vie. Cet assemblage de regrets est présenté au sein d’un cube vitrine sur son socle, comme on le fait pour préserver les reliques de temps révolus.

Alexandra Daisy Ginsberg, The Substitute, 2019.

Enfin, il y a l’installation vidéo The Substitute (2019) d’Alexandra Daisy Ginsberg. On découvre un rhinocéros dont nous savons toutes les espèces menacées. Mais celui-ci est contextualisé au sein du cube virtuel d’un blanc immaculé ce qui, déjà, lui confère une allure muséale. Au début de ce que l’on considère être une animation, la bête est constituée d’épais pixels que l’on devrait alors qualifier de voxels. La résolution, en s’affinant, donne à l’animal une relative présence avant qu’il ne s’évanouisse en un fragment de seconde. Soudain, quelque chose nous manque en ce white cube déserté qui persiste. Quand, on veut le croire, il est encore temps d’interrompre les disparitions annoncées de tant d’espèces végétales et animales qui, si on n’y prend pas garde, mèneront à notre propre fin.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.