Je est un autre ? (2)

Initiée par Gilles Alvarez, la biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France Némo s’articule autour de deux événements majeurs programmés au Centquatre-Paris que dirige José-Manuel Gonçalvès : une exposition collective regroupant une vingtaine d’artistes et un symposium dédié à Christopher Nolan. Le titre de l’exposition conçue par les deux commissaires, Je suis un autre ?, prolonge la pensée rimbaldienne à l’aire du foisonnement en ligne de nos personnalités multiples.

Universal Everything, Maison Autonome, 2022.

Dans un tel contexte, la question de l’avatar se devait d’être abordée. Ce dont le studio Universal Everything de Matt Pyke se charge avec l’installation interactive Future You placée au sein de la halle Aubervilliers. Ce qui est en jeu, c’est l’élasticité des relations entre le public et les créatures qui se succèdent. Ces multiples versions de soi, nous les entrainons et celles-ci nous retournent une agilité que nous ne soupçonnions pas.

Fabien Léaustic, Sève élémentaire, 2019-2023, photographie Quentin Chevrier.

L’essentiel des installations se situent au sein des ateliers du Centquatre, à l’instar de celle de Fabien Léaustic intitulée Sève élémentaire. Il s’agit d’une œuvre participative aux allures d’expérience scientifique où le public est invité à partager son ADN pour créer des chimères. La magie des technologies permet à l’artiste de convertir ces hybrides en “galaxies” investissant la carte du ciel vidéoprojetée qui s’augmente au fil du temps.

Bill Vorn, Intensive Care Unit, 2021.

L’autre, chez Bill Vorn avec son Intensive Care Unit, est résolument technologique, robotique, non humain bien qu’anthropomorphique. Monitorés, les “corps” machiniques flottent dans l’espace. Le soin, en art, compte parmi les grandes problématiques contemporaines. L’artiste le déplace de l’humain vers le non-humain, cet autre technologique avec lequel il nous faut désormais composer.

Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch, Lifer Héritage, 2022.


On nous vante le métavers, mais qu’est-il advenu de Second Life où l’on aimait flâner dans les années 2000 ? C’est avec l’installation Lifer Héritage aux multiples composantes que les artistes Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch répondent après avoir visiter les ruines contemporaines de quelques places hâtivement désertées. Leur restitution collective est teintée d’une forme de romantisme aux couleurs vives.

La vision d’un tel monde sans fin ne devrait-elle pas nous encourager à envisager l’après ? C’est ce que propose Frederik Heyman avec des portraits numériques visant à immortaliser les modèles. Des mausolées virtuels ne nécessitant ni brique ni mortier pour l’éternité. Au moins tant qu’il y aura des machines pour en interpréter les images, et si tant est que l’on sache en conserver les fichiers dans des centres de données aux serveurs sans cesse renouvelés !

Ian Spriggs, Prometheus, 2022.

Enfin, il y a les visages partiellement en écorchés d’un réalisme saisissant de Ian Spriggs qui s’inscrit dans la continuité des pratiques mêlant l’art à la science. Un des partis pris de la Biennale Némo dont la cinquième édition s’étend pendant trois mois sur une vingtaine de lieux en Île-de-France et où les questions sociétales sont d’abordées au travers du filtre des pratiques technologiques entre autres usages numériques.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Au bout de mes rêves

C’est à l’occasion de lille3000 et dans la continuité d’un cycle d’expositions dédiées aux grandes collections que le Tripostal présente Au bout de mes rêves. La détermination dont il est ici question est celle du collectionneur Walter Vanhaerents qui, basé à Bruxelles et accompagné depuis quelque temps par ses enfants Els et Joost, soutient l’art contemporain à l’international avec une collection initiée dans les années 70. Plus de 75 œuvres aux propos et aux formes les plus diversifiés ponctuent un parcours s’étendant sur les trois niveaux du Tripostal de Lille.

Tomás Saraceno, Hybrid solitary semi-social instrument, 2015.

Dès l’entrée, nous sommes saisis par la monumentalité d’une installation de Tomás Saraceno qui est aussi présent avec une autre pièce de l’intime, où trois araignées ont tissé en quelques semaines des toiles qui fusionnent. Cette expression du vivant est à la jonction du biologique et des mathématiques, comme à celle des actions individuelles et collaboratives. Sans omettre la théâtralité qu’insuffle l’éclairage du maillage des arachnides.

Ivan Navarro, Untitled (Twin Towers), 2011.

La lumière est aussi l’une des composantes essentielles des sculptures de l’infini d’Ivan Navarro à l’instar de celle évoquant en creux les Twin Towers de New York. En observer les structures internes revient à se perdre aux tréfonds de leurs géométries, comme si le plancher s’était instantanément creusé au moment même du dépôt au sol des deux modules.

Bruce Nauman, Diver, 1988.

Au premier étage, il est une autre pièce lumineuse de Bruce Nauman que l’on pourrait qualifier d’historique puisque datant de 1988. Intitulée Diver, elle représente en silhouettes de néons deux des états d’un corps masculin durant sa chute. Quand le vide est un appel auquel mieux vaut résister, mais dont l’art permet de faire l’expérience de pensée.

