La photographie est née d’une invention, avant que de multiples innovations n’en écrivent l’histoire. Aujourd’hui, le photographique est un registre aux appareils se multipliant, au point parfois d’être remplacé par des appareillages aux innombrables interfaces. C’est ainsi que nous pouvons, toutes et tous, créer des images de “type” photographique si tant est que l’on soit à même d’en faire les descriptions textuelles. Les mots qui, en art, sont venus renforcer les images, se font alors interfaces entre humains et algorithmes pour en obtenir de nouvelles. Les années 2022-2023 resteront comme celles où les intelligences artificielles ont agité notre société tout entière. Rien de véritablement nouveau pourtant quant à la vérité en photographie. Quand la démocratisation des IA génératives renvoie à une innovation majeure de l’histoire de la photographie : la pellicule. Le slogan de Kodak de 1888, « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste », s’est mué en « Cliquez sur le bouton “Générer”, nous calculons le reste ». Une fois encore, force est de reconnaître que nous n’en sommes pas pour autant devenus toutes et tous des photographes.
Mais alors qu’est-ce qui fait œuvre dans les séries “Generated / AI” de Lionel Bayol-Thémines ? Tout d’abord, il y a le genre que ce dernier a tenté d’épuiser, celui de la photographie scientifique que pratiquent les non-artistes que sont les chercheuses et chercheurs pour valider leurs théories avec des images qui finissent par intégrer les collections de musées des sciences ou d’art. Lionel Bayol-Thémines a réitéré la même expérience des milliers de fois à quelques détails linguistiques près, une répétition qui convoque les savoir-faire artistiques. Mais surtout, il a édité la myriade d’images de son corpus art et science pour n’en préserver que les plus impactantes, comme le font les photographes, ce qu’il a été, et il est important de le rappeler. Le résultat est saisissant : des séries s’inscrivant dans un imaginaire scientifique où la beauté magnifie des phénomènes que l’on ne saurait interpréter. Quand l’imagination artificielle fait place à celle des spectatrices et spectateurs pour qui ces images d’un nouveau genre semblent pourtant si familières. Des images dont le propos textuel a été ciselé par la répétition pour que le regard affiné de l’artiste nous en présente la quintessence.
C’est dans le cadre de la Biennale de Venise que Bernar Venet présente des œuvres historiques à la Biblioteca Nazionale Marciana. Dans le même temps, sa fondation réouvre au public à l’occasion de son dixième anniversaire pour une nouvelle saison estivale, entre autres actualités à Saint-Denis, Arles, en Turquie et Chine.
C’est avec une œuvre conceptuelle que l’exposition Bernar Venet – 1961… Looking Forward de la Biblioteca Nazionale Marciana commence. Datant de 1961 et intitulée Gravier Goudron, cette installation sonore est composée d’une brouette et du magnétophone avec lequel l’artiste a enregistré le son de la roue au contact des granulats semblables à ceux de cette performance reconstituée. Pas véritablement musical, le son n’a pas non plus été composé. Bernar Venet l’a anticipé en acceptant le résultat granulaire qui a échappé à son contrôle. Jusqu’à présent, l’essentiel de son œuvre a consisté à déplacer les lignes entre détermination et indétermination. Il en est ainsi pour le Tas de charbon qu’il a aussi reconstitué à Venise dans une taille différente de celle de l’original de 1963, eu égard à la fragilité des œuvres environnantes du Titien, de Tintoret ou de Véronèse. A chaque réactivation de ce qu’il convient encore de qualifier de performance, l’œuvre se métamorphose selon la configuration des lieux. On pourrait donc aussi la considérer générative tant elle s’émancipe des règles préétablies par l’artiste. Ajoutons que la rugosité du charbon rompt avec la tendance minimaliste de l’art avec laquelle il a tant dialogué.
Ce qui saisit immédiatement dans les gigantesques parcs de sa Fondation, au Muy, c’est la monumentalité de ses œuvres. Tout comme celle des sculptures de ses amis car l’artiste est aussi collectionneur. On y découvre ses créations en acier Corten que la rouille permet de dater, orange pour les plus récentes, plus sombres pour les plus anciennes. Elles sont issues de différentes séries : Points, Lignes, Lignes indéterminées, Angles, Arcs et Effondrements. Bernar Venet a une relation des plus physique avec les matériaux de ses œuvres dont les titres sont strictement descriptifs, entre mathématique et géométrie, littéralement algorithmique. Les Points ont l’allure de sections de colonnes dont l’érosion aurait altéré les cannelures évoquant des troncs d’arbres qui, pétrifiés, seraient là pour l’éternité.
