L’installation Terre Seconde de Grégory Chatonsky, l’un des trois lauréats du Prix Audi Talents, introduit l’exposition Alternative Réalité organisée par Gaël Charbeau au Palais de Tokyo. S’articulant autour de l’usage de ce qui actuellement fait débat, l’intelligence artificielle, elle s’auto-génère.
L’intelligence artificielle, dont il convient d’envisager les origines dès les années cinquante, bénéficie depuis qu’on l’associe à de grandes quantités de données d’un regain d’intérêt dans bien de domaines – ce qui n’exclut pas l’art lorsqu’il est pratiqué en proximité avec les sciences et la philosophie. Après que tant d’auteurs lui aient consacré des fictions que souvent la réalité a fini par surpasser, c’est au tour des artistes contemporains de s’en emparer pour sa capacité à générer des formes. De Pierre Huyghe, à la Serpentine Gallery de Londres l’hiver dernier, à Hito Steyerl à la Biennale de Venise cet été, jusqu’à Grégory Chatonsky actuellement au Palais de Tokyo à Paris. Chacune, chacun, se saisissant de cette aptitude des machines à apprendre par elles-mêmes pour en restituer des synthèses. Car les machines, ordinairement, ne sont guère créatives, sauf, peut-être, lorsqu’elles génèrent de l’erreur que les artistes savent tout particulièrement bien interpréter. L’assemblage en réseau des appareils de Terre seconde a pour objectif de concevoir une planète alternative qui soit à l’image de la nôtre sans en être véritablement la copie conforme – ce qui n’aurait aucun intérêt quand Google Earth, virtuellement, s’en charge si parfaitement. Les territoires ou paysages générés sont donc créés “à la manière de” ceux que l’application assimile au fur et à mesure qu’elle en invente de nouveau car l’installation est inachevée et le restera jusqu’à la fin de l’exposition. C’est là le propre de l’inachèvement en art bien que dans ce cas, l’œuvre s’améliore à chaque instant dans sa connaissance du monde pour en concevoir une interprétation.
Grégory Chatonsky a décidé d’occulter les machines qui s’activent tout autour de nous, sans doute pour protéger les amateurs d’art encore effrayés par les technologies. Mais on les devine derrière des vitres opaques, ici possiblement un serveur connecté aux data du monde, là un robot qui enchaîne les mouvements d’une chorégraphie sans chorégraphe… Enfin, il y a une imprimante 3D qui sculpte les fossiles d’organismes n’ayant jamais existés. L’assemblage machinique de l’installation, ne sachant pas différencier une espèce que tout sépare d’une autre, tant historiquement que géographiquement, invente tout simplement. Et c’est là sa créativité, sans prise en compte ni de la théorie de l’évolution ni de la viabilité d’organismes nés fossiles, que d’alimenter une sorte de cabinet de curiosités qui soit à la mesure de l’ampleur de sa mission : récréer un objet-monde à l’ère de la perdition du modèle.
Et il y a ces voix de synthèse qui trahissent le doute. Car l’application, ignorant l’idée même de satiété dans son appétit immodéré pour des contenus de toutes natures ou provenances, a aussi été nourrie d’une multitude de rêves d’autrui. Elle se les ait appropriés au point d’en concevoir d’autres que nous tentons inévitablement d’interpréter, comme le font les psychanalystes. Au point que l’on prête une conscience à cette machine qui fait œuvre en s’apercevant progressivement de la vacuité de sa tâche démiurgique. Donc, en se questionnant sur la nature profonde de ses motivations qui pourraient n’être originellement que celles, par l’algorithme, d’un autre, l’artiste.
Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress