Le New Technological Art Award est une exposition qui présente notamment les œuvres lauréates du prix éponyme. Placée cette année sous le commissariat deThierry Dufrêne, elle se déroule à Gand au Zebrastraat de la Fondation Liedts-Meesen et tisse des liens entre le surréalisme et l’intelligence artificielle.
Obvious, The Anger Falls Silent, 2024.
Le titre de cet événement biennal, “L’intelligence, c’est automatique !”, encourage aux associations telle qu’entre les œuvres d’IA générative du collectif Obvious et les dessins automatiques d’André Masson (1896-1987) où, dans les deux cas, les processus créatifs échappent à la conscience et à la volonté des artistes. Le tirage The Anger Falls Silent de la série Imagine du trio français est issu d’une collaboration avec l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière usant du procédé Mind-to-Image. « Imagine », c’est ce que nous demandons ordinairement aux IA, mais ici le langage est éradiqué pour que l’activité cérébrale fasse œuvre. L’entrainement du modèle d’IA par les artistes joue alors un rôle essentiel dans le contexte de son émergence.
Thomas Marcusson, Al Ball, 2024.
Au plus proche des peintures d’André Masson, il y a les sculptures de Pol Bury (1922-2005) dont les billes d’acier ou de bois en mouvement ne manquent pas d’exciter notre curiosité. Leur relative lenteur fait écho à celle des billes de l’installation Al Ball du Suédois Thomas Marcusson qui oscillent entre deux cartes électroniques. Ces dernières calculent les équations mathématiques des composants qui leur font face avant de pouvoir leur renvoyer les billes. Une rivalité computationnelle qui n’est pas sans évoquer le fonctionnement des réseaux antagonistes génératifs tout particulièrement appréciés par les artistes.
Piotr Kowalski & Sliders_lab, Flèche du temps, 1990-2024.
De son côté, le duo français Sliders_lab de Frédéric Curien et Jean-Marie Dallet a choisi de réactiver le dispositif Flèche du temps de Piotr Kowalski (1927-2004). Se faisant, ils l’ont fait évoluer dans le respect de son schéma originel mais sans rien perdre ni de sa prise en considération du présent ni de son extrême fluidité de l’instant. L’installation semble ainsi avoir voyagé dans le temps, comme pour valider des postulats historiques avec des moyens contemporains. Et c’est heureux car l’œuvre serait difficilement présentable dans sa version aux multiples tubes cathodiques de 1990. Pourtant elle est là, ici et maintenant, comme elle a été pensée et en cohérence avec notre époque d’hyper connectivité.
Verena Bachl & Karsten Schuh, What is for Sure, 2024.
A quelques pas de cette réactivation, il y a une autre pièce dont la forme oscille aussi entre deux siècles : le précédent, quand les œuvres de néon se sont imposées dans l’art, et le nôtre, où l’IA prédomine. Intitulée What is for Sure par les Allemandes Verena Bachl et Karsten Schuh, elle a l’élégance d’une pièce lumineuse de Dan Flavin. Mais c’est parce qu’elle est contrôlée dans ses moindres nuances qu’elle réactive des ciels préalablement capturés qu’une IA a fusionné pour qu’ils n’en fassent qu’un seul, tout particulièrement insaisissable dans son étirement.
Stéphanie Roland, Missing People, 2024.
Enfin, il y a cette autre installation lumineuse, Missing People, de Stéphanie Roland. Elle est résolument participative puisque c’est le public qui, avec une lampe, l’active pour révéler les imaginaires artificiels de personnes disparues. C’est ainsi que, littéralement, nous libérons des images préalablement encapsulées au sein de plaques de verre n’ayant de transparence que l’apparence. Un encouragement à scruter les œuvres de cette exposition Intelligence, it’s automatic ! sous tous les points de vue pour en saisir toutes les nuances.
Entretien donné par l’artiste contemporain Michelangelo Penso au critique d’art Dominique Moulon à l’occasion de l’exposition Nano Particles Genesis à la galerie parisienne Alberta Pane du 1er février au 29 mars 2025.
