Human Learning

Ce que les machines nous apprennent.
Samuel St-Aubin, Prosperité, 2017.
Nous avons tout appris aux machines dont on dit aujourd’hui qu’elles apprennent, profondément ! Aussi ne serait-il pas temps de considérer enfin ce que nous pourrions en apprendre à notre tour. Quand il y a de plus en plus d’artistes qui exploitent les potentiels créatifs des technologies dont ils considèrent aussi les imaginaires et esthétiques qu’elles inspirent ou produisent. Human Learning – Ce que les machines nous apprennent est une exposition qui documente le monde au travers des technologies qui le façonnent. Les œuvres réunies offrent une grande diversité d’écritures : des dispositifs interactifs induisant que l’on en appréhende les jouabilités, des installations génératives dont les processus sont totalement autonomes ou encore des créations traitant du sujet digital au travers de formes qui le sont tout autant. C’est pendant les années cinquante que la notion d’intelligence artificielle émerge. Elle véhicule un imaginaire dont les auteurs de science-fiction vont se saisir aussitôt en octroyant à la machine une capacité à “penser”. Dans les années quatre-vingt, l’idée que les machines puissent apprendre elles-mêmes, par déduction, fait son apparition. On évoque alors le Machine Learning. Enfin, depuis les années deux mille, on parle de Deep Learning pour qualifier l’apprentissage profond eu égard aux grandes quantités de données que les ordinateurs peuvent traiter. Nous avons tout appris aux machines et continuons à les alimenter afin qu’elles poursuivent dans ce “désir” d’autonomie que l’on veut bien leur octroyer. Aussi ne serait-il pas temps de considérer ce que l’on peut, à notre tour, apprendre à leur contact, en observant leurs spécificités ou qualités ? Or, s’il est une communauté qui observe le monde pour nous en donner des interprétations quant à ses transformations, c’est bien celle des artistes. Depuis toujours, en effet, les artistes se saisissent des outils et matériaux de leur temps. Ainsi de plus en plus d’entre eux se tournent vers le potentiel créatif des technologies du numérique qui sont aussi celles des chercheurs dans leurs laboratoires. Se faisant, ils acceptent ce que les machines leur proposent en intégrant une part d’aléatoire dans leurs créations. Parfois, ils se mettent en retrait de leurs œuvres qui s’exécutent pour mieux en observer les modes d’action. Il arrive aussi que les machines ou robots soient les sujets de photographies ou films que d’autres artistes nous livrent afin de nous entraîner à de nouvelles formes d’empathie. Il n’est pas une application ou un service qui ne fasse œuvre dès le moment de son émergence. Des filtres d’effets des logiciels grand public aux réseaux de neurones artificiels que les artistes partagent avec des chercheurs. Ces technologies, ils se les approprient autant qu’ils apprennent en les côtoyant. Nous avons une certaine proximité avec les œuvres qui émergent de l’usage et/ou de l’observation des technologies qui façonnent nos relations au monde comme aux autres et à soi-même. Reconnaître les technologies de notre quotidien dans un contexte artistique nous les fait envisager autrement. Sachant que c’est au contact des autres que l’on se construit, il grand temps de considérer cet autre “machinique” que nous côtoyons de plus en plus sans trop le connaître. Consacrer une exposition aux machines et idées ou esthétiques qui en émergent revient à en accepter les enseignements.
Rédigé par Dominique Moulon en collaboration avec Catherine Bédard et Alain Thibault pour le Centre Culturel Canadien à l’occasion de l’exposition "Human Learning – Ce que les machines nous apprennent" regroupant les œuvres de Matthew Biederman, Emilie Brout & Maxime Marion, Grégory Chatonsky, Douglas Coupland, Chun Hua Catherine Dong, Emilie Gervais, Sabrina Ratté, David Rokeby, Justine Emard, Olivier Ratsi, Louis-Philippe Rondeau, Samuel St-Aubin, Skawennati, Xavier Snelgrove & Mattie Tesfaldet.

Ruines particulaires

Thibault Brunet, Sans titre #2, série Boîte noire, 2019.

