Jeanne Susplugas, I will sleep when I’m dead, 2020.
A l’origine de l’exposition Art Me!, il y a la volonté de reconsidérer aujourd’hui ce qui unit les artistes à leurs œuvres qu’ils ou elles habitent, peuplent d’individus ou ouvrent au public. L’idée, donc, comme Allan Kaprow le suggérait déjà dans les années soixante, que rien ne doit séparer l’art de la vie comme l’attestent ses Essays on the Blurring of Art and Life (1993). Quand il est encore de nos jours des artistes pour pratiquer le happening. Que ce soit en toute discrétion, dans l’espace public, comme au regard de toutes et tous sur l’Internet, ou usant autant de la magie que de l’efficience des technologies contemporaines pour incarner leurs créations.
Force est de reconnaître qu’il est bien des techniques qui incitent les artistes à repenser la nature de leurs relations aux modèles qui, littéralement, “peuplent” leurs œuvres. On pense ici à celles du scanning, de la modélisation ou de la motion capture quand il ne s’agit pas d’intelligence artificielle. Les modèles ainsi représentés sont à l’exacte mesure de vrais gens. Des détails, comme on pourrait le penser, mais qui sont de nature à renforcer l’empathie d’un public se reconnaissant inévitablement dans un geste ou une posture étrangement si familière.
Mais les vraies révolutions, dans l’art, se jouent aussi dans les démocratisations des pratiques artistiques au travers d’innovations grand public allant du film Kodak à l’iPhone d’Apple. Sans omettre les plateformes de partage, là précisément où les pratiques artistiques se mêlent aux pratiques amateurs, sans que l’on sache bien qui influence qui ! Combien d’artistes se fournissent, en effet, en images en les traquant par leurs noms d’indexation au royaume des émojis pour en générer des collages se poursuivant bien au-delà des cadres ?
Enfin, il y les œuvres dont nous sommes les héros. Des créations dont on fait l’expérience, tant par la manipulation que dans le virtuel. En interaction, nous magnifions des objets techniques. En immersion, sans corps aucun, nous devenons la composante essentielle de l’œuvre que l’on achève. Quand nous ne sommes pas, tout simplement, l’œuvre elle-même. Comme les artistes du happening et plus largement de la performance qui, dans l’action, non seulement font acte de création, mais aussi sont création. Ce qui nous renvoie à la traduction française, plus précise encore, de l’ouvrage d’Allan Kaprow : L’art et la vie confondus.
Avec Aram Bartholl, Chun Hua Catherine Dong, Mikhail Margolis, Sabrina Ratté, Marie Serruya, Pierrick Sorin, Jeanne Susplugas, Penelope Umbrico, Universal Everything, Éric Vernhes et Du Zhenjun à la galerie Charlot du 21 avril au 30 juillet 2022.
L’exposition Topographies de la lumière de la commissaire Domitille d’Orgeval regroupe les œuvres de treize artistes dont Pascal Haudressy, disparu en 2021, auquel elle rend hommage. Sa création vidéo intitulée Heart représente un cœur qu’une infinité de lignes de lumières rouges anime dans l’absence du fond noir d’un écran. Il nous apparaît que tous les filaments définissant l’organe sont autonomes bien qu’une force de l’invisible parvienne tant bien que mal à les contenir pour fait un tout. Une telle organisation algorithme du chaos illustre parfaitement la complexité du vivant.
Vera Röhm, Laborinth – La nuit est l’ombre de la terre en 251 langues, 2007-2021.
En cette exposition de la Topographie de l’Art du quartier du Marais à Paris, la lumière est la composante essentielle à toutes les installations. Comme Laborinth de Vera Röhm qui répète la phrase à la justesse absolue du linguiste allemand Johann Leonhard Frisch « La nuit est l’ombre de la terre » en 251 langues et autant de typographies. Considérant les traités de perspective, la nuit ne serait autre que l’ombre propre de la sphère Terre, alors qu’elle est bien davantage dans toutes les cultures du monde. Et qu’il est vraisemblablement autant de langues pour écrire la nuit qu’il est d’interprétations pour ces interruptions temporaires de lumière qui rythment la vie.
Félicie d’Estienne d’Orves, Mars, 2016, série Étalons lumière.
Artistes et scientifiques ont en commun de refuser les limites que tracent les horizons pour tenter d’observer plus loin encore. C’est ainsi que Félicie d’Estienne d’Orves a conçu ses Étalons lumières dont celui dédié à la planète Mars. Sur un mètre de métal, la lumière se déplace selon le temps qu’elle met en minutes pour nous parvenir de la planète rouge que les dirigeants de grandes firmes du digital nous disent viable. La distance que l’artiste nous permet d’appréhender avec son appareil œuvre de mesure nous confirme qu’il n’est point pour l’heure de planète B pour l’humanité.
Jeanne Berbinau Aubry, Le Plus Court Chemin, 2021 (détail).
S’il est des concepts qui s’affranchissent des distances comme des échelles, celui du “plus court chemin” que Jeanne Berbinau Aubry interroge, au travers de la lumière ou plus exactement de l’énergie, en est un. Celle-ci assemble des éléments de verrerie de laboratoire pour obtenir des sculptures animées par d’infimes variations de lumières colorées. Son approche s’inscrit dans la continuité des œuvres de néon qu’elle se refuse de contraindre pour écrire ou dessiner. A l’inverse, c’est l’instabilité qu’elle met en lumière dans son usage de gaz que les scientifiques qualifient de “nobles”.
Gladys Nistor, