Fait machine, code sur le fil

Jeanne Vicerial, Prototype de jupe, 2014-2015.

L’exposition Fait machine des commissaires Margherita Balzerani et Noëlig Le Roux au MIAM de Sète rassemble un grand nombre de créations ayant une étroite relation au code ou à la fabrication. A l’instar du Prototype de jupe de l’artiste Jeanne Vicerial dont on connaît les très énigmatiques sculptures aux tissages denses de fil noir bien qu’ici le vêtement ne soit qu’une composante de l’installation incluant notamment la machine conçue par l’artiste et dont elle est issue. C’est par conséquent la pratique du tissage et son automatisation, mais à l’échelle d’une pièce unique, qui nous est présentée, au plus près du faire-artistique et en proximité tant avec la recherche que la mode.

Varvara & Mar, Circular Knitic, 2014.

Avec le duo Varvara & Mar, c’est une autre machine tout aussi autonome qui, littéralement, performe. Issue de procédés de fabrication open source, donc possiblement réplicable par toutes et tous, celle-ci tricote sous les regards des spectatrices et spectateurs. C’est donc une fois encore le processus créatif qui, tout au long de l’événement, prime sur la création que les artistes ont toutefois prévu d’accrocher dans l’espace de l’exposition. Par sa longueur attendue, celle-ci devrait permettre de tisser un parcours parmi les œuvres présentées.

Michel Paysant, Vase pour les yeux (Maison Ullens), 2020.

Les quelques pièces que présente Michel Paysant s’articulent autour de sa pratique artistique du eye tracking. L’artiste dessine par son regard augmenté ce que les machines ne font que reproduire. Nous savions que le dessin et plus largement la peinture étaient intimement liés au regard, et plus précisément à l’observation, ces performances nous le confirment. Quant au dessin de la fleur qui orne son Vase pour les yeux en porcelaine de Limoges, il est très strictement conséquent aux mouvements segment après segment de son œil que sa pensée a contrôlé.

Miguel Chevalier, Bella Donna Sive linus hypericum digitalis, 2021.

Les plantes de la série Bella Donna Sive linus hypericum digitalis de Miguel Chevalier appartiennent à la famille des Amaryllidacées. A un détail près puisque leurs graines ne sont autre que des fragments de code. Dans l’espace de l’image, elles émergent et croissent pour finalement se faner selon des cycles de vies artificielles anticipées par l’artiste qui nous en présente aussi les étapes de croissance en sculptures. Ainsi pétries par des procédés d’impression en trois dimensions, elles convoquent les organismes vivants que parfois des couches sédimentaires figent pour l’éternité.

Antoine Schmitt, Grand oblique (détail), 2016.

S’éloignant du tangible sans pour autant rompre totalement avec le réel régi par les lois de la physique, il y a les projections Grand oblique et Ondée sur cube oblique d’Antoine Schmitt. Dans ces deux installations, des myriades de particules de lumière pure n’ont d’existence que le temps de leur chute, aussi virtuelle qu’inexorable. Ces deux créations qui s’exécutent en temps réel témoignent de la prise en compte des pratiques génératives de l’art par les principaux acteurs de l’écosystème de l’art. Il n’est jamais trop tard. C’est aussi de cela dont il est question au Musée International des Arts Modestes de Sète.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Sommerer & Mignonneau

Interactive Plant Growing, 1992.

L’exposition monographique The Artwork as a Living System de Christa Sommerer & Laurent Mignonneau à l’OÖ Landes-Kultur de Linz en Autriche retrace trente années d’expérimentations artistiques. Parmi les plus anciennes, citons l’installation Interactive Plant Growing (1992) qui est devenue une pièce majeure de l’histoire des arts numériques. Effleurer les cinq plantes de l’espace physique revient à en activer les doubles virtuels vidéoprojetés. Nous nous sommes habitués à interagir sur notre environnement, pourtant, l’idée que ce soit au travers du vivant continue de nous émerveiller.

HAZE Express, 1999.

L’interaction est au centre des pratiques développées par les deux artistes mais ce sont les contextes qui font évoluer les problématiques abordées. Car avec HAZE Express (1999), c’est sur le paysage se déroulant inéluctablement que l’on agit via la vitre d’un wagon. Or les philosophes des sciences comme Etienne Klein ont pour habitude de comparer le temps à un train dont nous ne serions que les passagers. Dans ce cas, le choix par le duo du décor d’un train pour agir symboliquement sur le temps, comme nous le faisons aujourd’hui si intuitivement avec les chronologies de nos interfaces, s’avère être d’une justesse absolue.