Yoshitomo Nara, Pilgrims, 2000.

Le commissariat d’exposition, effectué en collaboration avec Caroline David, s’articule ponctuellement autour de problématiques ou tendances. C’est le cas dans une salle regroupant les créations de plusieurs artistes du mouvement japonais Superflat fondé par Takashi Murakami. Parmi celles-ci, deux installations de Yoshitomo Nara rassemblant des têtes d’enfants idéalisées aux yeux fermés convoquant l’insouciance et le rêve. Des états qu’il nous faudrait préserver nos vies durant.

AES+F, The Feast of Trimalchio, 2009.

La vidéo n’est pas en reste considérant l’installation monumentale The Feast of Trimalchio du collectif AES+F où l’insouciance d’une jeunesse dorée n’est troublée que par l’ennui. Les codes visuels sont ceux de l’industrie du luxe en publicité tandis que la temporalité aux multiples ralentis est davantage cinématographique et que la mise en scène est au service d’une société du spectacle permanent. La symphonie N° 7 de Beethoven n’y ajoutant que davantage de grandiloquence.

Fredrik Tjaerandsen, Blue Crescent, 2023.

Enfin, entre art et mode, il y a la tenue gonflable de l’artiste émergent Fredrik Tjaerandsen qui placerait quiconque la portant au sein de sa propre bulle spatiale. Parfaite métaphore de l’individualisme généré par les médias sociaux. Quand l’art a aussi la vertu de nous extraire des bulles filtrantes qui déterminent nos certitudes.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Je est un autre ? (1)

C’est en 1871 qu’Arthur Rimbaud affirme « Je est un autre ». En ajoutant un point d’interrogation à cette affirmation, José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris, et Gilles Alvarez, directeur artistique de la Biennale Némo, soulignent l’extrême variabilité de nos personnalités en cette ère numérique. L’inauguration de l’exposition Je est un autre ? au Centquatre-Paris initie la 5e édition de Némo, Biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France.

Maxime Houot (Collectif Coin), Ataraxie, 2023.

L’ouverture de la Biennale Némo au Centquatre est marquée par des performances dont Ataraxie de Maxime Houot (Collectif Coin), terme grec signifiant “absence de trouble”. Force est de reconnaître que cette installation nous captive au point de faire le vide dans nos esprits. Finissant par englober nos corps entiers de ses lasers rouges, elle nous dit la filiation entre les pratiques cinétiques de la lumière et les arts numériques où le contrôle est un sujet. De ses bras mécaniques soumis à l’algorithme qui les chorégraphie, Ataraxie évoque les chorus line du Broadway des années 1920/1930 quand les gestes des danseuses étaient assujettis aux choix des chorégraphes. L’installation-performance de Maxime Houot s’articule autour de la même idée, mais dans la profondeur de la scène. Quand la machine a davantage le droit à l’erreur bien qu’elle ne s’en use point, elle se contente de vider nos esprits pour les emplir d’un je ne sais quoi qui résume parfaitement cet art intemporel de la perception.

Marco Brambilla, Heaven’s Gate, 2021.

L’exposition Je est un autre ? regroupant les œuvres d’une vingtaine d’artistes se situe essentiellement au sein des ateliers qui entourent la halle Aubervilliers accueillant elle aussi quelques créations. L’installation vidéo Heaven’s Gate de Marco Brambilla, ayant les allures d’un retable, est un hommage au cinéma hollywoodien. Où lentement défile devant nos yeux une image évoquant l’esthétique dominante de l’excès qui est celle de l’internet. La composition est résolument symétrique, comme c’est la règle en peinture lorsqu’il s’agit de retables. Ce qui a pour effet de renvoyer systématiquement notre regard vers le centre du cadre, la place ordinairement réservée aux stars. Là où l’on reconnait les rôles si bien incarnés qui ont ponctué nos vies de cinéphiles. Sans omettre la musique qui participe grandement de l’envoutement dans lequel l’œuvre nous place. Chacune, chacun y verra sa version du ballet des fragments de sa propre vie.

Robbie Cooper, Immersion, 2008.

L’industrie du jeu vidéo n’est pas en reste, notamment au début du parcours savamment orchestré de l’atelier 4. On y fait face aux adolescentes et adolescents qui s’adonnent à leurs jeux préférés. Le cadre vidéo d’Immersion de Robbie Cooper est serré. Il ne laisse aucun échappatoires aux gamers qui, de toute façon, ont totalement oublié la caméra dès le début de la partie qui se joue. La palette de leurs états est large, allant de l’engagement le plus entier à la totale désinvolture, plus rare. Les émotions se suivent, de la détermination jusqu’à la cruauté, de la satisfaction à la jouissance, sans omettre la déception quand c’est le monde entier qui vacille, jusqu’à la partie suivante. Avec pour seul point commun à tous ces états émotionnels : une extrême concentration à faire pâlir tous les éditeurs de contenus qui se partagent nos bandes passantes pour consommer nos temps de cerveaux.