Les Lignes qui s’élancent vers le ciel nous apparaissent d’une légèreté pourtant incompatible avec le matériau qui les compose.
Quant aux Lignes Indéterminées, elles résultent de combats que l’artiste a menés avec elles à haute température en aciérie.
Et il y a les Arcs ou les Angles qui sont posés ici et là, en groupe, comme autant de collaborations avec les lois de la physique dont la gravité est la principale alliée. Nombre de ces installations se terminent en Effondrements, quand l’artiste, usant d’engins de chantier, en fait basculer une composante pour que les autres, en cascade, réorganisent l’ensemble. L’aléatoire devient alors la règle qui prime sur le contrôle de l’artiste, premier spectateur de telles sculptures se réalisant à grand fracas dans l’extrême violence d’un instant qui fait immédiatement place à la contemplation.
Cette année, c’est Jérôme Sans qui propose une exposition monographique au sein de l’espace de la galerie. Il se souvient avoir été hébergé à New York par Bernar Venet tout comme ce dernier l’avait été auparavant par Arman dès son arrivée aux Etats-Unis. Le commissaire a choisi Stefan Brüggemann dont l’exposition Inside Out est annoncée par une porte miroitante dès l’arrivée dans un des parcs de sculptures. Il s’agit d’une entrée qui s’ouvre sur l’espace extérieur au sein duquel elle est présentée. Au-delà de cette incongruité, l’extrême perfection de son revêtement en miroir l’intègre parfaitement à l’environnement qu’elle reflète si magnifiquement. Elle convoque ainsi le surréalisme dont la Belgique fête le centième anniversaire, un pays qui a su accueillir l’Arc Majeur, sur l’autoroute E411, l’une des œuvres emblématiques de Bernar Venet. Et force est de reconnaître que s’il est un sentiment qui l’emporte au Muy, c’est celui de l’étonnement face à tant créations qui, chacune, s’émancipent diversement du réel.
Il y a aussi l’usine où l’œuvre de Bernar Venet se poursuit, sans omettre les appartements qui ordinairement ne se visitent pas, mais où ses pièces côtoient celles d’artistes majeurs des XXe et XXIe siècles. Cela permet de comprendre très précisément où il se situe artistiquement. C’est dans ce contexte que l’on découvre quelques créations récentes, parmi lesquelles des pièces de la série Difféomorphisme récemment présentée à la galerie Perrotin de Paris. Il s’agit de textes scientifiques portant sur des déformations de topologies qui, appliquées numériquement à ces mêmes textes, en complexifient davantage la lecture. Ces théories portent en elles les déformations dont l’artiste, littéralement, libère les énergies contenues. La mathématique omniprésente dans le travail de Bernar Venet est ici sous-jacente, tant aux théories qu’expriment les textes qu’aux algorithmes qui les déforment.
Enfin, il y a les peintures génératives de la série Event sur laquelle l’artiste travaille actuellement. Elle s’inscrit dans la continuité des Angles et Effondrements. Bernar Venet en a déterminé les règles qui ont par la suite été codées sous la forme de scripts inscrits dans la blockchain. Il pratique ici le lâcher prise, plus encore qu’il ne l’a jamais fait puisque l’activation des algorithmes se fait sans sa participation. C’est-à-dire que les compositions sont strictement computationnelles, jusqu’à la détermination des couleurs ou textures procédurales qui convoquent la granularité de ses dessins au pastel gras. A suivre : une vente NFT est prévue avec Sotheby’s, entre autres événements à venir.
La Stiftung für Kunst und Kultur s’est associé au collectionneur Josef Broich pour organiser une exposition intitulée A la recherche de Vera Molnar – qui aurait été centenaire cette année – au Ludwig Museum de Budapest. Les deux commissaires, Zsófia Mâté et Richard Castelli, y confrontent l’œuvre de cette pionnière en art numérique avec les créations d’artistes de diverses générations qui lui rendent hommage.
En évoquant le profil de la Sainte-Victoire à l’huile et en triptyque, c’est un hommage à l’hommage que pratique l’artiste émergent aurèce vettier. C’est-à-dire à Vera Molnar qui, elle-même, s’intéressa au sujet que Cézanne a tenté d’épuiser. Se saisissant des technologies de son temps, aurèce vettier a entraîné un modèle d’intelligence artificielle avec un herbier pour jeu de données avant de solliciter le savoir-faire d’un peintre que, littéralement, il a astreint à la représentation de fragments d’images générés par l’IA.