Eau de Jardin, 2004.

Au fil du temps, donc de l’évolution des technologies utilisées par Christa Sommerer & Laurent Mignonneau, leur esthétique aussi a changé. Avec Eau de Jardin (2004), par exemple, les spectatrices et spectateurs qui agissent encore sur les excroissances de plantes dans l’image interagissent plus globalement sur le vaste monde qui leur fait face. Celui-ci s’est éclairci, c’est-à-dire qu’une fine brume matinale a remplacé le fond noir des écrans à tubes cathodiques au travers desquels ils ont tant observé le monde qui se mettait en place, bien avant que ne se développe l’imaginaire des Métavers.

The Value of Art, 2010.

Avec The Value of Art (2010), c’est sur le maché de l’art, ou plus exactement sur la valeur de l’art comme le titre nous l’indique, que les artistes se penchent avant que celle-ci ne devienne centrale à une autre tendance, celle des NFT pour Non Fungible Tokens. Les dispositifs techniques qui augmentent quelques peintures ainsi recyclées permettent de quantifier les temps que spectatrices et spectateurs passent à les observer. Cette économie de l’attention renvoyant à la pensée duchampienne qui veut que ce soit “le regardeur qui fasse l’œuvre », plutôt que la spéculation.

People on the Fly, 2016.

Enfin, avec People on the Fly (2016), c’est le public qui, entrant dans l’image de ce dispositif vidéo en circuit fermé, devient la composante essentielle de l’œuvre. Là, précisément, où nous sommes assaillis par des nuées de mouches virtuelles. Spectatrices et spectateurs initient alors quelques stratégies allant de l’attirance à l’évitement. Quand ce sont les insectes ou plutôt les algorithmes les faisant se mouvoir qui “en réalité” décident de leurs cibles. Ce dispositif résume à lui seul assez bien la démarche de Christa Sommerer & Laurent Mignonneau dont les créations sont à la croisée des actions des artistes eux-mêmes, des technologies de l’autonomie mises en place et des publics qui les activent.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Des Imaginaires Numériques

Dasha Ilina, Do Humans Dream of Online Connection? 2021.

La Biennale Chroniques qui se déploie sur les villes de Aix-en-Provence, Marseille et Avignon s’articule autour des Imaginaires Numériques. Le titre de l’installation Do Humans Dream of Online Connection? de Dasha Ilina présentée dans l’exposition États de veille de la Friche la Belle de Mai à Marseille illustre parfaitement l’univers de l’événement. Car s’il est un espace dédié à l’imaginaire, c’est bien celui des rêves que nous devons préserver comme l’ultime lieu propice à la déconnection.

Olivier Ratsi, Avancée immobile, 2022.

Quelques étages plus bas, on passe de l’intime au monumental avec le dispositif sonore et lumineux Avancée immobile d’Olivier Ratsi dont l’expérience est sensorielle, et qui constitue l’une des étapes du parcours d’installations en extérieur. Le lieu, ordinairement un parking, est littéralement effacé par ce qui évoque l’idée du passage et est à la démesure des imaginaires du future que développent les auteurs de science-fiction.

Pierre Pauze, Please Love Party, 2019.

Toujours à la Friche, mais au sein du Panorama, il y a l’exposition After Party qui regroupe les travaux d’artistes dont Pierre Pauze avec deux pièces. La première, Please Love Party, est une installation vidéo issue d’une performance associant un puissant imaginaire des années quatre-vingt, la mémoire de l’eau, à de possibles états modifiés de conscience. La seconde, xSublimatio, poursuit l’expérience aux protocoles résolument scientifiques sur la plateforme NFT faction.art. Or c’est peut-être précisément dans l’interstice qui relie l’espace muséal de celui du web3, que se situe l’un des futurs possibles du Crypto Art.

Dimitri Mallet, Silence Painting, 2015-2022.

A Aix-en-Provence, les lieux sont davantage éparpillés et c’est à la Fondation Vasarely que l’exposition collective Vivre sans témoin problématise l’absence sous diverse formes. Avec Silence Painting de Dimitri Mallet, le monochrome que l’on observe ne se transforme que durant notre silence. Commenter le bleu saturé de sa forme seconde revenant à le faire disparaître, spectatrices et spectateurs se doivent de dissocier le temps de la contemplation de celui de l’échange.

Donatien Aubert, Veille Infinie, 2022.