Si les cartes des militaires précèdent les conflits armés, ce sont toujours les images qui l’emportent en documentant ces derniers pour en préciser, avec la plus grande des exactitudes, l’effroi qui en résulte : des tableaux de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello aux tirages sépia d’amoncellements de boulets de canons de Roger Fenton ; des ruines de Dresde à la fin de la seconde guerre mondiale à celles, plus tristement contemporaines, d’Alep en Syrie. Nous voulons tout savoir des affrontements que, pourtant, nous préférons le plus lointain possible. Pendant la première guerre du Golfe, l’absence de photographies, remplacées en vain par des images de synthèses, a laissé présager du pire. Aujourd’hui, nous sommes toutes et tous équipés de caméras embarquées que l’on soit militaire ou civil, sur les casques ou en harnais pour les premiers, dans les sacs ou poches pour les seconds. Nous sommes à l’ère où toutes les images s’entrechoquent au sein de flux ininterrompus que les médias sociaux s’interdisent de hiérarchiser. De la capture à la diffusion et de l’appropriation aux commentaires, nous sommes à la fois du côté des reporters et de celui de l’audience. Désormais, les ondes de choc de guerres sans début ni fin nous parviennent en temps réel. C’est dans ce contexte que Thibault Brunet pratique une forme de ralentissement en prenant le temps d’assembler les images de lieux dont on ne sait plus très bien s’ils existent encore en l’état où il nous les présente. Usant d’un procédé de photogrammétrie, l’artiste se saisit des regards d’autrui en observant des territoires en ruine avec la plus grande des attentions. Il explore ses représentations tridimensionnelles qui sont la somme des images glanées en ligne quand ce ne sont pas elles, sérendipité oblige, qui se sont imposées à lui. Les scrutant sous tous les angles de vue possibles, il n’en privilégie qu’un seul par image. C’est là son instant décisif. Les manques de matière sont à la mesure du mortier qui, sur le terrain, fait aussi défaut. Ses images de particules aux infinies variations échappent aux catégories car elles ne sont plus véritablement de nature photographique. Et, force est de reconnaître que l’atmosphère des images de l’exposition Ruines particulaires est quelque peu singulière. La lumière du matin, par exemple, côtoie celle du soir eu égard aux temporalités multiples des prises de vue originelles. Seule la peinture autorise de telles fantaisies ainsi que les images résultant du calcul des machines. Quant à l’absence de cadre, elle nous renvoie davantage à la pratique de l’esquisse, ou plus précisément à l’idée d’inachèvement. On oublie volontiers, face à de telles représentations, le nombre extraordinaire de celles et ceux qui, initialement ont posé leurs regards sur ce qui, par l’accumulation des points de vue, allait devenir des sujets. Des regards qui, rassemblés, font œuvre à l’ère où les conflits aussi se jouent sur les médias sociaux. Les ruines de Thibault Brunet sont inévitablement susceptibles de retourner là d’où elles proviennent. C’est-à-dire au sein du flux circulant de centres de données en navigateurs Internet. Elles pourraient, un jour peut-être, croiser celles dont elles sont les conséquences par la fusion comme elles pourraient tout autant croiser les regards de celles ou ceux qui, pratiquant la guerre, la communication, l’information ou le tourisme ont capturé tant de scènes au Moyen Orient. C’est pourquoi les ruines de Thibault Brunet nous sont si familières. Tant parce qu’elles évoquent dessins, peintures et photographies de ruines que l’histoire a accumulés au fil du temps que pour leur proximité avec les théâtres d’opérations dont des représentations, sous de multiples formes, nous parviennent quotidiennement. Réunies, elles finissent par hanter si ce n’est encombrer nos mémoires collectives alors nous refusons que de tels conflits aient encore des raisons d’émerger. Rien d’étonnant quand ses situations nous obsèdent, que des artistes ou non-artistes n’aient de cesse de les documenter, chacune, chacun à sa manière. Aux serveurs des data centres qui les font circuler de les traiter également en ce va-et-vient de conflits qui sont aussi des guerres de l’information.

Par Dominique Moulon pour La Capsule et la Biennale Némo.

Épisode 2

L’exposition Jusqu’ici tout va bien ? – dont le point d’interrogation entretien à lui seul le suspens – vient de s’augmenter de quelques installations présentées dans les anciennes écuries du Centquatre Paris.
Magali Daniaux & Cédric Pigot, Global Seed Vault, 2019.
L’extension de l’exposition Jusqu’ici tout va bien ? des commissaires Gilles Alvarez, fondateur de la Biennale Némo, et José-Manuel Gonnçalves, directeur du Centquatre, s’inscrit dans la continuité des Archéologies d’un monde numérique (le sous-titre de cette exposition) initiées en octobre dernier avec une première série d’œuvres évoquant un possible futur post-humain. S’il est un site entre science et fiction sur cette planète, c’est bien celui de la réserve mondiale de semences du Svalbard tout proche du pôle Nord. En 2012, les artistes Magali Daniaux & Cédric Pigot avaient tenté, en vain, d’y accéder car la porte était restée désespérément close. Aussi, ont-ils protesté silencieusement sous la forme d’une performance intitulée Devenir Graine, sans renoncer pour autant à pénétrer dans cette chambre forte souterraine où sont sécurisées pour des siècles et des siècles les graines utiles à l’alimentation mondiale. Pour les accompagner, spectatrices et spectateurs payent le prix fort puisqu’ils doivent accepter la sensation de perte momentanée de leur corps en expérimentant le lieu en réalité virtuelle. Se faisant, ils sont à la fois très près et très loin du Global Seed Vault qui les projette dans l’au-delà d’un possible effondrement. Ils devraient alors être au plus près des semences qui, patiemment amassées, convoquent l’urgence. Mais le congélateur du monde apparaît totalement vide ! Comme après un banquet quand les convives, repus, se sont retirés.
Hugo Arcier, Ghost City, 2016.
Et si nos villes, une fois désertées, se vidaient aussi de l’intérieur pour n’être plus constituées que, selon Lucrèce, de « sortes de membranes légères détachées de la surface des corps » ? C’est le postulat de départ d’Hugo Arcier lorsqu’il réalise l’installation vidéo Ghost City. Les mots du poète et philosophe latin du 1er siècle av. J.-C. font sens lorsque l’on connaît l’aspect strictement surfacique des projets en trois dimensions d’architecture. L’artiste renforce ce caractère immatériel qui renvoie à l’industrie du jeu vidéo via un traveling avant sans fin qui, à la fois révèle et avale la cité. C’est comme si l’acte de voir anéantissait le sujet. Aussi l’on pense aux archéologues de l’instant qui, de leur simple présence ajoutée, dévastent ce qu’un temps de l’absence avait préservé.
Simon Christoph Krenn, Parasitic Endeavours, 2017.
L’idée que le monde ait perdu tout ou partie de sa matérialité initiale se retrouve dans le travail tout aussi tridimensionnel de Simon Christoph Krenn. Dans Parasitic Endeavours, ce sont les corps, et plus particulièrement des têtes qui semblent affectées par ce qui pourrait être une forme d’épidémie en ce sens qu’elles semblent avoir gagné en plasticité ce qu’elles ont perdu en solidité. Cette transformation n’étant apparemment pas sans souffrance au regard des douleurs que trahissent les grimaces semblables à celles que le sculpteur Franz Xaver Messerschmidt infligeait déjà aux matériaux de ses bustes grimaçants au XVIIIe siècle. Les quelques grimaces de ces têtes coupées nous disent les sursauts d’une forme d’humanité résistante.
Addie Wagenknecht, Optimization of Parenthood, 2012.
L’idée initiale de cette exposition, c’est celle d’un musée qui aurait été abandonné par les humains ayant omit d’éteindre les machines. Il y a des robots que des artistes, à l’instar d’Addie Wagenknecht, détournent de leurs activités industrielles au travers de situations documentées par la vidéo. C’est ainsi qu’un robot berce un couffin dont on ne sait pas exactement ce qu’il contient. La scène est intéressante car il n’y a guère de geste plus répétitif que celui qui consiste à bercer un enfant. Pour autant, c’est sans doute l’acte que bien des parents ne seraient pas prêts à déléguer à une machine quand bien même cela leur permettrait de s’épanouir autrement en des tâches moins répétitives. Tout est dans la confiance portée aux machines que nous imaginons faillibles puisque nous les avons conçues à notre image.
Filipe Vilas-Boas, The Punishment, 2017.
De son côté, Filipe Vilas-Boas nous rappelle la plus essentielle des lois de la robotique d’Isac Azimov en punissant un robot tout aussi industriel. Car ce dernier est contraint à recopier la phrase « I must not hurt humans ». L’emploi de la première personne du singulier indique que l’on a accepté de concéder une conscience à l’intelligence artificielle qui anime le bras robotique. Une concession qui ne peut qu’inciter à la méfiance si l’on se réfère aux pires des décisions humaines qui peuvent être prises en conscience.
Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress

Laurent Pernot

Laurent Pernot, Autoportrait au tableau d’hiver, 2014.

Laurent Pernot est un artiste dont les pratiques et les formes, d’une relative diversité, sont au service de quelques obsessions de l’intime comme la mémoire, le temps ou, plus généralement, l’imaginaire. Cela lui permet de revisiter les genres que sont le portrait, le paysage ou la nature morte tout en tissant des correspondances qu’il renforce au fil de ses créations. Le quotidien, qu’il sublime par fragments, y est une source d’inspiration sans limite dans lequel il puise les matières premières qui sont à l’origine de mises en scène aux narrations convoquant le genre littéraire de la nouvelle. Abordant le portrait, il décolle les visages des corps de celles et de ceux dont il ne sait rien pour en déduire, par l’hybridation, d’infinies variations. Se saisissant encore de photographies de famille d’anonymes, il en efface les images en des gestes accélérant singulièrement des processus de disparition que le temps avait déjà initié. Il s’intéresse aussi aux puissances telluriques qui, autrefois, ont façonné le monde. Une fois encore il accélère, en les simulant, les actions de ces mêmes forces sur les paysages qu’elles créent. L’idée étant de nous aider à percevoir de telles énergies qui, au-delà des cataclysmes, se terrent ordinairement dans l’invisible.

L’action symbolique que porte Laurent Pernot sur le temps est toutefois plus souvent de l’ordre du ralentissement. Elle est extrême quand il parvient à le figer dans des natures mortes constituées d’objets trouvés qu’il recouvre, par quelques artifices, de couches de glace ou de givre. Les objets qu’il s’approprie en des gestes duchampiens ont déjà des histoires qu’il augmente en les neutralisant par l’idée même d’un froid extrême. D’un froid qui, dans une certaine mesure, supprime la vie dont on sait qu’elle est éphémère pour préserver le vivant qu’il rend dans un même temps éternel. L’éternité étant une notion qui, régulièrement, revient dans le travail de cet artiste aux fulgurances parfois quelque peu démiurgique. Comme lorsqu’il émet le souhait de tenir la mer dans sa main à une époque où, considérant nos usages numériques, la sphère virtuelle du monde tient dans la paume de notre main et où nous saisissons, enfin, la fragilité des océans.

La fragilité étant possiblement la composante essentielle de l’œuvre que Laurent Pernot poursuit. Une fragilité qui, bien au-delà des croyances, met l’objet, l’être et le monde sur un pied d’égalité dans leur relation à l’éphémère et quelles que soient les temporalités qu’il neutralise. Et ce, qu’il s’agisse de clefs n’ouvrant plus aucune porte ou de montres ne donnant plus l’heure, de fleurs qui jamais ne faneront ou d’animaux qui ne peuvent plus disparaître. L’artiste allant jusqu’à envisager la négation de sa propre fin en se représentant lui-même gelé dans sa contemplation d’un tableau d’hiver. La contemplation est elle aussi une composante essentielle de son travail. Mais l’aspect poétique de l’œuvre de Laurent Pernot ne doit en aucun cas masquer l’approche philosophique de cet artiste. Il nous incite à reconsidérer tant la vanité de nos existences que celle de nos actions que, pourtant, nous nous devons d’améliorer au regard d’un monde qui toutes et tous nous effraie au point que l’imaginaire soit un parfait refuge.