Vera Molnar, dans son intérêt pour l’histoire de l’art, était coutumière de tels va-et-vient, comme elle le fit en se focalisant sur le carré magique que Dürer représenta dans sa Mélancolie renaissante. Bien des années plus tard, les membres du collectif U2p050 se sont intéressé à leur tour à l’étrange combinatoire de ce carré magique en concevant algorithmiquement la sculpture monumentalesonore et lumineuse Asking a Shadow to Dance. Avec cet autre hommage à l’hommage, il est question de la relation des arts à la mathématique.
Une telle exposition a le mérite d’évoquer soixante années d’histoire des pratiques numériques en art, et plus particulièrement génératives. Le doyen de cette exposition est Frieder Nake qui, rompu à la mathématique, codait déjà ses créations dans les années soixante, époque à laquelle la visualisation était loin d’être instantanée. Il fallait alors être d’une infinie patience ou, peut-être, accepter la sérendipité inhérente à l’usage des ordinateurs. A propos de son Hommage à Molnar, Frieder Nake confesse ne pas être à même d’anticiper ni les évolutions des formes ni celles des couleurs de son œuvre résolument générative.
De son côté, Antoine Schmitt admet aussi qu’il ne comprend pas toujours ce que font les modules autonomes de son 100 Squares Ensemble. L’artiste a codé un élément pour qu’il rythme les 99 autres tout en acceptant de ne pas savoir lequel. Il ne connait de sa pièce optique et cinétique que son état à l’instant même de son initialisation. Ce genre de lâcher prise est fréquent chez les artistes de l’art génératif récemment popularisé par le crypto art.
Parmi les autres œuvres présentées en écran, il y a celle de Casey Reas. Entièrement noire, la pièce est activée par une multitude de segments blancs, convoquant l’élégance de l’équation. Cet artiste américain à l’origine de la galerie NFT Feral File avec l’entreprise logicielle Bitmark est aussi connu pour avoir conçu avec Ben Fry l’application Processing bien connue des artistes qui programment. Cet exposition hommage à Vera Molnar est aussi l’occasion d’investiguer une communauté qui s’est longtemps cherché, entre numérique et art, à la frontière du marché qui considère enfin ses créations.
De la même façon que Vera Molnar utilisait la grille – donc la notion de répétition –, de nombreux artistes y ont eu recours dans cette exposition. C’est le cas du dispositif vidéo Trame Temporelle de Mario Klingemann. L’occasion pour le public d’entrer dans l’image fusionnant points de vue et temporalités. L’artiste allemand, usant une fois encore des technologies d’aujourd’hui, convoque les pratiques pionnières de l’art vidéo en proximité desquelles se sont développées les pratiques numériques depuis les années soixante.
Avec Tamiko Thiel And /P et leur dispositif de réalité augmenté Vera Plastica tout aussi participatif, c’est davantage la question de la répétition qui est abordée. Ici, l’objet des répétitions est le modèle en trois dimensions d’une bouteille en plastique conférant un caractère écologique à cette pièce “jouable”. Les pratiques numériques n’échappent pas à la pénétration du politique dans l’art, bien que ce ne soit pas l’enjeu principal d’une telle exposition davantage axée sur la contemplation des algorithmes dans le champ de l’art.
L’exposition En d’infinies variations du Centre Culturel Canadien qui s’inscrit dans le programme de la Biennale Némo est à envisager tel un atelier où les œuvres sont en train de se faire.
Les tissages contrôlés numériquement d’Oli Sorenson renvoient aux premiers systèmes mécaniques programmables des prémices d’une révolution industrielle qui correspond au début de l’anthropocène. Une époque géologique que Nicolas Sassoon documente en occultant des roches que la Terre a expulsées. La question du médium est au centre des problématiques abordées par l’exposition En d’infinies variations. C’est ainsi que Georges Legrady programme ses assemblages de photographies quand les reflets des peintures-émail de Salomé Chatriot nous apparaissent être celles d’applications et que ces modèles en trois dimensions sont assujettis aux données de ses respirations performatives. On ne sait plus exactement, en effet, ce que l’on observe si ce n’est que nous identifions instantanément les masques aux diverses géométries de Caroline Monnet et Chun Hua Catherine Dong. Alors que l’usage de tels apparats est si fréquent à l’ère de nos identités multiples et que toutes et tous nous sommes les artistes de nos variations en ligne. On remarque aussi qu’au fil des siècles le lieu de l’émergence de l’art a évolué, allant de l’atelier à l’interface, l’un n’étant pas incompatible avec l’autre. Et Nicolas Baier de le démontrer avec ses créations allant de la sculpture aux images fixes ou en mouvement. Le fait que des artistes aux pratiques génératives, comme Timothy Thomasson, usent aussi de services numériques familiers nous rend plus proches encore de leurs créations. Et que dire de cette sensation d’entrer dans l’œuvre comme c’est le cas avec l’installation interactive de Christa Sommerer & Laurent Mignonneau ? Quand, faut-il le rappeler, c’est le public qui valide les œuvres, tant par ses commentaires que ses sensations, entre autres participations.