. A distance de marche de la Fondation, le 3 Bis F présente l’exposition monographique Veille infinie de Donatien Aubert. Au travers d’images de différentes natures entre autres sculptures, celui-ci développe une analyse de l’évolution dans l’histoire des moyens de communication allant du code morse aux médias sociaux. Notre sommeil y apparaissant comme le dernier des espaces à assaillir par les entreprises dont l’économie est basée sur l’attention.

Sophie Whettnall, Les étoiles ne dorment jamais, 2022.

Enfin, et parmi d’autres lieux de la ville, il y a le Pavillon Vendôme que Sophie Whettnall a investi sous l’intitulé des plus poétique Les étoiles ne dorment jamais. Elle y multiplie notamment les projections de paysages sur les papiers peints d’antan de cet ancien hôtel particulier. De la juxtaposition de ses deux couches d’informations, ô combien différentes, et à de multiples égards émerge une forme de langueur de l’avant des imaginaires numériques auquel on s’abandonne idéalement sans notifications.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Du paysage en Arles

Les rencontres qui se tiennent en Arles durant l’été depuis plus de cinquante ans se concentrent essentiellement sur la photographie. Bien qu’il y ait parfois des images en mouvement, sans omettre la Fondation Luma qui les consacre dans sa programmation depuis son inauguration l’année dernière.

Noémie Goudal, Inhale, Exhale, 2021.

Avec sa création Inhale, Exhale présentée à l’église des Trinitaires, Noémie Goudal inscrit sa pratique de la photographie dans le paysage au travers d’une performance filmée. Le public, dans l’instant de sa découverte, ne sait pas exactement ce qu’il observe. Les deux temps composant la respiration qui sont évoqués dans le titre de l’installation correspondent aux étapes de construction et de déconstruction d’un paysage. Les quelques éléments de décor qui augmentent le lieu sont en fait les seuls véritables acteurs qui lentement apparaissent pour enfin disparaître dans un même ordre. A l’apogée de son augmentation, le paysage n’est pas moins réel considérant l’aspect matériel des composants ajoutés. Au point que, parfaitement déconstruite, l’illustration photographique d’un palmier – une essence d’arbre implantée par l’image pour l’occasion – déjà nous manque. Le travail accompli par l’artiste se fait couche par couche, dans l’image comme dans le son et tout particulièrement quand crissements et vrombissements accompagnent le temps d’une réalité se diminuant.

Evan Roth, Landscapes, depuis 2016.

Il est aussi question de paysage au sein de l’exposition Chants du ciel organisée par la commissaire Kathrin Schönegg au premier étage du Monoprix d’Arles. Avec, notamment, l’installation vidéo Landscapes d’Evan Roth. Où une vingtaine d’écrans organisés en grappe magnifient des fragments de nature en les teintant de rose. Le temps, diversement ralenti selon les lieux filmés, ajoute à l’unité de style d’un tel cluster d’images en mouvements. Mais le véritable point commun à toutes ces séquences est tout autre, puisqu’elles ont été tournées là où trafiquent nos données en sous-sol. La vitesse anéantissant les distances quelles qu’elles soient que représentent les câbles Internet est en totale contradiction avec l’apparente quiétude des paysages du dessus. Comme si deux mondes se côtoyaient sans toutefois jamais parvenir à n’en faire véritablement qu’un. Et ce malgré cette tentative désespérée d’inscrire l’infrastructure de l’internet dans le paysage en la rebaptisant cloud tant les nuages sont omniprésents dans les paysages en peinture.

Arthur Jafa, Aghdra, 2021.

Enfin, il y a cette étendue à perte de vue de ce qui pourrait être de la lave craquelée, à peine refroidie, qu’agitent encore quelques forces telluriques des tréfond de la Terre. Si toutefois il s’agissait de notre planète d’un avant ou d’un après le vivant. L’espace de l’image d’Aghdra d’Arthur Jafa que projette la Fondation Luma au sein de la Grande Halle du Parc des Ateliers est celui du jeu vidéo. Le public n’ayant pour se raccrocher au réel que l’idée d’un soleil couchant qui se profile au-delà de l’horizon dont l’infime courbure atteste qu’il s’agit bien d’une planète. Ce travail est singulier dans la carrière de l’artiste car intègrement généré algorithmiquement. Ce qui l’est moins c’est la bande son de ce film de 85’ car elle se présente sous la forme d’un remix étendu aux sons graves amplifié de morceaux de musique afro-américaines ayant traversés le temps. Le rythme que parfois nous croyons reconnaitre constituant la seule trace d’humanité dans ce paysage audiovisuel sans véritable début ni fin évoquant un océan de sècheresse. Pourtant, on le contemple comme la narration sans suspens du possible d’un ailleurs, à mesure que nos chairs sont bercées par les infrabasses de quelques mélodies intemporelles.