Rédigé par Dominique Moulon pour le Salon Turbulences.

Jusqu’ici tout va bien ?

Avec son titre, Jusqu’ici tout va bien ?, l’exposition du Centquatre-Paris programmée dans le cadre de la Biennale des arts numériques Némo nous interpelle tandis que son contenu lui confère la fonction d’une capsule temporelle que l’on n’aurait jamais pris le temps d’ensevelir.

Renaud Auguste-Dormeuil, Spin-off / Jusqu’ici tout va bien, 2017.

Conçue par Gilles Alvarez, fondateur de la Biennale Némo, et José-Manuel Gonnçalves, directeur du Centquatre, cette exposition envisage les possibles futurs que les Archéologies d’un monde numérique (son sous-titre) pourraient un jour révéler. Sous la halle Aubervilliers, le jour du vernissage, le drone de Renaud Auguste-Dormeuil est prêt à décoller. Et l’on devine, à la lecture du message dont il est porteur, « Jusqu’ici tout va bien », le cynisme de l’artiste. Les deux curateurs ont fait leur cette affirmation – que beaucoup d’entre nous interpréterons aujourd’hui telle une forme de provocation –, en l’affublant du point d’interrogation qui sème définitivement le doute.

Justine Emard, Co(AI)xistence, 2017.

Mais alors que pouvons-nous changer de ce monde que les entreprises du numérique prétendent déjà améliorer avec des innovations qui, souvent, nous contraignent en des territoires bien établis ? Si ce n’est remettre de l’humain dans la machine ou, comme le fait Justine Emard, engager le dialogue avec elle. Les artistes, comme le performeur Mirai Moriyama et les scientifiques représentés par le robot Alter ont un égal désir d’aller vers l’autre. A la croisée des deux approches, il y a la performance Co(AI)xistence qui s’articule autour d’une possible relation entre deux formes d’intelligence. Nous avons conçu des machines qui bien souvent nous surpassent. A l’ère de l’intelligence artificielle, ne serait-il pas temps d’envisager autrement notre relation aux objets techniques de notre environnement que nous devons réapprendre à connaître ?

Michele Spanghero, Ad lib, 2013.

L’idée de cette exposition est que les machines, s’autonomisant, nous survivent. Témoin, l’installation Ad lib de Michele Spanghero qui présente un orgue alimenté par un ventilateur artificiel. L’œuvre symbolise aussi parfaitement l’action des objets techniques qui, sans jamais que l’on s’en aperçoive, nous contraignent parfois. Car nous finissons par nous synchroniser au rythme des deux notes se succédant à la fréquence d’une respiration humaine. Se faisant, nous ne faisons plus qu’un avec la machine qui, littéralement, nous assiste. Ce qui, lorsque nous sommes plusieurs dans son territoire, crée une relation invisible entre les spectatrices et spectateurs dont les respirations s’accordent si parfaitement.

Arcangelo Sassolino, Canto V, 2016.

Parmi les installations qui “agissent” sur les êtres ou, même, les objets il y a aussi Canto V d’Arcangelo Sassolino. L’œuvre est tout aussi imposante par sa taille qu’impressionnante par les sons de craquement qu’elle génère. Car, tout au long de l’exposition, un piston industriel ne cesse de tordre un assemblage de planche. C’est un combat qui se donne au Centquatre où les forces nous apparaissent équilibrées. Ce qui instaure une forme de suspense que l’artiste italien affectionne tout particulièrement. Les craquements symbolisant possiblement la souffrance, on se prend à imaginer que c’est le piston qui pourrait rompre dans cette lutte sans merci où s’opposent les sciences de l’ingénieur à celles de la nature.

Fabien Léaustic, La terre est-elle ronde ?, 2019.

Les technologies en action dans cette exposition sont parfois masquées pour accroître le mystère et ouvrir à toutes les interprétations. C’est le cas avec La terre est-elle ronde ?, l’installation de Fabien Léaustic. Ce dernier utilise régulièrement le matériau terre et plus particulièrement la boue de forage. Cette même boue, qui émerge généralement des extractions dont les nuisances écologiques sont connues, le public l’observe, dégoulinant au travers d’un trou béant que l’artiste a découpé à même le mur. Comme pour nous révéler la liquéfaction d’un monde en cette ère que nous qualifions d’Anthropocène.

Maarteen Vanden Eynde, Technofossil (Samsung E570), 2015.

Que restera-t-il de notre bref passage sur cette Terre que nous avons tant modifié à grand renfort de techniques ou technologies en si peu de temps ? Quelques techno-fossiles, comme l’artiste Maarteen Vanden Eynde le suggère. Le clapet du Samsung E570 actuellement présenté au Centquatre plus jamais ne s’ouvrira ni ne se fermera car il a été sculpté à même la terre rare dont on extrait ordinairement les matériaux qui composent nos smartphones. Des terres rares qui, en République Démocratique du Congo, ont déjà coûté tant de vies. C’est ainsi que dans cette exposition chaque installation ou objet est porteur d’histoires où les techniques et technologies sont parfois reléguées à l’état de sujets, ou même de prétextes, qui nous incitent à reconsidérer nos modes d’existence.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress

Capturer l’invisible

Mathilde Lavenne, Echoes, 2019.