Ariane Loze, If you didn’t choose A, you will probably choose B, 2022.

De son côté, Ariane Loze se met en scène dans un Paris déserté en incarnant les différents personnages du film If you didn’t choose A, you will probably choose B. A l’écran, ni téléphone ni oreillettes, tout y est joué selon les notifications qui rythment les déambulations du personnage principal. Des notifications semblables à celles qui sans cesse nous interrompent, mais qui ne sont que la partie visible de ce qui se trame autour de nos données personnelles car nous ne lisons jamais les termes et conditions associés à leur utilisation – au royaume des data brokers, là où les plus insignifiants de nos swipes sont susceptibles de renseigner des algorithmes d’intelligence artificielle. Aucun auteur de science-fiction du XXe siècle n’aurait pu imaginer l’extrême omniprésence d’une IA si délicatement intrusive. Une donnée nous concernant n’ayant en soit guère de valeur, c’est leur recoupement qui interroge. Une pratique qui, quant à elle, a été scénarisée bien avant les médias sociaux, dans le film Brazil (1985) de Terry Gilliam.

Collectif Obvious, Le Temple d’Artémis à Éphèse 1.1, 2022.

Enfin, il y a les peintures du collectif Obvious connu pour son usage artistique de l’intelligence artificielle générative s’articulant autour de la formule qui orne leurs toiles. Il y a Le Phare d’Alexandrie et Le Temple d’Artémis à Ephèse, deux des Sept Merveilles du monde. La machine a donc été au service de l’humain, qui l’a programmée pour générer des images selon des textes anciens, afin qu’un humain exécute des peintures à l’huile selon l’esthétique préalablement envisagée par la machine. S’en est fini de la dichotomie visant à nous séparer des programmes qui nous prolongent désormais en tout, pour le meilleur comme pour le pire. Aussi, nous nous devons, plus que jamais, d’encadrer de telles collaborations. Pour que l’expérience soit complète, il convient d’observer les animations qui augmentent ces deux merveilles du monde au travers de l’application de réalité augmentée Artivive. Ces animations sont semblables à celles qui se poursuivent en ligne sur la plateforme NFT Superare. C’est là l’une des réussites de cette exposition à l’étonnante unité style : parvenir à mêler les formes esthétiques les plus diverses.

Article rédigé par Dominique Moulon

Worldbuilding

L’exposition Worldbuilding organisée par le commissaire Hans Ulrich Obrist a été initialement produite par la Julia Stoschek Foundation de Düsseldorf avant d’être adaptée pour le Centre Pompidou Metz. Son sous-titre, Jeux vidéo et art à l’ère digitale, induit qu’il s’agit de considérer l’esthétique du jeu vidéo dans l’art d’aujourd’hui.

Theo Triantafyllidis, Pastoral, 2019.

Parmi les œuvres qui sont jouables au niveau 3 du Centre Pompidou Metz, Pastoral de Theo Triantafyllidis, artiste basé à Los Angeles, invite le public à explorer un vaste champ de céréales via l’avatar d’une jeune bodybuildeuse. Il n’y a du reste d’autres possibilités que d’errer dans ce champ de blé ensoleillé délimité par des poteaux en bois. Avec comme rencontre improbable, celle d’un joueur de mandoline à tête d’animal. De quoi frustrer les video gamers tout en fascinant possiblement les amatrices et amateurs d’art à l’ère digitale.

Jonathan Horowitz, Free Tech Store, 2023.

Rappelons que le la pratique du worldbuilding, notamment en jeu vidéo, consiste à inventer des mondes oscillant entre réel et imaginaire. D’où la présence d’une telle création au sein de cette exposition. L’ère digitale dont il est question dans le sous-titre est évoqué différemment par Jonathan Horowitz qui, lui aussi, vit et travaille aux États-Unis. Ce dernier est coutumier du fait d’organiser des trocs quand on l’invite. Dans la zone de l’installation Free Tech Store, le public a tout loisir de déposer le matériel électronique dont il ne se sert plus pour se saisir de ce qui lui manque. Nous sommes ainsi rassurés sur la faible empreinte carbone de cette pièce, le matériel provenant essentiellement de Metz et de ses alentours. Cela dit, les décharges du monde entier regorgent de tels rebus informatiques. Le secteur du numérique induisant quelques désavantages, parmi lesquels celui d’une civilisation tout entière : la pollution.

Neil Beloufa & EBB, Screen-Talk, 2023.

Screen-Talk de Neil Beloufa & EBB compte parmi les œuvres davantage interactives que jouables. Les spectatrices et spectateurs peuvent opter pour les programmes vidéo de leur choix au sein d’une pièce associant la pratique du mapping au design d’interface. Mais ce qui est troublant, c’est le fait que cette série mettant en scène une pandémie ait été initiée par l’artiste français en 2014, soit bien avant celle qui nous affecta toutes et tous. On a pour habitude de considérer que les artistes, plus que jamais, s’approprient les grandes problématiques sociétales, mais ce serait omettre qu’il en est aussi pour les anticiper. Notons enfin que le contexte de réception des œuvres est tout aussi important que celui de leur émergence.