Article rédigé par Dominique Moulon

Soleils martiens

L’exposition Soleils martiens de Félicie d’Estienne d’Orves qui se tient au Lieu unique a été organisée par son directeur Eli Commins en collaboration avec le commissaire associé Sean Rose. Intégrant la programmation du Voyage à Nantes, elle rassemble des installations de lumières et d’ombres donnant forme à la distance.

Félicie d’Estienne d’Orves, Eclipse II, 2012-2016.

Félicie d’Estienne d’Orves est une artiste de la lumière que le lointain inspire. Aimant la compagnie des scientifiques, et plus particulièrement celle des astrophysiciens, elle magnifie leurs découvertes ou connaissances. Pour exemple, ces barres en acier qui convoqueraient l’art minimal si des lumières ne les parcouraient lentement. Les pièces de la série Étalon lumière ont pour fonction de nous permettre de mesurer le temps que met la lumière d’objets célestes de notre système solaire pour nous parvenir. La lenteur, lorsqu’elle est extrême, en exprime l’éloignement tout aussi extrême. C’est avec de tels gestes artistiques que, dans l’épure incitant à la contemplation, l’artiste nous communique des informations à même d’activer nos imaginaires. Avec SN 1572 Tycho se présentant sous la forme d’une boite lumineuse qui laisse filtrer des couleurs, elle se réfère tant aux données qu’aux procédés d’observation dans le lointain. Sachant que les spectres de lumières émis par les astres renseignent les astronomes sur les natures de ces même astres, Félicie d’Estienne d’Orves brosse le portrait spectral d’une supernova thermonucléaire de la constellation de Cassiopée. C’est-à-dire qu’une fois encore elle emprunte à l’histoire de l’art cette manière qu’avaient certains peintres de l’abstraction américaine d’agencer les couleurs, en même temps qu’elle use des technologies de son temps – dans ce cas des diodes électroluminescentes – pour nous projeter dans l’imaginaire d’ailleurs dont seuls les scientifiques ont le secret.

L’exposition Soleils martiens nous incite tant à observer qu’à contempler. Considérant l’observation, c’est notamment celle d’une lamelle de météorite de métal dont elle a fait l’acquisition pour nous la présenter à la loupe. Il s’agit d’une Octaédrite dont la surface découpée est étrangement striée au point de ne rien évoquer de naturel. Comme si cet objet, extraterrestre par définition, avait été usiné par une machine que nous n’aurions pas conçue. Et l’on se prend à rêver de ne pas être les seuls dans cette immensité dont la nuit ne révèle que la proximité de quelques étoiles pourtant inatteignables si ce n’est par l’observation et/ou la contemplation. C’est ce que l’installation lumineuse Eclipse II illustre parfaitement. En reconstituant ce moment si rare où la Lune masque le Soleil, Félicie d’Estienne d’Orves se réfère tant aux scientifiques qui en profitent pour observer les éruptions solaires qu’aux civilisations anciennes qui, contemplant l’événement, se devaient d’en imaginer les récits. Quand leurs prêtresses et prêtres se devaient tout autant d’interpréter les passages si réguliers de la lumière à l’obscurité. C’était avant que le coucher de soleil, semblable à celui qui est projeté au Lieu unique, ne soit associé au romantisme d’instants partagés. Mais celui de l’artiste est particulier puisqu’il a été calculé selon des données collectées sur la planète Mars que les auteurs de sciences fiction ont si souvent fantasmée. Les sons de la compositrice Eliane Radique, que les amateurs de musique électronique connaissent bien, participent grandement à suspendre l’image en mouvement. Ils étirent l’instant pour que nous en fassions pleinement l’expérience de pensée tant il est assuré que pour l’essentiel d’entre nous, jamais nous ne vivrons ce qui reste une fiction pour les humains : un coucher de soleil sur Mars. Sachant que seuls des robots de la Nasa en ont fait l’expérience pour nous la procurer.