Commissaires de l’exposition En d’infinies variations : Dominique Moulon et Alain Thibault en collaboration avec Catherine Bédard pour le Centre Culturel Canadien à Paris, jusqu’au 19 avril 2024.
Cette exposition envisage les pratiques et usages artistiques de techniques ou technologies selon leur proximité avec les notions tout particulièrement contemporaines de multitude et de singularité.
La question du medium y est omniprésente, comme avec Mogens Jacobsenqui associe les techniques audiovisuelles des origines du média de masse qu’est la télévision aux technologies de l’intelligence artificielle d’aujourd’hui. Avec Jeppe Hein, qui s’inscrit dans la continuité des pratiques de l’art cinétique, c’est davantage la question de la multitude des perspectives qui est abordée, tant d’un point de vue spatial que conceptuel. Les sens sont aussi à l’épreuve dans le travail de Jens Settergren qui extirpe les afflux de sons de l’inaudible que génèrent nos appareils électroménagers auxquels on attribue de l’intelligence en les connectant à Internet. La multitude des technologies que mobilise Jakob Kudsk Steensenest, quant à elle, au service de mondes artificiels où l’artiste développe des narrations poétiques en convoquant des émotions telle la peur de l’eau ou plus largement celles liées au changement climatique.
L’autre grande problématique contemporaine, celle de la singularité technologique prédisant la possible obsolescence de l’être humain dans un futur proche, est évoquée avec une relative distance esthétique parStine Deja&Marie Munk. Or c’est sans doute pour nous éloigner d’un tel scénario catastrophe que Cecilie Waagner Falkenstrømattire notre attention sur les biais algorithmiques relatifs aux assemblages de données. Car nous nous devons d’encadrer avec plus précision le développement des technologies entre autres données numériques afin qu’elles servent au mieux nos fragiles démocraties.
Par Dominique Moulon pour le Bicolore de la Maison du Danemark à Paris.
Initiée par Gilles Alvarez, la biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France Némo s’articule autour de deux événements majeurs programmés au Centquatre-Paris que dirige José-Manuel Gonçalvès : une exposition collective regroupant une vingtaine d’artistes et un symposium dédié à Christopher Nolan. Le titre de l’exposition conçue par les deux commissaires, Je suis un autre ?, prolonge la pensée rimbaldienne à l’aire du foisonnement en ligne de nos personnalités multiples.
Dans un tel contexte, la question de l’avatar se devait d’être abordée. Ce dont le studio Universal Everything de Matt Pyke se charge avec l’installation interactive Future You placée au sein de la halle Aubervilliers. Ce qui est en jeu, c’est l’élasticité des relations entre le public et les créatures qui se succèdent. Ces multiples versions de soi, nous les entrainons et celles-ci nous retournent une agilité que nous ne soupçonnions pas.
L’essentiel des installations se situent au sein des ateliers du Centquatre, à l’instar de celle de Fabien Léaustic intitulée Sève élémentaire. Il s’agit d’une œuvre participative aux allures d’expérience scientifique où le public est invité à partager son ADN pour créer des chimères. La magie des technologies permet à l’artiste de convertir ces hybrides en “galaxies” investissant la carte du ciel vidéoprojetée qui s’augmente au fil du temps.
L’autre, chez Bill Vorn avec son Intensive Care Unit, est résolument technologique, robotique, non humain bien qu’anthropomorphique. Monitorés, les “corps” machiniques flottent dans l’espace. Le soin, en art, compte parmi les grandes problématiques contemporaines. L’artiste le déplace de l’humain vers le non-humain, cet autre technologique avec lequel il nous faut désormais composer.
On nous vante le métavers, mais qu’est-il advenu de Second Life où l’on aimait flâner dans les années 2000 ? C’est avec l’installation Lifer Héritage aux multiples composantes que les artistes Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch répondent après avoir visiter les ruines contemporaines de quelques places hâtivement désertées. Leur restitution collective est teintée d’une forme de romantisme aux couleurs vives.