Jakob Kudsk Steensen, RE-ANIMATED, 2018-2019.

Citons, parmi les grandes questions sociétales de ces dernières décennies, celle d’une sixième extinction de masse évoquée par Jakob Kudsk Steensen Re-Animated avec un film en trois dimensions et une expérience en réalité virtuelle : le temps d’une rencontre avec l’oiseau Moho de Kauai dont le chant d’un mâle sans femelle a été enregistré en 1975 pour la dernière fois. La nature magnifiée par l’artiste danois ne devant pas nous faire oublier que les sons, cris ou chants qui disparaissent de la surface de notre planète sont autant d’alertes à prendre en considération tant qu’il en est encore temps. Avec la simulation d’une espèce animale qui ne peut plus être observée dans la nature, la posture de l’artiste l’ayant conçu et réalisé n’est autre que celle du lanceur d’alerte.

Koo Jeong A, Chamnawana (True me & i), 2017, détail.

L’animation en trois dimensions Chamnawana (True me & i) du Coréen Koo Jeong que l’on observe dans l’environnement de l’exposition est d’une étonnante économie de moyens. Au sein d’un espace noir, sans lumière aucune, donc signifiant le néant d’un écran étend dont même la machine à ignorer le calcul, deux êtres s’entremêlent dans une gestualité langoureuse. Le sens de cette séquence est peut-être à chercher dans le fragment de titre “Vrai moi et moi”. Il évoque les médias sociaux qui, de manière sous-jacente, sont omniprésents dans Worldbuilding. Le vrai moi, en ligne, n’étant pas nécessairement le moi réel. L’amour, dans cette chorégraphie de versions de soi, est fusionnel. On pense au mythe de Narcisse qui excluait le reste du monde pour se concentrer sur son reflet le menant à sa perte.

Jacolby Satterwhite, We Are in Hell When We Hurt Each Other, 2020.

De nombreuses autres séquences sont en visionnage au sein d’une black box dont We Are in Hell When We Hurt Each Other de Jacolby Satterwhite d’une durée de vingt-quatre minutes. Elle a l’allure d’un clip vidéo étiré aux étranges chorégraphies et aux multiples influences #afro, #queer, #game… La surenchère d’éléments visuels de différentes natures participant grandement, avec la musique qui est omniprésente, à nous maintenir dans l’univers de l’artiste. Si la notion anglophone de worldbuilding a un sens en art, l’approche résolument contemporaine de cet artiste américain tout particulièrement soutenu par la Julia Stoschek Foundation l’illustre parfaitement. Quant au Centre Pompidou-Metz, inauguré avec une exposition sur les chefs-d’œuvre, il nous incite avec cette autre exposition à en reconsidérer la notion à l’ère digitale.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Whiteface

Présenté à La Centrale à Bruxelles, Extra est une exposition où un artiste, Mehdi-Georges Lahlou, en invite une autre, Candice Breitz. Cette dernière y présente notamment l’installation vidéo deux canaux Whiteface où elle interprète les turpitudes existentielles inhérentes à la blanchité.

Candice Breitz, Whiteface, 2022. Installation vidéo deux canaux, couleur, 35’23”, boucle. Production Museum Folkwang, avec le support de Kunsthalle Baden-Baden. Vue d’exposition, Mehdi-Georges Lahlou & Candice Breitz – Extra, La Centrale, Bruxelles. Photographie Philippe De Gobert.

Candice Breitz (1972) est originaire de Johannesburg du temps de l’Apartheid et vit depuis 2002 à Berlin. Elle questionne les cultures populaires en pratiquant essentiellement la vidéo – qu’elle augmente parfois de photographies – au sein d’installations multipliant les flux d’images. Rompue à l’appropriation artistique de séquences hollywoodiennes comme à la mise en scène de gens ordinaires, elle sait tout autant interpréter des rôles, comme elle le fait pour l’installation Whiteface de 2022. Car c’est bien elle qui s’exprime avec les mots d’autrui, seule et face caméra quand elle n’est pas entourée de copies d’elle-même diversement grimées. Son allure évolue, mais la chemise d’un blanc immaculé perdure pendant les 35 minutes de la vidéo projetée en boucle. Régulièrement filmée en plan américain, comme c’est l’usage sur TikTok, elle s’adonne à la synchronisation labiale. Une autre tendance sur cette plateforme que les amateurs de la mise en scène de soi privilégient actuellement. Et ce, quel que soit le sujet abordé, divertissement, politique ou, inévitablement, désinformation.

Cette performance a de quoi surprendre. Tout d’abord il y a l’extrême unité d’une esthétique s’articulant autour de diverses coiffures, toutes blondes, et cette même chemise aux manches relevées fusionnant avec l’absence ou la pureté symbolisée par un fond blanc. Quant à l’actrice incarnée par ses multiples avatars, elle interprète une multitude d’échantillons sonores qu’elle surjoue avec un plaisir non dissimulé. Toutefois, sa présence à l’image semble ne pas correspondre tout à fait aux timbres des voix qui se succèdent. Or il convient de se retourner pour en comprendre la source télévisuelle, ou plus largement médiatique. L’installation vidéo est ainsi constituée de deux couches se faisant face. D’un côté il y a le video sampling de commentatrices et commentateurs de la blanchité qui renvoie à la pratique d’artistes ou vidéastes de la même génération, comme Omer Fast. De l’autre, Candice Breitz habille, si ce n’est texture, cette même séquence en performant de sa personne. Ce qui n’adoucit guère les propos originels allant de l’expression d’un racisme ordinaire à la théorie du grand remplacement.

L’installation vidéo Whiteface soulève de nombreuses questions ou problématiques que l’artiste a choisies de traiter avec une relative distance en les interprétant. Quand le sujet, en réalité, n’est autre que la peur d’une communauté de perdre les privilèges qui lui ont si naturellement été transmis. La question de l’information, ou plus exactement de la désinformation, est essentielle. Qu’il s’agisse de se contenter d’un seul canal télévisuel à la partialité affirmée comme Fox News aux Etats-Unis. Ou, d’une manière plus insidieuse, de se laisser enfermer dans sa bulle filtrante que les algorithmes façonnent au rythme de nos clics et commentaires sur les médias sociaux. Fort heureusement, l’installation dont il est question n’est accessible que dans le champ de l’art. On imagine aisément l’impossible modération des échanges exacerbés qu’elle pourrait produire en ligne. Où la déraison, inévitablement, l’emporterait sur le dialogue. Une telle création, dans le contexte “privilégié” – avouons-le – d’un centre d’art contemporain, ne peut que faire réfléchir aux racistes qui, ne nous le cachons pas, sommeillent en chacun d’entre nous, toutes et tous.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Fait machine, code sur le fil

Jeanne Vicerial, Prototype de jupe, 2014-2015.

L’exposition Fait machine des commissaires Margherita Balzerani et Noëlig Le Roux au MIAM de Sète rassemble un grand nombre de créations ayant une étroite relation au code ou à la fabrication. A l’instar du Prototype de jupe de l’artiste Jeanne Vicerial dont on connaît les très énigmatiques sculptures aux tissages denses de fil noir bien qu’ici le vêtement ne soit qu’une composante de l’installation incluant notamment la machine conçue par l’artiste et dont elle est issue. C’est par conséquent la pratique du tissage et son automatisation, mais à l’échelle d’une pièce unique, qui nous est présentée, au plus près du faire-artistique et en proximité tant avec la recherche que la mode.

Varvara & Mar, Circular Knitic, 2014.

Avec le duo Varvara & Mar, c’est une autre machine tout aussi autonome qui, littéralement, performe. Issue de procédés de fabrication open source, donc possiblement réplicable par toutes et tous, celle-ci tricote sous les regards des spectatrices et spectateurs. C’est donc une fois encore le processus créatif qui, tout au long de l’événement, prime sur la création que les artistes ont toutefois prévu d’accrocher dans l’espace de l’exposition. Par sa longueur attendue, celle-ci devrait permettre de tisser un parcours parmi les œuvres présentées.

Michel Paysant, Vase pour les yeux (Maison Ullens), 2020.

Les quelques pièces que présente Michel Paysant s’articulent autour de sa pratique artistique du eye tracking. L’artiste dessine par son regard augmenté ce que les machines ne font que reproduire. Nous savions que le dessin et plus largement la peinture étaient intimement liés au regard, et plus précisément à l’observation, ces performances nous le confirment. Quant au dessin de la fleur qui orne son Vase pour les yeux en porcelaine de Limoges, il est très strictement conséquent aux mouvements segment après segment de son œil que sa pensée a contrôlé.

Miguel Chevalier, Bella Donna Sive linus hypericum digitalis, 2021.

Les plantes de la série Bella Donna Sive linus hypericum digitalis de Miguel Chevalier appartiennent à la famille des Amaryllidacées. A un détail près puisque leurs graines ne sont autre que des fragments de code. Dans l’espace de l’image, elles émergent et croissent pour finalement se faner selon des cycles de vies artificielles anticipées par l’artiste qui nous en présente aussi les étapes de croissance en sculptures. Ainsi pétries par des procédés d’impression en trois dimensions, elles convoquent les organismes vivants que parfois des couches sédimentaires figent pour l’éternité.

Antoine Schmitt, Grand oblique (détail), 2016.

S’éloignant du tangible sans pour autant rompre totalement avec le réel régi par les lois de la physique, il y a les projections Grand oblique et Ondée sur cube oblique d’Antoine Schmitt. Dans ces deux installations, des myriades de particules de lumière pure n’ont d’existence que le temps de leur chute, aussi virtuelle qu’inexorable. Ces deux créations qui s’exécutent en temps réel témoignent de la prise en compte des pratiques génératives de l’art par les principaux acteurs de l’écosystème de l’art. Il n’est jamais trop tard. C’est aussi de cela dont il est question au Musée International des Arts Modestes de Sète.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Sommerer & Mignonneau

Interactive Plant Growing, 1992.