Et il y a ces espèces de tables sur lesquelles l’artiste a dressé des solides, parallélépipèdes ou sphères, auxquels elle associe des soleils artificiels de fin d’après-midi. Comme s’il s’agissait d’études d’ombres extirpées des anciens traités de perspective. Les ombres sont démesurées quant aux objets qu’elles prolongent. C’est ainsi que Giorgio de Chirico les peignait lorsqu’il voulait lui aussi dilater le temps de ses représentations métaphasiques qui, déjà, anticipaient notre relation à l’espace virtuel des métavers dont on parle tant aujourd’hui. Enfin, il y a ce triptyque de tirages photographiques témoignant des expériences de désert de l’artiste. Soucieuse de se reconnecter à la nature comme le faisaient ses prédécesseurs du Land Art, elle a voyagé avec le matériel lui permettant littéralement de se connecter à quelques objets célestes en pointant des rayons laser dans leur direction. Un résumé par l’image de ses pratiques consistant à associer lumière à connaissance.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Phylogenèse inverse

L’exposition Chronicles from a near Future conçue par la commissaire Ana Ascencio à iMAL Bruxelles regroupe deux installations d’envergure. L’une, intitulée Phylogenèse inverse, des artistes Golnaz Behrouznia et Dominique Peysson, propose de reconsidérer le vivant selon des imaginaires se situant à la croisée des arts et des sciences.

Golnaz Behrouznia & Dominique Peysson, Phylogenèse inverse, 2022.
Création scénographique de Rémi Boulnois. Design sonore de Florent Colautti.

L’installation Phylogenèse inverse a été créée en mars 2022 à l’occasion du Festival Canal Connect de Madrid. Et c’est dans une configuration similaire qu’on la retrouve au centre d’art iMAL de Bruxelles dédié aux pratiques et cultures numériques. Elle rassemble plusieurs pièces des artistes Golnaz Behrouznia et Dominique Peysson – qui est aussi scientifique –, autour d’un même concept imaginé par elles-mêmes : la phylogenèse inverse. Rappelons ici que la phylogénie est une discipline visant à étudier les liens entre les organismes vivants et ceux qui ont disparu. Alors que les deux artistes, littéralement, la renversent pour envisager des êtres vivants étant à même de revenir à des stades antérieurs au fil de leurs évolutions, de générations en générations. Sans s’interdire d’hybrider de telles chimères aux techniques ou technologies contemporaines pour nous mener selon un parcours “inverse” d’exposition jusqu’à l’origine de la vie dont nous ne savons si peu.

La forme de l’œuvre sculptée par la lumière et associant des objets en vitrines aux cartels les décrivant avec minutie est résolument muséale. Alors que l’imaginaire est essentiellement scientifique. Force est de reconnaître que la nature est inspirante. Pour exemple, il y a cette méduse nommée Turritopsis nutricula, originaire des Caraïbes, dont des chercheuses et chercheurs ont découvert qu’elle pouvait inverser le processus de son vieillissement ! Quant à la relative diversité des organismes présentés à iMAL, elle évoque l’extrême variété des espèces dont témoignent les schistes de Burgess au Canada datant de plus de cinq cents milliers d’années. C’est-à-dire quand la vie s’essayait sous des formes extravagantes qui ne sont jamais parvenues jusqu’à nous.

La visite de cette œuvre en exposition invite à en accepter les projets d’êtres vivants sans se soucier de leur viabilité ni distinguer l’inerte du vivant pour, simplement, en apprécier la poésie. C’est un bien autre regard sur l’évolution qui est proposé, invitant à reconsidérer l’idée même de progrès, un concept qui n’a jamais été autant questionné qu’en cette époque d’une post-modernité sans fin. L’idée étant, au terme du parcours à étapes que l’on est invité à suivre scrupuleusement, de s’approcher de cet instant lointain où la vie est subrepticement apparue à la surface de notre planète. Et aux artistes d’évoquer la comète du système solaire 67P/TG que les astronomes Klim Ivanovitch Tchourioumov et Svetlana Ivanovna Guérassimenko ont découvert en 1969. Bien avant que la sonde Rosetta ne renseigne d’autres scientifiques quant à la possible présence de vie sur d’autres planètes !Phylogenèse inverse est donc une installation qui s’observe comme le font ordinairement les scientifiques autant qu’elle se lit telle une fiction. Elle compte parmi ces œuvres dont l’imaginaire conduit à la connaissance. Rien n’est vrai quand tout nous apparaît vraisemblable, ou presque, et que la poésie des formes sans retenue aucune s’appuie sur des faits scientifiques établis. Les musées d’art et de science ayant en commun, à leur sortie, de nous rendre au monde avec plus de questions que nous n’en avions quand nous en avons franchi les portes.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Je viens de te voir en rêve

Marion Roche, Je viens de te voir en rêve, 2022.