La vision d’un tel monde sans fin ne devrait-elle pas nous encourager à envisager l’après ? C’est ce que propose Frederik Heyman avec des portraits numériques visant à immortaliser les modèles. Des mausolées virtuels ne nécessitant ni brique ni mortier pour l’éternité. Au moins tant qu’il y aura des machines pour en interpréter les images, et si tant est que l’on sache en conserver les fichiers dans des centres de données aux serveurs sans cesse renouvelés !
Enfin, il y a les visages partiellement en écorchés d’un réalisme saisissant de Ian Spriggs qui s’inscrit dans la continuité des pratiques mêlant l’art à la science. Un des partis pris de la Biennale Némo dont la cinquième édition s’étend pendant trois mois sur une vingtaine de lieux en Île-de-France et où les questions sociétales sont d’abordées au travers du filtre des pratiques technologiques entre autres usages numériques.
C’est à l’occasion de lille3000 et dans la continuité d’un cycle d’expositions dédiées aux grandes collections que le Tripostal présente Au bout de mes rêves. La détermination dont il est ici question est celle du collectionneur Walter Vanhaerents qui, basé à Bruxelles et accompagné depuis quelque temps par ses enfants Els et Joost, soutient l’art contemporain à l’international avec une collection initiée dans les années 70. Plus de 75 œuvres aux propos et aux formes les plus diversifiés ponctuent un parcours s’étendant sur les trois niveaux du Tripostal de Lille.
Dès l’entrée, nous sommes saisis par la monumentalité d’une installation de Tomás Saraceno qui est aussi présent avec une autre pièce de l’intime, où trois araignées ont tissé en quelques semaines des toiles qui fusionnent. Cette expression du vivant est à la jonction du biologique et des mathématiques, comme à celle des actions individuelles et collaboratives. Sans omettre la théâtralité qu’insuffle l’éclairage du maillage des arachnides.
La lumière est aussi l’une des composantes essentielles des sculptures de l’infini d’Ivan Navarro à l’instar de celle évoquant en creux les Twin Towers de New York. En observer les structures internes revient à se perdre aux tréfonds de leurs géométries, comme si le plancher s’était instantanément creusé au moment même du dépôt au sol des deux modules.
Au premier étage, il est une autre pièce lumineuse de Bruce Nauman que l’on pourrait qualifier d’historique puisque datant de 1988. Intitulée Diver, elle représente en silhouettes de néons deux des états d’un corps masculin durant sa chute. Quand le vide est un appel auquel mieux vaut résister, mais dont l’art permet de faire l’expérience de pensée.
Le commissariat d’exposition, effectué en collaboration avec Caroline David, s’articule ponctuellement autour de problématiques ou tendances. C’est le cas dans une salle regroupant les créations de plusieurs artistes du mouvement japonais Superflat fondé par Takashi Murakami. Parmi celles-ci, deux installations de Yoshitomo Nara rassemblant des têtes d’enfants idéalisées aux yeux fermés convoquant l’insouciance et le rêve. Des états qu’il nous faudrait préserver nos vies durant.
La vidéo n’est pas en reste considérant l’installation monumentale The Feast of Trimalchio du collectif AES+F où l’insouciance d’une jeunesse dorée n’est troublée que par l’ennui. Les codes visuels sont ceux de l’industrie du luxe en publicité tandis que la temporalité aux multiples ralentis est davantage cinématographique et que la mise en scène est au service d’une société du spectacle permanent. La symphonie N° 7 de Beethoven n’y ajoutant que davantage de grandiloquence.
Enfin, entre art et mode, il y a la tenue gonflable de l’artiste émergent Fredrik Tjaerandsen qui placerait quiconque la portant au sein de sa propre bulle spatiale. Parfaite métaphore de l’individualisme généré par les médias sociaux. Quand l’art a aussi la vertu de nous extraire des bulles filtrantes qui déterminent nos certitudes.
C’est en 1871 qu’Arthur Rimbaud affirme « Je est un autre ». En ajoutant un point d’interrogation à cette affirmation, José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris, et Gilles Alvarez, directeur artistique de la Biennale Némo, soulignent l’extrême variabilité de nos personnalités en cette ère numérique. L’inauguration de l’exposition Je est un autre ? au Centquatre-Paris initie la 5e édition de Némo, Biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France.