L’exposition monographique The Artwork as a Living System de Christa Sommerer & Laurent Mignonneau à l’OÖ Landes-Kultur de Linz en Autriche retrace trente années d’expérimentations artistiques. Parmi les plus anciennes, citons l’installation Interactive Plant Growing (1992) qui est devenue une pièce majeure de l’histoire des arts numériques. Effleurer les cinq plantes de l’espace physique revient à en activer les doubles virtuels vidéoprojetés. Nous nous sommes habitués à interagir sur notre environnement, pourtant, l’idée que ce soit au travers du vivant continue de nous émerveiller.

HAZE Express, 1999.

L’interaction est au centre des pratiques développées par les deux artistes mais ce sont les contextes qui font évoluer les problématiques abordées. Car avec HAZE Express (1999), c’est sur le paysage se déroulant inéluctablement que l’on agit via la vitre d’un wagon. Or les philosophes des sciences comme Etienne Klein ont pour habitude de comparer le temps à un train dont nous ne serions que les passagers. Dans ce cas, le choix par le duo du décor d’un train pour agir symboliquement sur le temps, comme nous le faisons aujourd’hui si intuitivement avec les chronologies de nos interfaces, s’avère être d’une justesse absolue.

Eau de Jardin, 2004.

Au fil du temps, donc de l’évolution des technologies utilisées par Christa Sommerer & Laurent Mignonneau, leur esthétique aussi a changé. Avec Eau de Jardin (2004), par exemple, les spectatrices et spectateurs qui agissent encore sur les excroissances de plantes dans l’image interagissent plus globalement sur le vaste monde qui leur fait face. Celui-ci s’est éclairci, c’est-à-dire qu’une fine brume matinale a remplacé le fond noir des écrans à tubes cathodiques au travers desquels ils ont tant observé le monde qui se mettait en place, bien avant que ne se développe l’imaginaire des Métavers.

The Value of Art, 2010.

Avec The Value of Art (2010), c’est sur le maché de l’art, ou plus exactement sur la valeur de l’art comme le titre nous l’indique, que les artistes se penchent avant que celle-ci ne devienne centrale à une autre tendance, celle des NFT pour Non Fungible Tokens. Les dispositifs techniques qui augmentent quelques peintures ainsi recyclées permettent de quantifier les temps que spectatrices et spectateurs passent à les observer. Cette économie de l’attention renvoyant à la pensée duchampienne qui veut que ce soit “le regardeur qui fasse l’œuvre », plutôt que la spéculation.

People on the Fly, 2016.

Enfin, avec People on the Fly (2016), c’est le public qui, entrant dans l’image de ce dispositif vidéo en circuit fermé, devient la composante essentielle de l’œuvre. Là, précisément, où nous sommes assaillis par des nuées de mouches virtuelles. Spectatrices et spectateurs initient alors quelques stratégies allant de l’attirance à l’évitement. Quand ce sont les insectes ou plutôt les algorithmes les faisant se mouvoir qui “en réalité” décident de leurs cibles. Ce dispositif résume à lui seul assez bien la démarche de Christa Sommerer & Laurent Mignonneau dont les créations sont à la croisée des actions des artistes eux-mêmes, des technologies de l’autonomie mises en place et des publics qui les activent.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Des Imaginaires Numériques

Dasha Ilina, Do Humans Dream of Online Connection? 2021.

La Biennale Chroniques qui se déploie sur les villes de Aix-en-Provence, Marseille et Avignon s’articule autour des Imaginaires Numériques. Le titre de l’installation Do Humans Dream of Online Connection? de Dasha Ilina présentée dans l’exposition États de veille de la Friche la Belle de Mai à Marseille illustre parfaitement l’univers de l’événement. Car s’il est un espace dédié à l’imaginaire, c’est bien celui des rêves que nous devons préserver comme l’ultime lieu propice à la déconnection.

Olivier Ratsi, Avancée immobile, 2022.

Quelques étages plus bas, on passe de l’intime au monumental avec le dispositif sonore et lumineux Avancée immobile d’Olivier Ratsi dont l’expérience est sensorielle, et qui constitue l’une des étapes du parcours d’installations en extérieur. Le lieu, ordinairement un parking, est littéralement effacé par ce qui évoque l’idée du passage et est à la démesure des imaginaires du future que développent les auteurs de science-fiction.

Pierre Pauze, Please Love Party, 2019.

Toujours à la Friche, mais au sein du Panorama, il y a l’exposition After Party qui regroupe les travaux d’artistes dont Pierre Pauze avec deux pièces. La première, Please Love Party, est une installation vidéo issue d’une performance associant un puissant imaginaire des années quatre-vingt, la mémoire de l’eau, à de possibles états modifiés de conscience. La seconde, xSublimatio, poursuit l’expérience aux protocoles résolument scientifiques sur la plateforme NFT faction.art. Or c’est peut-être précisément dans l’interstice qui relie l’espace muséal de celui du web3, que se situe l’un des futurs possibles du Crypto Art.

Dimitri Mallet, Silence Painting, 2015-2022.