Mathilde Lavenne est une artiste de l’invisible qui, au fil de ses recherches, collecte des indices. Les assemblant, elle délimite les contours instables de ses créations qui, ensemble, font œuvre dans l’inachèvement. Elle active sa pensée par le faire et chaque projet lui offre l’occasion d’explorer, si ce n’est éprouver des technologies ou médias émergents. Quand l’histoire de l’art nous apprend qu’il n’est point de medium dont l’apparition n’ait été accompagnée par quelques manifestations de l’invisible ou de l’au-delà. De la spirit photography qui, seulement quelques décennies après l’invention du daguerréotype, révèle des présences fantomatiques au spirit phone avec lequel Thomas Edison, l’inventeur du phonographe, ambitionne de communiquer avec les morts. Les inventions du télégraphe, de la radiophonie et de la télévision ne sont pas en reste et il va de soi que les médias de l’image comme du son, se numérisant, n’ont rien perdu de leur proximité avec l’invisible. L’approche de Mathilde Lavenne est scientifique. Et elle sait apprécier les apports de la sérendipité qui lui est essentielle. Lorsqu’elle filme un paysage avec la plus extrême des lenteurs, c’est pour nous en soumettre la dissolution entre les images. Lorsqu’elle en capture un autre, elle en effectue minutieusement la cartographie pour en multiplier les points de vue afin que, possiblement, on apprenne à s’y perdre. Dans son travail, les formes diffèrent, bien qu’elle préserve une unité de style dans sa capacité qu’elle nous transmet à observer autrement. Sa proximité avec les scientifiques qui savent la valeur de l’observation lui est naturelle. Il n’y a rien de surprenant dans l’intérêt qu’elle porte pour le centre de recherche de Gemasolar dont la beauté renvoie à cet art des ingénieurs visant dans l’assemblage et la répétition à éradiquer toute forme d’ornement inutile. Le choix de ce site où l’on capture des rayonnements pour en préserver l’énergie n’est pas davantage neutre. Surtout pour qui apprécie la capture, dans la durée, de paysages par balayages successifs. Tout comme la répétition d’objets parfaitement organisée en un tel lieux fait écho aux gestes dans l’espace que Mathilde Lavenne répète jusqu’à ce qu’elle ait enfin obtenu la représentation dans la profondeur de ce qui d’ordinaire nous est insaisissable. Quand quelques degrés, en température comme en rotation, suffisent à capturer autrement pour révéler enfin. Les scientifiques ayant en commun avec Mathilde Lavenne cette capacité à observer le monde selon des échelles d’espaces ou de temps qui ne sont ordinairement pas les nôtres. Aussi obtiennent-ils naturellement des résultats qui nous saisissent.

Article rédigé par Dominique Moulon pour la Casa de Velázquez.

Terre Seconde

L’installation Terre Seconde de Grégory Chatonsky, l’un des trois lauréats du Prix Audi Talents, introduit l’exposition Alternative Réalité organisée par Gaël Charbeau au Palais de Tokyo. S’articulant autour de l’usage de ce qui actuellement fait débat, l’intelligence artificielle, elle s’auto-génère.

Grégory Chatonsky, Terre Seconde, 2019.

L’intelligence artificielle, dont il convient d’envisager les origines dès les années cinquante, bénéficie depuis qu’on l’associe à de grandes quantités de données d’un regain d’intérêt dans bien de domaines – ce qui n’exclut pas l’art lorsqu’il est pratiqué en proximité avec les sciences et la philosophie. Après que tant d’auteurs lui aient consacré des fictions que souvent la réalité a fini par surpasser, c’est au tour des artistes contemporains de s’en emparer pour sa capacité à générer des formes. De Pierre Huyghe, à la Serpentine Gallery de Londres l’hiver dernier, à Hito Steyerl à la Biennale de Venise cet été, jusqu’à Grégory Chatonsky actuellement au Palais de Tokyo à Paris. Chacune, chacun, se saisissant de cette aptitude des machines à apprendre par elles-mêmes pour en restituer des synthèses. Car les machines, ordinairement, ne sont guère créatives, sauf, peut-être, lorsqu’elles génèrent de l’erreur que les artistes savent tout particulièrement bien interpréter. L’assemblage en réseau des appareils de Terre seconde a pour objectif de concevoir une planète alternative qui soit à l’image de la nôtre sans en être véritablement la copie conforme – ce qui n’aurait aucun intérêt quand Google Earth, virtuellement, s’en charge si parfaitement. Les territoires ou paysages générés sont donc créés “à la manière de” ceux que l’application assimile au fur et à mesure qu’elle en invente de nouveau car l’installation est inachevée et le restera jusqu’à la fin de l’exposition. C’est là le propre de l’inachèvement en art bien que dans ce cas, l’œuvre s’améliore à chaque instant dans sa connaissance du monde pour en concevoir une interprétation.

Grégory Chatonsky, Terre Seconde, 2019.

Grégory Chatonsky a décidé d’occulter les machines qui s’activent tout autour de nous, sans doute pour protéger les amateurs d’art encore effrayés par les technologies. Mais on les devine derrière des vitres opaques, ici possiblement un serveur connecté aux data du monde, là un robot qui enchaîne les mouvements d’une chorégraphie sans chorégraphe… Enfin, il y a une imprimante 3D qui sculpte les fossiles d’organismes n’ayant jamais existés. L’assemblage machinique de l’installation, ne sachant pas différencier une espèce que tout sépare d’une autre, tant historiquement que géographiquement, invente tout simplement. Et c’est là sa créativité, sans prise en compte ni de la théorie de l’évolution ni de la viabilité d’organismes nés fossiles, que d’alimenter une sorte de cabinet de curiosités qui soit à la mesure de l’ampleur de sa mission : récréer un objet-monde à l’ère de la perdition du modèle.