L’ouverture de la Biennale Némo au Centquatre est marquée par des performances dont Ataraxie de Maxime Houot (Collectif Coin), terme grec signifiant “absence de trouble”. Force est de reconnaître que cette installation nous captive au point de faire le vide dans nos esprits. Finissant par englober nos corps entiers de ses lasers rouges, elle nous dit la filiation entre les pratiques cinétiques de la lumière et les arts numériques où le contrôle est un sujet. De ses bras mécaniques soumis à l’algorithme qui les chorégraphie, Ataraxie évoque les chorus line du Broadway des années 1920/1930 quand les gestes des danseuses étaient assujettis aux choix des chorégraphes. L’installation-performance de Maxime Houot s’articule autour de la même idée, mais dans la profondeur de la scène. Quand la machine a davantage le droit à l’erreur bien qu’elle ne s’en use point, elle se contente de vider nos esprits pour les emplir d’un je ne sais quoi qui résume parfaitement cet art intemporel de la perception.
L’exposition Je est un autre ? regroupant les œuvres d’une vingtaine d’artistes se situe essentiellement au sein des ateliers qui entourent la halle Aubervilliers accueillant elle aussi quelques créations. L’installation vidéo Heaven’s Gate de Marco Brambilla, ayant les allures d’un retable, est un hommage au cinéma hollywoodien. Où lentement défile devant nos yeux une image évoquant l’esthétique dominante de l’excès qui est celle de l’internet. La composition est résolument symétrique, comme c’est la règle en peinture lorsqu’il s’agit de retables. Ce qui a pour effet de renvoyer systématiquement notre regard vers le centre du cadre, la place ordinairement réservée aux stars. Là où l’on reconnait les rôles si bien incarnés qui ont ponctué nos vies de cinéphiles. Sans omettre la musique qui participe grandement de l’envoutement dans lequel l’œuvre nous place. Chacune, chacun y verra sa version du ballet des fragments de sa propre vie.
L’industrie du jeu vidéo n’est pas en reste, notamment au début du parcours savamment orchestré de l’atelier 4. On y fait face aux adolescentes et adolescents qui s’adonnent à leurs jeux préférés. Le cadre vidéo d’Immersion de Robbie Cooper est serré. Il ne laisse aucun échappatoires aux gamers qui, de toute façon, ont totalement oublié la caméra dès le début de la partie qui se joue. La palette de leurs états est large, allant de l’engagement le plus entier à la totale désinvolture, plus rare. Les émotions se suivent, de la détermination jusqu’à la cruauté, de la satisfaction à la jouissance, sans omettre la déception quand c’est le monde entier qui vacille, jusqu’à la partie suivante. Avec pour seul point commun à tous ces états émotionnels : une extrême concentration à faire pâlir tous les éditeurs de contenus qui se partagent nos bandes passantes pour consommer nos temps de cerveaux.
De son côté, Ariane Loze se met en scène dans un Paris déserté en incarnant les différents personnages du film If you didn’t choose A, you will probably choose B. A l’écran, ni téléphone ni oreillettes, tout y est joué selon les notifications qui rythment les déambulations du personnage principal. Des notifications semblables à celles qui sans cesse nous interrompent, mais qui ne sont que la partie visible de ce qui se trame autour de nos données personnelles car nous ne lisons jamais les termes et conditions associés à leur utilisation – au royaume des data brokers, là où les plus insignifiants de nos swipes sont susceptibles de renseigner des algorithmes d’intelligence artificielle. Aucun auteur de science-fiction du XXe siècle n’aurait pu imaginer l’extrême omniprésence d’une IA si délicatement intrusive. Une donnée nous concernant n’ayant en soit guère de valeur, c’est leur recoupement qui interroge. Une pratique qui, quant à elle, a été scénarisée bien avant les médias sociaux, dans le film Brazil (1985) de Terry Gilliam.
Enfin, il y a les peintures du collectif Obvious connu pour son usage artistique de l’intelligence artificielle générative s’articulant autour de la formule qui orne leurs toiles. Il y a Le Phare d’Alexandrie et Le Temple d’Artémis à Ephèse, deux des Sept Merveilles du monde. La machine a donc été au service de l’humain, qui l’a programmée pour générer des images selon des textes anciens, afin qu’un humain exécute des peintures à l’huile selon l’esthétique préalablement envisagée par la machine. S’en est fini de la dichotomie visant à nous séparer des programmes qui nous prolongent désormais en tout, pour le meilleur comme pour le pire. Aussi, nous nous devons, plus que jamais, d’encadrer de telles collaborations. Pour que l’expérience soit complète, il convient d’observer les animations qui augmentent ces deux merveilles du monde au travers de l’application de réalité augmentée Artivive. Ces animations sont semblables à celles qui se poursuivent en ligne sur la plateforme NFT Superare. C’est là l’une des réussites de cette exposition à l’étonnante unité style : parvenir à mêler les formes esthétiques les plus diverses.