A Aix-en-Provence, les lieux sont davantage éparpillés et c’est à la Fondation Vasarely que l’exposition collective Vivre sans témoin problématise l’absence sous diverse formes. Avec Silence Painting de Dimitri Mallet, le monochrome que l’on observe ne se transforme que durant notre silence. Commenter le bleu saturé de sa forme seconde revenant à le faire disparaître, spectatrices et spectateurs se doivent de dissocier le temps de la contemplation de celui de l’échange.

Donatien Aubert, Veille Infinie, 2022.

. A distance de marche de la Fondation, le 3 Bis F présente l’exposition monographique Veille infinie de Donatien Aubert. Au travers d’images de différentes natures entre autres sculptures, celui-ci développe une analyse de l’évolution dans l’histoire des moyens de communication allant du code morse aux médias sociaux. Notre sommeil y apparaissant comme le dernier des espaces à assaillir par les entreprises dont l’économie est basée sur l’attention.

Sophie Whettnall, Les étoiles ne dorment jamais, 2022.

Enfin, et parmi d’autres lieux de la ville, il y a le Pavillon Vendôme que Sophie Whettnall a investi sous l’intitulé des plus poétique Les étoiles ne dorment jamais. Elle y multiplie notamment les projections de paysages sur les papiers peints d’antan de cet ancien hôtel particulier. De la juxtaposition de ses deux couches d’informations, ô combien différentes, et à de multiples égards émerge une forme de langueur de l’avant des imaginaires numériques auquel on s’abandonne idéalement sans notifications.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Du paysage en Arles

Les rencontres qui se tiennent en Arles durant l’été depuis plus de cinquante ans se concentrent essentiellement sur la photographie. Bien qu’il y ait parfois des images en mouvement, sans omettre la Fondation Luma qui les consacre dans sa programmation depuis son inauguration l’année dernière.

Noémie Goudal, Inhale, Exhale, 2021.

Avec sa création Inhale, Exhale présentée à l’église des Trinitaires, Noémie Goudal inscrit sa pratique de la photographie dans le paysage au travers d’une performance filmée. Le public, dans l’instant de sa découverte, ne sait pas exactement ce qu’il observe. Les deux temps composant la respiration qui sont évoqués dans le titre de l’installation correspondent aux étapes de construction et de déconstruction d’un paysage. Les quelques éléments de décor qui augmentent le lieu sont en fait les seuls véritables acteurs qui lentement apparaissent pour enfin disparaître dans un même ordre. A l’apogée de son augmentation, le paysage n’est pas moins réel considérant l’aspect matériel des composants ajoutés. Au point que, parfaitement déconstruite, l’illustration photographique d’un palmier – une essence d’arbre implantée par l’image pour l’occasion – déjà nous manque. Le travail accompli par l’artiste se fait couche par couche, dans l’image comme dans le son et tout particulièrement quand crissements et vrombissements accompagnent le temps d’une réalité se diminuant.

Evan Roth, Landscapes, depuis 2016.

Il est aussi question de paysage au sein de l’exposition Chants du ciel organisée par la commissaire Kathrin Schönegg au premier étage du Monoprix d’Arles. Avec, notamment, l’installation vidéo Landscapes d’Evan Roth. Où une vingtaine d’écrans organisés en grappe magnifient des fragments de nature en les teintant de rose. Le temps, diversement ralenti selon les lieux filmés, ajoute à l’unité de style d’un tel cluster d’images en mouvements. Mais le véritable point commun à toutes ces séquences est tout autre, puisqu’elles ont été tournées là où trafiquent nos données en sous-sol. La vitesse anéantissant les distances quelles qu’elles soient que représentent les câbles Internet est en totale contradiction avec l’apparente quiétude des paysages du dessus. Comme si deux mondes se côtoyaient sans toutefois jamais parvenir à n’en faire véritablement qu’un. Et ce malgré cette tentative désespérée d’inscrire l’infrastructure de l’internet dans le paysage en la rebaptisant cloud tant les nuages sont omniprésents dans les paysages en peinture.

Arthur Jafa, Aghdra, 2021.

Enfin, il y a cette étendue à perte de vue de ce qui pourrait être de la lave craquelée, à peine refroidie, qu’agitent encore quelques forces telluriques des tréfond de la Terre. Si toutefois il s’agissait de notre planète d’un avant ou d’un après le vivant. L’espace de l’image d’Aghdra d’Arthur Jafa que projette la Fondation Luma au sein de la Grande Halle du Parc des Ateliers est celui du jeu vidéo. Le public n’ayant pour se raccrocher au réel que l’idée d’un soleil couchant qui se profile au-delà de l’horizon dont l’infime courbure atteste qu’il s’agit bien d’une planète. Ce travail est singulier dans la carrière de l’artiste car intègrement généré algorithmiquement. Ce qui l’est moins c’est la bande son de ce film de 85’ car elle se présente sous la forme d’un remix étendu aux sons graves amplifié de morceaux de musique afro-américaines ayant traversés le temps. Le rythme que parfois nous croyons reconnaitre constituant la seule trace d’humanité dans ce paysage audiovisuel sans véritable début ni fin évoquant un océan de sècheresse. Pourtant, on le contemple comme la narration sans suspens du possible d’un ailleurs, à mesure que nos chairs sont bercées par les infrabasses de quelques mélodies intemporelles.