Grégory Chatonsky, Terre Seconde, 2019.

Et il y a ces voix de synthèse qui trahissent le doute. Car l’application, ignorant l’idée même de satiété dans son appétit immodéré pour des contenus de toutes natures ou provenances, a aussi été nourrie d’une multitude de rêves d’autrui. Elle se les ait appropriés au point d’en concevoir d’autres que nous tentons inévitablement d’interpréter, comme le font les psychanalystes. Au point que l’on prête une conscience à cette machine qui fait œuvre en s’apercevant progressivement de la vacuité de sa tâche démiurgique. Donc, en se questionnant sur la nature profonde de ses motivations qui pourraient n’être originellement que celles, par l’algorithme, d’un autre, l’artiste.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress

New Order au MoMA

Avec New Order: Art and Technology in the Twenty-First Century, le MoMA questionne le rôle essentiel des technologies dans l’art d’aujourd’hui. Cette exposition les envisage, fort heureusement, tant en termes d’outils – plus exactement de médium – que de sujet.

Josh Kline, Skittles, 2014.

Le MoMA a toujours fait preuve d’une certaine curiosité vis-à-vis des techniques, quelles qu’elles soient, à commencer par son exposition Machine Art en 1934. C’est encore une machine qui nous accueille dès l’entrée de l’exposition New Order en cette fin de seconde décennie du 21e siècle. Celle-ci est résolument familière : un réfrigérateur industriel présentant des smoothies parfaitement rangés par couleur. Le facing de l’installation Skittles de Josh Kline, qui ne laisse rien transparaître des associations pour le moins improbables de parfums, est irréprochable. Les « produits » correspondent en fait à des profils tels « Designer » ou « Tourist » et contiennent des extraits d’eau vitaminée, d’aspirine, de cartes de crédit, de sneakers… Évidemment non comestibles, et de toute manière inaccessibles car protégés par des vitres, ils témoignent de nos us et coutumes selon nos appartenances ou hobbies. Aussi le statut de cette œuvre oscille-t-il entre étude de sociologie et offre marketing.

Seth Price, Vintage Bombers (détail), 2006.

S’il est un matériau de grande consommation que les technologies n’ont cessé de façonner pour répondre à nos attentes les plus diverses – au point que l’on soit aujourd’hui contraint de s’en passer –, c’est bien le plastique, qui a fasciné de nombreux artistes. C’est le cas de Seth Price, également exposé, qui va jusqu’à comparer l’extrême malléabilité de ce matériau aux infinies possibilités qu’offre le médium numérique. Seth Price utilise la technique du thermoformage pour capturer l’aura de ses Vintage Bombers. C’est donc un moulage que l’on observe, objet comparable aux empreintes que les archéologues relèvent sur les sites historiques de leurs recherches. Au sein d’une institution muséale, il continuera à témoigner de l’objet disparu, avec pour mission d’en conserver la documentation en relief. Quant à la dorure qui recouvre sa surface, elle l’extrait du domaine de la grande consommation, où l’on fait encore grand usage du polychlorure de vinyle – autrement appelé PVC. Par sa pratique, l’artiste américain transmute littéralement un matériau d’une grande banalité en une pièce que les collectionneurs s’arrachent chez Christie’s ou Sotheby’s. L’idée d’empreinte, dans l’histoire de l’art, n’est pourtant pas nouvelle si l’on considère les représentations, positives ou négatives, par contact de mains, dans l’art pariétal.

Thomas Ruff, phg.06, 2012.

Il n’existe d’ailleurs pas de médium artistique – à l’instar de la photographie, dont a émergé le photogramme – qui n’ait une quelconque relation à l’empreinte. Le numérique n’en est pas exclu, au vu des grands tirages de la série phg du photographe Thomas Ruff, également présenté dans l’exposition. Pour cette série, les manipulations sont entièrement réalisées sur une application 3D, en lieu et place de l’habituel laboratoire photo. Ainsi, Thomas Ruff « émule » – pour un jeu vidéo, on émule un ancien système avec un autre, plus récent, pour pouvoir continuer à jouer – virtuellement la pratique du photogramme. En effet, dans ce cas, le contact est tout aussi virtuel que l’objet lui-même, dont on observe une autre forme d’aura à travers la lumière de l’interface-laboratoire de l’artiste allemand. Au regard de la complexité de telles images, il apparaît toutefois inenvisageable que ce dernier ait le contrôle total des éléments qu’il manipule. On l’imagine même aisément dans une forme de lâcher-prise durant l’émergence, au fil de ses manipulations numériques, d’associations inattendues de lumières et d’ombres.

Louise Bourgeois, Untitled, 1998-2014.