L’expositionWorldbuilding organisée par le commissaire Hans Ulrich Obrist a été initialement produite par la Julia Stoschek Foundation de Düsseldorf avant d’être adaptée pour le Centre Pompidou Metz. Son sous-titre, Jeux vidéo et art à l’ère digitale, induit qu’il s’agit de considérer l’esthétique du jeu vidéo dans l’art d’aujourd’hui.
Parmi les œuvres qui sont jouables au niveau 3 du Centre Pompidou Metz, Pastoral de Theo Triantafyllidis, artiste basé à Los Angeles, invite le public à explorer un vaste champ de céréales via l’avatar d’une jeune bodybuildeuse. Il n’y a du reste d’autres possibilités que d’errer dans ce champ de blé ensoleillé délimité par des poteaux en bois. Avec comme rencontre improbable, celle d’un joueur de mandoline à tête d’animal. De quoi frustrer les video gamers tout en fascinant possiblement les amatrices et amateurs d’art à l’ère digitale.
Rappelons que le la pratique du worldbuilding, notamment en jeu vidéo, consiste à inventer des mondes oscillant entre réel et imaginaire. D’où la présence d’une telle création au sein de cette exposition. L’ère digitale dont il est question dans le sous-titre est évoqué différemment par Jonathan Horowitz qui, lui aussi, vit et travaille aux États-Unis. Ce dernier est coutumier du fait d’organiser des trocs quand on l’invite. Dans la zone de l’installation Free Tech Store, le public a tout loisir de déposer le matériel électronique dont il ne se sert plus pour se saisir de ce qui lui manque. Nous sommes ainsi rassurés sur la faible empreinte carbone de cette pièce, le matériel provenant essentiellement de Metz et de ses alentours. Cela dit, les décharges du monde entier regorgent de tels rebus informatiques. Le secteur du numérique induisant quelques désavantages, parmi lesquels celui d’une civilisation tout entière : la pollution.
Screen-Talk de Neil Beloufa & EBB compte parmi les œuvres davantage interactives que jouables. Les spectatrices et spectateurs peuvent opter pour les programmes vidéo de leur choix au sein d’une pièce associant la pratique du mapping au design d’interface. Mais ce qui est troublant, c’est le fait que cette série mettant en scène une pandémie ait été initiée par l’artiste français en 2014, soit bien avant celle qui nous affecta toutes et tous. On a pour habitude de considérer que les artistes, plus que jamais, s’approprient les grandes problématiques sociétales, mais ce serait omettre qu’il en est aussi pour les anticiper. Notons enfin que le contexte de réception des œuvres est tout aussi important que celui de leur émergence.
Citons, parmi les grandes questions sociétales de ces dernières décennies, celle d’une sixième extinction de masse évoquée par Jakob Kudsk SteensenRe-Animated avec un film en trois dimensions et une expérience en réalité virtuelle : le temps d’une rencontre avec l’oiseau Moho de Kauai dont le chant d’un mâle sans femelle a été enregistré en 1975 pour la dernière fois. La nature magnifiée par l’artiste danois ne devant pas nous faire oublier que les sons, cris ou chants qui disparaissent de la surface de notre planète sont autant d’alertes à prendre en considération tant qu’il en est encore temps. Avec la simulation d’une espèce animale qui ne peut plus être observée dans la nature, la posture de l’artiste l’ayant conçu et réalisé n’est autre que celle du lanceur d’alerte.
L’animation en trois dimensions Chamnawana (True me & i) du Coréen Koo Jeong que l’on observe dans l’environnement de l’exposition est d’une étonnante économie de moyens. Au sein d’un espace noir, sans lumière aucune, donc signifiant le néant d’un écran étend dont même la machine à ignorer le calcul, deux êtres s’entremêlent dans une gestualité langoureuse. Le sens de cette séquence est peut-être à chercher dans le fragment de titre “Vrai moi et moi”. Il évoque les médias sociaux qui, de manière sous-jacente, sont omniprésents dans Worldbuilding. Le vrai moi, en ligne, n’étant pas nécessairement le moi réel. L’amour, dans cette chorégraphie de versions de soi, est fusionnel. On pense au mythe de Narcisse qui excluait le reste du monde pour se concentrer sur son reflet le menant à sa perte.