Dominique Moulon : La dualité n’est-elle pas l’une des notions clés de votre travail si l’on considère, par exemple, les matériaux que vous sélectionnez pour leurs propriétés soit d’absorption, soit à l’inverse de diffusion ?
Michelangelo Penso : Oui, la dualité peut être envisagée comme une notion clé dans mon travail, surtout lorsque l’on examine les propriétés des matériaux, qui absorbent et renvoient les vibrations. Dans ce contexte, la dualité n’est pas seulement un concept physique, mais est aussi un principe esthétique et symbolique qui peut être exploré à travers le choix des matières, qui répondent différemment à des stimuli externes tels que les vibrations, les mouvements, ou bien l’interaction entre le spectateur et l’œuvre. Dans mes œuvres, la dualité est aussi un moyen d’explorer et de communiquer des concepts complexes liés à la recherche scientifique. Les vibrations, tant en termes d’absorption que de diffusion, peuvent devenir des outils à travers lesquels l’œuvre construit un récit sensoriel impliquant la perception, la transformation et l’interaction, entre la matière et l’espace.
D.M. : Que vous inspire le fait que vos créations sonores et interactives placées dans l’espace public soient perçues par toutes et tous, bien que peu d’entre les passantes et passants les identifient comme œuvres ?
M.P. : L’idée que mes créations interactives puissent être vues et appréciées par tous, même si peu de gens les reconnaissent comme des œuvres, est une réflexion fascinante sur le rôle de l’art dans la vie quotidienne. Ce qui m’inspire, c’est le concept d’ « art invisible » ou d’« art submergé », qui parvient néanmoins à susciter des émotions, à stimuler la réflexion ou simplement à interrompre le flux de la vie quotidienne. La perception de l’œuvre d’art devient ainsi une expérience plus personnelle, une rencontre fortuite qui peut laisser des traces, sans avoir besoin d’être formellement identifiée comme œuvre. L’art n’a pas besoin d’être quelque chose de visible ou de défini ; il peut se manifester dans les gestes, les émotions ou dans les liens qui s’établissent entre les personnes et leur environnement. Les œuvres qui envahissent les espaces publics sans s’imposer comme des objets offrent une forme d’implication plus subtile, comme si elles faisaient partie intégrante du contexte social et urbain. Elles donnent envie de s’arrêter, nous invitent à réfléchir, et peut-être, à reconnaître quelque chose d’extraordinaire dans le banal. La beauté réside précisément dans le fait que l’art peut transcender sa forme reconnue et faire partie de la vie quotidienne, devenant ainsi une expérience qui va au-delà de la perception visuelle, et atteignant quelque chose de plus profond. Il est essentiel de donner vie à l’œuvre. Les créations vivent une vie indépendante qui leur est propre, en lien avec les spectateurs qui influent sur elles, consciemment ou non.
D.M. : Que recherchez-vous chez les scientifiques, bien au-delà des données qu’ils vous confient, pour activer certaines de vos pièces sonores, dans leur approche de phénomènes supposés ?
M.P. : Je m’inspire beaucoup de l’approche des scientifiques, qui allie curiosité et rigueur. Ils ont la capacité à rester ouverts à de nouvelles possibilités, sans renoncer à la prudence critique nécessaire. Après tout, la science n’est pas seulement une question de chiffres, mais plutôt de leur interprétation. C’est pourquoi je m’intéresse particulièrement à la manière dont les scientifiques gèrent l’incertitude, la complexité et l’émerveillement du monde qui les entoure, en cherchant des réponses qui ne sont pas seulement faciles, mais qui peuvent enrichir la façon dont nous percevons la réalité. Leur imagination est aussi importante que leur logique. Je cherche également leur ratification légitime, afin de ne pas produire des œuvres qui soient de prétendues interprétations sans fondements, ou qui se développent dans ce territoire didactique qui n’appartient pas au domaine de l’art.
D.M. : La notion commune à l’essentiel de votre travail, dans la durée, n’est-elle pas de l’ordre de l’invisible, ou de l’inaudible, que vous traquez pour le révéler, tout en renouvelant vos “expériences” ?