Nos rêves ne sont autres que des situations où l’on réassemble lieux, êtres ou objets qui nous sont familiers avec une extrême créativité. Nous y retrouvons par conséquent régulièrement des proches, d’où l’expression usuelle « Je viens de te voir en rêve » qui est aussi le titre de l’œuvre de Marion Roche. Il s’agit d’une sculpture dont la forme résolument organique convoque la nature car elle est structurée tel un arbre ou une fleur. Pour celles et ceux ayant une curiosité scientifique, le tronc ou la tige qui est en métal renvoie aussi au neurone comme nous le représentent les neuroscientifiques. A ce propos, Marion Roche a collaboré avec des chercheuses et chercheurs en neurosciences qui ont enregistré son activité cérébrale afin que celle-ci donne forme à quelques rêveries extirpées de sommeils paradoxaux.

Nos songes sont propices à la métamorphose au point que se les remémorer les altère. Quand cette plasticité est au cœur de ce que, dans cette création, on identifie comme des feuilles ou pétales. Rien, dans la partie supérieure de Je viens de te voir en rêve, n’est figé comme c’est la règle lorsqu’il est question du vivant. Parce qu’il est hydrophile, l’un des matériaux innovants composant cette sculpture la rend sensible à l’hygrométrie et plus encore à l’humidité que les conservatrices et conservateurs de musées d’ordinaire redoutent au point de multiplier les capteurs dans leurs institutions. Bien au contraire, l’artiste attend des médiatrices et médiateurs des espaces de présentation de son œuvre matérialisant ses rêves qu’ils l’humidifient de temps à autre afin de garantir que, jamais, elle ne soit véritablement identique à elle-même. Issue d’un procédé que l’on qualifie d’impression en quatre dimensions, celle-ci est donc résolument générative et cela à de multiples égards, tant dans les processus de sa fabrication que dans les conditions de sa monstration.

A l’entrée, il y a donc les rêves dont Marion Roche a témoigné au travers de séances d’électroencéphalographie. Se refusant d’y lire de simples données, elle les envisage comme autant de textures lui permettant de générer les éléments translucides dont nous savons l’extrême variabilité. Considérant les micromouvements dans la durée de cette création sculpturale, c’est à l’art cinétique que l’on pense inévitablement. On peut aussi y voir une évocation de l’aspect éphémère des œuvres de Land Art. Quoi qu’il en soit, dans sa globalité, la forme de Je viens de te voir en rêve est conséquente à l’observation scientifique du vivant comme à la considération de processus cognitifs. Et c’est en cela que le travail de Marion Roche s’inscrit dans la continuité des recherches des artistes-ingénieurs d’antan. De Léonard de Vinci qui pratiquait la dissection pour améliorer sa connaissance du corps humain à Wolfgang von Kempelen tentant de simuler les mécanismes de la pensée avec son automate joueur d’échecs.

Une gravure de Sébastien Leclerc datant de 1698 en atteste : il y avait autrefois une Académie des Sciences et des Beaux-Arts dédiée au Roy. De nos jours, de plus en plus d’artistes, à l’instar de Marion Roche, apprécient la compagnie des scientifiques. Ensemble, ils partagent les formes de créativités qui leur sont propres, sans omettre ce sens de l’observation qui leur est commun. Et, enfin, cette capacité à contempler, si ce n’est à rêver, tout en nous incitant à en faire de même avec les résultats de leurs recherches communes. De tout cela il est donc question avec Je viens de te voir en rêve, d’art et de science, comme des formes d’observations menant aux rêveries qui augmentent la connaissance de soi en cet environnement d’objets techniques qui est nôtre.

Rédigé par Dominique Moulon pour le Prix MAIF pour la sculpture.

Exposition Art Me!

Jeanne Susplugas, I will sleep when I’m dead, 2020.

A l’origine de l’exposition Art Me!, il y a la volonté de reconsidérer aujourd’hui ce qui unit les artistes à leurs œuvres qu’ils ou elles habitent, peuplent d’individus ou ouvrent au public. L’idée, donc, comme Allan Kaprow le suggérait déjà dans les années soixante, que rien ne doit séparer l’art de la vie comme l’attestent ses Essays on the Blurring of Art and Life (1993). Quand il est encore de nos jours des artistes pour pratiquer le happening. Que ce soit en toute discrétion, dans l’espace public, comme au regard de toutes et tous sur l’Internet, ou usant autant de la magie que de l’efficience des technologies contemporaines pour incarner leurs créations.