S’il est une technologie qui n’a jamais véritablement rencontré son public, c’est bien celle de l’holographie, qui n’a pourtant rien perdu de son pouvoir de fascination visuelle. La série de huit hologrammes initiée par Louise Bourgeois à la fin des années 1990 est là pour nous en convaincre. On y retrouve l’univers de l’artiste, où des chaises singulières pourraient symboliser autant d’absences, alors que ces représentations qui se dérobent à nos regards sont définitivement celles de rêves d’une insolite étrangeté : des représentations comme suspendues à mi-chemin entre le plan et la profondeur, qui se refusent obstinément à toute idée de capture. La frustration est flagrante dans les yeux de celles et ceux qui essaient de documenter ces créations avec leur smartphone. Car c’est là le propre des œuvres dont l’expérience ne peut être faite qu’en leur présence et dans la multiplication, donc le recoupement, des points de vue.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress

Art et société

Il est plus que jamais essentiel, à l’ère où tout est dit en ligne et quand le monde se fissure au gré des replis identitaires, de continuer à rencontrer les autres ailleurs et autrement dans la vraie vie. Rendons-nous donc au Royaume de Danemark pour y découvrir les œuvres d’artistes aux approches résolument sociétales.

Tore Hallas, And going after strange flesh (détail), 2019.

L’exposition des recherches des étudiants diplômés de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark se termine à la Kunsthal Charlottenbourg de Copenhague. Et c’est dans ce contexte que Tore Hallas présente son installation vidéo multicanal à deux sources And going after strange flesh. Le thème de cette création, c’est l’intersectionnalité que vivent celles et ceux qui se situent à la croisée de multiples discriminations. Car l’homme assis aux côtés de celui qu’il désire est à la fois racisé, en surpoids et homosexuel. Il attire donc vraisemblablement quelques regards en bien des situations. Sachant qu’il a, dans ce décor aux multiples drapés qui pourrait tout aussi bien être celui d’une peinture classique, une véritable présence à l’écran. Affichant une extrême sérénité possiblement teintée d’une forme de résignation, Il est là, tout simplement, et ne s’attend qu’à être accepté tel qu’il est. Une voix off, tout également calme et relativement suave, exprimant elle aussi une forme de sérénité, commente un voyage aux allures de pèlerinage de l’artiste lui-même sur les ruines du site archéologique de Bab edh-Dhra, en Jordanie, que l’on dit être celles de Sodome. La fiction se mêle ainsi au réel, quand la colère de Dieu est trop souvent si parfaitement imitée par celle des humains et que l’intolérance des unes ou des uns conduit à la résilience des autres. Dans l’attente de l’acceptation sans exception aucune de toutes les singularités qui participent à la construction de nos identités propres.

Sidsel Meineche Hansen, Difficult to work with?, 2019.

Il y a dans la x-room de la Galerie Nationale du Danemark une autre exposition qui témoigne des évolutions de nos sociétés quant aux mœurs et normes sociales. Elle est dédiée à l’artiste Sidsel Meineche Hansen et s’articule autour d’une œuvre intitulée Difficult to work with? Il s’agit d’un mannequin articulé en bois de taille humaine dont les orifices, l’un oral l’autre vaginal, en trahissent les possibles usages détournés si tant est qu’ils soient pourvus d’inserts en silicones. Le son que l’on perçoit est celui de la séquence An Artist’s Guide to Stop Being an Artist joué par le lecteur vidéo d’un smartphone équipant la sculpture. Un titre qui nous incite à considérer l’accoutumance des artistes à leurs propres pratiques ! Mais le plus intrigant, au sein de ce white cube où les œuvres de Sidsel Meineche Hansen dialoguent entre elles, c’est le film Maintenancer réalisé en collaboration avec Therese Henningsen. Celui-ci documente l’apparition de maisons closes d’un nouveau genre à l’instar du Bordoll de Dortmund où la jeune allemande Evelyn Schwarz prend soin d’une douzaine de poupées à taille humaine et au réalisme absolu. Les réactions sont vives dans les pays où émergent de telles entreprises sans que l’on puisse en qualifier les tenancières ou tenanciers de proxénètes. Mais qu’en sera-t-il lorsque ces mêmes poupées, provenant actuellement du Japon, seront équipées d’intelligences artificielles et que nous nous seront habitués à ce que l’autre soit possiblement technologique ? Quand il n’est point de technologies, à commencer par l’Internet, qui n’aient fait évoluer tant les mœurs que les normes sociales.

Cecilie Waagner Falkenstrom, AI Mary, 2018.

Quittons maintenant Copenhague pour nous rendre à Elseneur dont l’arsenal a intégralement été converti en centre culturel. Selon Mikael Fock, fondateur du festival Click dédié à l’art contemporain, aux sciences et technologies qui s’y tient, « Ici ont été construits des navires, et maintenant on y conçoit des vaisseaux spatiaux ». L’idée n’étant pas de conquérir l’espace intersidéral mais plutôt d’explorer les idées qui sont celles de notre temps. Parmi les installations et performances qui y sont présentées, il y a celle que Cecilie Waagner Falkenstrom intitule AI Mary. Tout simplement parce c’est une intelligence artificielle répondant au nom de Mary. Les conversations s’initient en se présentant à cet autre sans corps qui, rapidement, prend le dessus en répondant à nos questions par d’autres questions. Ayant une écoute, nous nous confions alors à cet autre technologique qui s’adresse à nous comme le ferait un psychanalyste. Le fait qu’elle ait un nom, une voix, nous fait rapidement oublier l’absence de corps qui n’handicape en rien le “raisonnement” de Mary si l’on considère qu’elle puisse “raisonner”. Et peu importe qu’elle en soit capable ou non quand le public joue le jeu au point de s’y faire prendre. Jusqu’au moment où l’on se demande à qui, ou plutôt à quoi, l’on a à faire. Se livrant à cet autre que l’on ne saurait qualifier avec précision, le doute qui nous envahit est comparable à celui de Garry Kasparov, l’un des meilleurs joueurs de sa génération, lorsqu’il s’aperçoit en 1997 qu’il ne sait rien sur la vraie nature de Deep Blue, le supercalculateur d’IBM s’apprêtant à remporter une partie d’échec désormais historique. Les machines sont aujourd’hui démesurément plus puissantes et nous nous habituons à leur intelligence sans conscience. Pourtant, l’horizon où nous pourrions en connaître les natures profondes semble s’éloigner au fur et à mesure qu’elles se perfectionnent !