M.P. : Oui, tout à fait. La notion centrale de mon travail tourne autour de l’idée de l’ordre de l’invisible ou de l’inaudible, cette fine couche de réalité qui, bien que présente, échappe à la perception immédiate. J’essaie de la révéler, de la rendre tangible à travers les pièces que je crée, qui sont souvent interactives, où le public est appelé non seulement à regarder, mais à entrer en relation avec son environnement, à activer de nouveaux sens, de nouveaux modes de perception. Au fil du temps, ces « expériences » ne sont pas statiques, mais évoluent et se renouvellent, précisément parce que l’objectif n’est pas seulement de révéler quelque chose de caché, mais aussi d’offrir une expérience qui change la personne qui interagit avec elle. En ce sens, l’invisible et l’inaudible sont des concepts fluides d’une dimension esthétique ou sonore, mais qui touchent des aspects plus profonds de notre perception du monde qui nous entoure. Chacune de mes interventions vise à faire percevoir ces dimensions cachées, en restituant une vision plus riche et plus sensorielle de la réalité. En fin de compte, il s’agit d’un voyage de découverte où l’art n’est pas seulement un objet, mais un processus qui stimule l’écoute, l’observation et la réflexion, invitant les gens à « sentir » ce qui leur échappe habituellement.
Michelangelo Penso, Biomarkers688, 2025.
D.M. : L’élégance des formes que vous obtenez n’est-elle pas renforcée par le fait qu’il s’agit de matériaux que vous extirpez de l’industrie, les libérant ainsi de leurs usages qui relevaient de la contrainte ?
M.P. : Oui, l’utilisation de matériaux industriels est un moyen qui me permet de représenter avec force et efficacité les territoires de recherche scientifique les plus avancés. Ce processus de « déconnexion » des contextes productifs et fonctionnels permet aux matériaux d’acquérir une nouvelle vie, un espace dans lequel leur potentiel esthétique n’est plus limité par leur fonction pratique. En ce sens, travailler avec ces matériaux n’est pas seulement un acte de création esthétique, mais aussi une forme de libération. La transformation d’objets industriels en œuvres d’art devient un moyen de renouer avec leur beauté intrinsèque, souvent négligée dans leur contexte d’origine. En supprimant la contrainte d’utilisation imposée par l’industrie, ces matériaux deviennent plus fluides, plus ouverts à de nouvelles interprétations et significations. L’élégance qui s’en dégage ne dépend pas seulement des formes que je crée, mais aussi de cet acte de « déconnexion » qui permet au matériau d’exprimer une dimension différente, plus abstraite et, en même temps, plus universelle. D’une certaine manière, l’industrie elle-même, avec son esthétique fonctionnelle et utilitaire, devient une partie intégrante de ma recherche, puisque c’est précisément dans l’acte de libération de ces matériaux qu’émerge une nouvelle dimension esthétique et émotionnelle, qui va conceptuellement de pair avec la recherche scientifique.
D.M. : Est-ce pour nous encourager à une forme d’introspection que vous représentez les micromouvements qui, à l’échelle manométrique, agissent dans sur nos corps en échappant à nos consciences ?
M.P. : Oui, en partie. La représentation des micromouvements qui agissent au niveau manométrique, comme dans l’installation Magnetic nanoparticules Genesis, et qui échappent souvent à notre perception, est justement destinée à stimuler une forme d’introspection. C’est un encouragement à l’attention et à la prise de conscience qui peut être valable dans n’importe quel domaine. Ces mouvements, bien qu’invisibles et imperceptibles dans la vie quotidienne, sont fondamentaux pour notre existence et notre équilibre physique et émotionnel. Leur représentation n’est pas tant une invitation à « découvrir » ces mouvements, mais plutôt à réfléchir à la manière dont le corps et l’esprit sont imbriqués dans un jeu continu d’impulsions et de sensations qui échappent souvent à notre attention consciente. Ce processus peut favoriser une meilleure connaissance de soi, de ces signaux imperceptibles qui influencent notre humeur, notre perception et notre comportement. L’art, dans ce cas, devient un outil pour ralentir le temps, inviter l’observateur à « sentir » ce qui est habituellement ignoré, stimuler une réflexion sur notre condition physique et mentale, et ouvrir la voie à une compréhension plus profonde et plus sensorielle de la réalité que nous vivons.