De nombreuses autres séquences sont en visionnage au sein d’une black box dont We Are in Hell When We Hurt Each Other de Jacolby Satterwhite d’une durée de vingt-quatre minutes. Elle a l’allure d’un clip vidéo étiré aux étranges chorégraphies et aux multiples influences #afro, #queer, #game… La surenchère d’éléments visuels de différentes natures participant grandement, avec la musique qui est omniprésente, à nous maintenir dans l’univers de l’artiste. Si la notion anglophone de worldbuilding a un sens en art, l’approche résolument contemporaine de cet artiste américain tout particulièrement soutenu par la Julia Stoschek Foundation l’illustre parfaitement. Quant au Centre Pompidou-Metz, inauguré avec une exposition sur les chefs-d’œuvre, il nous incite avec cette autre exposition à en reconsidérer la notion à l’ère digitale.
Présenté à La Centrale à Bruxelles, Extra est une exposition où un artiste, Mehdi-Georges Lahlou, en invite une autre, Candice Breitz. Cette dernière y présente notamment l’installation vidéo deux canaux Whiteface où elle interprète les turpitudes existentielles inhérentes à la blanchité.
Candice Breitz (1972) est originaire de Johannesburg du temps de l’Apartheid et vit depuis 2002 à Berlin. Elle questionne les cultures populaires en pratiquant essentiellement la vidéo – qu’elle augmente parfois de photographies – au sein d’installations multipliant les flux d’images. Rompue à l’appropriation artistique de séquences hollywoodiennes comme à la mise en scène de gens ordinaires, elle sait tout autant interpréter des rôles, comme elle le fait pour l’installation Whiteface de 2022. Car c’est bien elle qui s’exprime avec les mots d’autrui, seule et face caméra quand elle n’est pas entourée de copies d’elle-même diversement grimées. Son allure évolue, mais la chemise d’un blanc immaculé perdure pendant les 35 minutes de la vidéo projetée en boucle. Régulièrement filmée en plan américain, comme c’est l’usage sur TikTok, elle s’adonne à la synchronisation labiale. Une autre tendance sur cette plateforme que les amateurs de la mise en scène de soi privilégient actuellement. Et ce, quel que soit le sujet abordé, divertissement, politique ou, inévitablement, désinformation.
Cette performance a de quoi surprendre. Tout d’abord il y a l’extrême unité d’une esthétique s’articulant autour de diverses coiffures, toutes blondes, et cette même chemise aux manches relevées fusionnant avec l’absence ou la pureté symbolisée par un fond blanc. Quant à l’actrice incarnée par ses multiples avatars, elle interprète une multitude d’échantillons sonores qu’elle surjoue avec un plaisir non dissimulé. Toutefois, sa présence à l’image semble ne pas correspondre tout à fait aux timbres des voix qui se succèdent. Or il convient de se retourner pour en comprendre la source télévisuelle, ou plus largement médiatique. L’installation vidéo est ainsi constituée de deux couches se faisant face. D’un côté il y a le video sampling de commentatrices et commentateurs de la blanchité qui renvoie à la pratique d’artistes ou vidéastes de la même génération, comme Omer Fast. De l’autre, Candice Breitz habille, si ce n’est texture, cette même séquence en performant de sa personne. Ce qui n’adoucit guère les propos originels allant de l’expression d’un racisme ordinaire à la théorie du grand remplacement.
L’installation vidéo Whiteface soulève de nombreuses questions ou problématiques que l’artiste a choisies de traiter avec une relative distance en les interprétant. Quand le sujet, en réalité, n’est autre que la peur d’une communauté de perdre les privilèges qui lui ont si naturellement été transmis. La question de l’information, ou plus exactement de la désinformation, est essentielle. Qu’il s’agisse de se contenter d’un seul canal télévisuel à la partialité affirmée comme Fox News aux Etats-Unis. Ou, d’une manière plus insidieuse, de se laisser enfermer dans sa bulle filtrante que les algorithmes façonnent au rythme de nos clics et commentaires sur les médias sociaux. Fort heureusement, l’installation dont il est question n’est accessible que dans le champ de l’art. On imagine aisément l’impossible modération des échanges exacerbés qu’elle pourrait produire en ligne. Où la déraison, inévitablement, l’emporterait sur le dialogue. Une telle création, dans le contexte “privilégié” – avouons-le – d’un centre d’art contemporain, ne peut que faire réfléchir aux racistes qui, ne nous le cachons pas, sommeillent en chacun d’entre nous, toutes et tous.