Force est de reconnaître qu’il est bien des techniques qui incitent les artistes à repenser la nature de leurs relations aux modèles qui, littéralement, “peuplent” leurs œuvres. On pense ici à celles du scanning, de la modélisation ou de la motion capture quand il ne s’agit pas d’intelligence artificielle. Les modèles ainsi représentés sont à l’exacte mesure de vrais gens. Des détails, comme on pourrait le penser, mais qui sont de nature à renforcer l’empathie d’un public se reconnaissant inévitablement dans un geste ou une posture étrangement si familière.

Mais les vraies révolutions, dans l’art, se jouent aussi dans les démocratisations des pratiques artistiques au travers d’innovations grand public allant du film Kodak à l’iPhone d’Apple. Sans omettre les plateformes de partage, là précisément où les pratiques artistiques se mêlent aux pratiques amateurs, sans que l’on sache bien qui influence qui ! Combien d’artistes se fournissent, en effet, en images en les traquant par leurs noms d’indexation au royaume des émojis pour en générer des collages se poursuivant bien au-delà des cadres ?

Enfin, il y les œuvres dont nous sommes les héros. Des créations dont on fait l’expérience, tant par la manipulation que dans le virtuel. En interaction, nous magnifions des objets techniques. En immersion, sans corps aucun, nous devenons la composante essentielle de l’œuvre que l’on achève. Quand nous ne sommes pas, tout simplement, l’œuvre elle-même. Comme les artistes du happening et plus largement de la performance qui, dans l’action, non seulement font acte de création, mais aussi sont création. Ce qui nous renvoie à la traduction française, plus précise encore, de l’ouvrage d’Allan Kaprow : L’art et la vie confondus.

Avec Aram Bartholl, Chun Hua Catherine Dong, Mikhail Margolis, Sabrina Ratté, Marie Serruya, Pierrick Sorin,  Jeanne Susplugas, Penelope Umbrico, Universal Everything, Éric Vernhes et Du Zhenjun à la galerie Charlot du 21 avril au 30 juillet 2022.

Topographies de la lumière

Pascal Haudressy, Heart, 2009.

L’exposition Topographies de la lumière de la commissaire Domitille d’Orgeval regroupe les œuvres de treize artistes dont Pascal Haudressy, disparu en 2021, auquel elle rend hommage. Sa création vidéo intitulée Heart représente un cœur qu’une infinité de lignes de lumières rouges anime dans l’absence du fond noir d’un écran. Il nous apparaît que tous les filaments définissant l’organe sont autonomes bien qu’une force de l’invisible parvienne tant bien que mal à les contenir pour fait un tout. Une telle organisation algorithme du chaos illustre parfaitement la complexité du vivant.

Vera Röhm, Laborinth – La nuit est l’ombre de la terre en 251 langues, 2007-2021.

En cette exposition de la Topographie de l’Art du quartier du Marais à Paris, la lumière est la composante essentielle à toutes les installations. Comme Laborinth de Vera Röhm qui répète la phrase à la justesse absolue du linguiste allemand Johann Leonhard Frisch « La nuit est l’ombre de la terre » en 251 langues et autant de typographies. Considérant les traités de perspective, la nuit ne serait autre que l’ombre propre de la sphère Terre, alors qu’elle est bien davantage dans toutes les cultures du monde. Et qu’il est vraisemblablement autant de langues pour écrire la nuit qu’il est d’interprétations pour ces interruptions temporaires de lumière qui rythment la vie.

Félicie d’Estienne d’Orves, Mars, 2016, série Étalons lumière.

Artistes et scientifiques ont en commun de refuser les limites que tracent les horizons pour tenter d’observer plus loin encore. C’est ainsi que Félicie d’Estienne d’Orves a conçu ses Étalons lumières dont celui dédié à la planète Mars. Sur un mètre de métal, la lumière se déplace selon le temps qu’elle met en minutes pour nous parvenir de la planète rouge que les dirigeants de grandes firmes du digital nous disent viable. La distance que l’artiste nous permet d’appréhender avec son appareil œuvre de mesure nous confirme qu’il n’est point pour l’heure de planète B pour l’humanité.

Jeanne Berbinau Aubry, Le Plus Court Chemin, 2021 (détail).