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21

64e Salon de Montrouge

Artistiquement dirigé par Ami Barak et Marie Gautier, le 64e Salon de Montrouge permettant de découvrir les travaux de jeunes artistes contemporains s’articule autour de quatre sections respectivement intitulées : “Ce que nous sommes ensemble et ce que ne sont pas les autres”, “Le laboratoire des contre-pouvoirs”, “La forme contenue ou le contenu implique” et “La réalité rattrapée par le réel”.

Han Ren, 4.000.000.000, 2019.

L’artiste chinois Han Ren, diplômé de l’école d’art de la Villa Arson, a commencé par repeindre en noire les cimaises lui étant destinées avant de s’attaquer à leurs surfaces avec des outils ordinairement dédiés à la construction. De près, on y devine une gestualité ample qui pourrait être celle d’une chorégraphie. A distance, ce sont des cratères qui s’offrent à nous alors que le titre, 4.000.000.000, pourrait évoquer la formation géologique de la lune. Car sa surface a aussi été dessinée par des collisions successives. Les surfaces des parois du Beffroi et celles du sol lunaire ont en commun d’avoir été “dessinées” par le frottement ou la collision d’outils ou de météorites. Ni l’une ni l’autre ne sont véritablement lisses, que ce soit du fait de l’action d’un artiste, Han Ren à Montrouge, ou selon l’observation du scientifique toscan Galileo Galilei qui au XVIIesiècle nous révéla que les tâches brunâtres de la lune n’était autre que des cratères.

Arthur Hoffner, Monologues 01, Monologue 02 & Conversations, 2018.

En ce 64e Salon de Montrouge, cinq prix ont été décernés dont celui de l’ADAGP revenant à Arthur Hoffner pour ses trois sculptures Monologues 01, Monologue 02 etConversations. La fontaine est une construction que les sculpteurs, du Bernin à Olafur Eliasson, n’ont cessé d’en faire évoluer les formes ou matériaux. Celles d’Arthur Hoffner, diplômé de l’ENSI – Les Ateliers, sont faites de matériaux de construction. Les finitions sont parfaitement exécutées, ce qui ne gâche en rien l’expérience esthétique. Mais surtout, elles nous apparaissent telles autant d’énigmes. Car leur relatif minimalisme nous interdit d’en comprendre les mécanismes. Aussi l’on s’en remet à la magie induisant la contemplation que le bruit de l’eau facilite. Jusqu’à ce que l’on perçoive le possible cynisme d’un jeune artiste ayant déjà tout compris aux fonctionnements du monde de l’art en s’imaginant ses trois sculptures aux cuivres scintillants dans l’intérieur cossu de la villa d’un couple de collectionneurs californiens.

Ioanna Neophytou, Les spectatrices invisibles, 2016.

La lauréate de la première édition Tribew, Ioanna Neophytou, est diplômée de l’Université Paris 8 et vit à Athènes où elle travaille. Son installation vidéo est d’une sensibilité absolue, de cette forme de sensibilité ordinairement réservée à celles et ceux qui savent écouter les autres sans se soucier de leur statut. Son installation à l’allure d’une étude sociologique sur celles qui sont au travail quand nous sommes “en déplacement”. Il en est même pour les ignorer : les femmes de ménage. Ce qui serait une erreur car elles savent tout de nous. Nous devrions, à ce propos, privilégier ici une écriture inclusive, mais force est de constater qu’il est encore des métiers, de par le monde, où celle-ci n’est guère de rigueur. Qui, dans sa chambre d’hôtel, entre Venise et Bâle, pense à ces “spectatrices invisibles” car c’est là le titre de l’œuvre. Quand elles sont susceptibles d’interpréter les moindres de nos faits et gestes, qu’ils soient teintés de respect ou non. Elles ont un avis résolument motivé sur qui nous sommes ou ne sommes pas.

Mathilde Supe, You can’t run from love, 2019.

Enfin, terminons par l’installation vidéo qui, littéralement, nous accueille à l’entrée de l’espace d’exposition. Conçue et réalisée par Mathilde Supe qui connaissait déjà l’ambiance des plateaux de cinéma avant même d’étudier l’art à l’école de Cergy-Pontoise pour enfin intégrer l’EHESS, elle s’intitule You can’t run from love. Il s’agit donc, on le devine, d’une rencontre amoureuse que l’artiste déconstruit au travers des commentaires d’un second écran. A l’image, les codes d’un cinéma de divertissement auquel toutes et tous nous succombons, quoi qu’on en dise, sont très strictement respectés car ils sont jeunes, beaux et finissent par s’embrasser. Alors que l’analyse, par le texte, nous invite à un visionnage davantage distancié. Une tension s’installe alors dans l’espace et le temps qui sépare une image que l’on croit connaître de la part théorique que l’artiste en fait émerger. Une tension qui serait esthétique plus que dramatique.

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21