Article rédigé par Dominique Moulon

Soleils martiens

L’exposition Soleils martiens de Félicie d’Estienne d’Orves qui se tient au Lieu unique a été organisée par son directeur Eli Commins en collaboration avec le commissaire associé Sean Rose. Intégrant la programmation du Voyage à Nantes, elle rassemble des installations de lumières et d’ombres donnant forme à la distance.

Félicie d’Estienne d’Orves, Eclipse II, 2012-2016.

Félicie d’Estienne d’Orves est une artiste de la lumière que le lointain inspire. Aimant la compagnie des scientifiques, et plus particulièrement celle des astrophysiciens, elle magnifie leurs découvertes ou connaissances. Pour exemple, ces barres en acier qui convoqueraient l’art minimal si des lumières ne les parcouraient lentement. Les pièces de la série Étalon lumière ont pour fonction de nous permettre de mesurer le temps que met la lumière d’objets célestes de notre système solaire pour nous parvenir. La lenteur, lorsqu’elle est extrême, en exprime l’éloignement tout aussi extrême. C’est avec de tels gestes artistiques que, dans l’épure incitant à la contemplation, l’artiste nous communique des informations à même d’activer nos imaginaires. Avec SN 1572 Tycho se présentant sous la forme d’une boite lumineuse qui laisse filtrer des couleurs, elle se réfère tant aux données qu’aux procédés d’observation dans le lointain. Sachant que les spectres de lumières émis par les astres renseignent les astronomes sur les natures de ces même astres, Félicie d’Estienne d’Orves brosse le portrait spectral d’une supernova thermonucléaire de la constellation de Cassiopée. C’est-à-dire qu’une fois encore elle emprunte à l’histoire de l’art cette manière qu’avaient certains peintres de l’abstraction américaine d’agencer les couleurs, en même temps qu’elle use des technologies de son temps – dans ce cas des diodes électroluminescentes – pour nous projeter dans l’imaginaire d’ailleurs dont seuls les scientifiques ont le secret.

L’exposition Soleils martiens nous incite tant à observer qu’à contempler. Considérant l’observation, c’est notamment celle d’une lamelle de météorite de métal dont elle a fait l’acquisition pour nous la présenter à la loupe. Il s’agit d’une Octaédrite dont la surface découpée est étrangement striée au point de ne rien évoquer de naturel. Comme si cet objet, extraterrestre par définition, avait été usiné par une machine que nous n’aurions pas conçue. Et l’on se prend à rêver de ne pas être les seuls dans cette immensité dont la nuit ne révèle que la proximité de quelques étoiles pourtant inatteignables si ce n’est par l’observation et/ou la contemplation. C’est ce que l’installation lumineuse Eclipse II illustre parfaitement. En reconstituant ce moment si rare où la Lune masque le Soleil, Félicie d’Estienne d’Orves se réfère tant aux scientifiques qui en profitent pour observer les éruptions solaires qu’aux civilisations anciennes qui, contemplant l’événement, se devaient d’en imaginer les récits. Quand leurs prêtresses et prêtres se devaient tout autant d’interpréter les passages si réguliers de la lumière à l’obscurité. C’était avant que le coucher de soleil, semblable à celui qui est projeté au Lieu unique, ne soit associé au romantisme d’instants partagés. Mais celui de l’artiste est particulier puisqu’il a été calculé selon des données collectées sur la planète Mars que les auteurs de sciences fiction ont si souvent fantasmée. Les sons de la compositrice Eliane Radique, que les amateurs de musique électronique connaissent bien, participent grandement à suspendre l’image en mouvement. Ils étirent l’instant pour que nous en fassions pleinement l’expérience de pensée tant il est assuré que pour l’essentiel d’entre nous, jamais nous ne vivrons ce qui reste une fiction pour les humains : un coucher de soleil sur Mars. Sachant que seuls des robots de la Nasa en ont fait l’expérience pour nous la procurer.

Et il y a ces espèces de tables sur lesquelles l’artiste a dressé des solides, parallélépipèdes ou sphères, auxquels elle associe des soleils artificiels de fin d’après-midi. Comme s’il s’agissait d’études d’ombres extirpées des anciens traités de perspective. Les ombres sont démesurées quant aux objets qu’elles prolongent. C’est ainsi que Giorgio de Chirico les peignait lorsqu’il voulait lui aussi dilater le temps de ses représentations métaphasiques qui, déjà, anticipaient notre relation à l’espace virtuel des métavers dont on parle tant aujourd’hui. Enfin, il y a ce triptyque de tirages photographiques témoignant des expériences de désert de l’artiste. Soucieuse de se reconnecter à la nature comme le faisaient ses prédécesseurs du Land Art, elle a voyagé avec le matériel lui permettant littéralement de se connecter à quelques objets célestes en pointant des rayons laser dans leur direction. Un résumé par l’image de ses pratiques consistant à associer lumière à connaissance.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.