S’il est des concepts qui s’affranchissent des distances comme des échelles, celui du “plus court chemin” que Jeanne Berbinau Aubry interroge, au travers de la lumière ou plus exactement de l’énergie, en est un. Celle-ci assemble des éléments de verrerie de laboratoire pour obtenir des sculptures animées par d’infimes variations de lumières colorées. Son approche s’inscrit dans la continuité des œuvres de néon qu’elle se refuse de contraindre pour écrire ou dessiner. A l’inverse, c’est l’instabilité qu’elle met en lumière dans son usage de gaz que les scientifiques qualifient de “nobles”.

Gladys Nistor, Broken Space, 2015.

Enfin, parmi les Topographies de la lumière exposées, l’installation Broken Space de Gladys Nistor est d’un minimalisme extrême puisqu’il ne s’agit en réalité que d’un aplat de lumière blanche projeté qui complète parfaitement deux étendues de peinture noire au mur. Pour autant, l’effet ainsi obtenu est d’une intense subtilité qui induit que l’on prenne le temps d’en saisir la finitude. C’est l’exemple même du presque rien que les artistes parfois élèvent au rang de chef-d’œuvre. Alors que la lumière, ici encore, agit sur le public comme une incitation à la contemplation.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Den of Wolves

L’installation vidéo Den of Wolves, point d’orgue de l’exposition Power Trip de Jonathan Monaghan présentée la galerie parisienne 22,48m2, symbolise parfaitement cette tendance numérique qui se déploie actuellement dans la sphère de l’art.

Jonathan Monaghan, Den of Wolves, 2020, courtesy 22,48m2.

L’architecture, dans l’esthétique de Jonathan Monaghan, tient un rôle essentiel tant elle structure la narration en niveau comme c’est le cas dans les jeux vidéo. Conçue pour être visionnée en environnement, sa séquence Den of Wolves exposée actuellement chez 22,48m2 est une boucle parfaite au sein de laquelle on entre donc sans se soucier de quelque temporalité que soit. Toute en transition et dans une relative lenteur, elle rassemble des fragments de lieux comme on le fait en rêvant des utopies que nos expériences du réel tentent en vain d’organiser. Le Capitole des États-Unis y occupe une belle place, pourtant il est intéressant de remarquer que l’artiste américain en a initié la représentation avant l’assaut de Washington. Le monument, à lui seul, incarne si parfaitement l’expression du pouvoir politique, mais il est aussi associé aux grandes enseignes que l’on devine ici et là, de la firme Apple au Whole Foods Market. Des marques qui, quant à elles, symbolisent les formes d’un capitalisme sans aspérité aucune. La catastrophe, pourtant, est là en filigrane pour émerger enfin au sein d’un hypermarché aux rayons totalement vides, ou quand le rêve devient cauchemar. Ne serait-ce pas là, dans une société de l’abondance, l’expression même de ce que Paul Virilio qualifiât autrefois “d’accident totale” ? L’histoire nous ayant enseigné que bien des révoltes ont été fomentées sur des pénuries alimentaires.

Jonathan Monaghan, Den of Wolves, 2020, courtesy 22,48m2.

Dans sa parfaite symétrie et avec son dôme central, la vue du capitole nous renvoie tout naturellement aux représentations des cités idéales de la Renaissance italienne. Quand le petit monde de Jonathan Monaghan est tout aussi désert, une désertion que les vélos électriques sans loueuses ni loueurs soulignent. Nous sommes possiblement dans l’après immédiat d’une catastrophe où seuls trois loups errent à la recherche d’indices exprimant le pouvoir absolu de celles et ceux qui règnent sans partage sur leurs royaumes ou empires. C’est ainsi que les canidés respectivement se saisissent d’une cape rouge, d’un sceptre et d’un globe d’or. Il n’y a donc personne en ce lieu à la l’extrême blancheur que tissus matelassés et dorures étincelantes magnifient. Personne, si ce n’est les trois quadrupèdes aux missions bien établies et une sorte de monstre dont les yeux ne sont autre que des caméras de vidéosurveillance que l’on associe alors aux portiques de sécurité qui ponctuent le long cheminement des caméras virtuelles. Quand l’extrême quiétude qui émerge de la blancheur acidulée de Den of Wolves est si palpable qu’elle en devient suspecte, presque menaçante. Et que nous sommes, quand toute résistance nous apparaît futile et que nos paupières s’alourdissent, sous l’attirance conjuguée des apparats du pouvoir absolu et des marques au design bien soigné. Quel serait alors le réel qu’un tel rêve éveillé ne masquerait que partiellement ?

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.