D.M. : Que dire de la multitude des temporalités dans vos créations qui, tantôt rejouent des expériences de laboratoire dans l’espace de la galerie, tantôt s’activent ici et maintenant dans l’espace public ?
M.P. : La multitude de temporalités dans mes créations reflète une tension entre ce qui est visible maintenant, et ce qui reste caché ou potentiel. L’aspect intéressant de ces œuvres, qui racontent parfois des recherches scientifiques en s’activant dans l’espace public, est qu’elles jouent avec différentes manières de percevoir le temps : d’un temps scientifique et mesurable, à un temps sensoriel et fluide, qui peut être vécu différemment en fonction de l’interaction du public. Dans mon travail, j’ai toujours envisagé la possibilité d’une expansion à la fois des formes des volumes et du concept invisible que l’œuvre communique. Par conséquent, l’œuvre doit impliquer l’espace et les spectateurs, sans limites ni frontières, en s’adaptant à de multiples environnements. Dans l’espace de la galerie, les œuvres dérivées de la recherche scientifique proposent un temps qui devient souvent une sorte d’« expérience contrôlée » : le spectateur est invité à observer les processus en cours, comme s’il faisait lui-même partie de l’expérience. La temporalité prend un caractère suspendu et devient répétition, analyse, réflexion. Dans l’espace public, en revanche, le temps est plus vivant, immédiat, lié à l’ici et au maintenant. Les œuvres qui sont activées dans un contexte public sont plus dynamiques, changeantes, liées à des interactions en temps réel. La temporalité, dans ce cas, est plus fluide et imprévisible : elle dépend des actions des passants, des circonstances du moment, des émotions qui naissent de la rencontre entre l’œuvre et le spectateur. Le temps devient partagé, collectif et, d’une certaine manière, « contextualisé » par le lieu où l’œuvre est placée. Dans les deux cas, mon intention n’est pas seulement de jouer avec la perception du temps, mais aussi de mettre en évidence le lien entre les différents rythmes de la vie : la précision et le contrôle de la science versus l’élasticité et l’immédiateté de la vie quotidienne. Ces deux sphères temporelles apparemment séparées se rencontrent et se croisent, créant une sorte de « tension » qui nous invite à réfléchir sur la nature même du temps, sur la manière dont nous le vivons et au fait qu’en fin de compte, il est toujours relatif à notre expérience et à notre contexte.
D.M. : Votre atelier de Porto Marghera est le lieu de l’assemblage de vos créations. Mais quel est le lieu, ou moment, de l’émergence de vos idées ? Et en est-il une actuellement dont vous pressentez qu’elle pourrait faire œuvre prochainement ?
M.P. : Le lieu où les idées prennent forme peut être très différent d’un atelier. Personnellement, je perçois l’émergence d’une idée comme quelque chose qui surgit dans n’importe quel contexte : en marchant, en écoutant une conversation, en lisant, ou simplement lorsque je suis plongé dans un moment de réflexion. Les idées ne sont jamais liées à un seul espace physique, mais plutôt à un état mental d’ouverture et de curiosité ; l’atelier reste l’endroit où les rendre tangibles. Concernant une nouvelle idée d’œuvre, je pourrais te dire que les intuitions prennent souvent du temps pour mûrir. J’aime suivre des pistes subtiles et observer comment elles évoluent. Je ne peux pas dire que j’ai un projet déjà prêt à être révélé, mais il y a certainement des concepts en développement qui pourraient se traduire par quelque chose de concret très bientôt. La clé est d’être patient et ouvert aux signes et aux opportunités, qui surgissent souvent aussi lors de rencontres professionnelles et personnelles, ou bien comme pendant une interview !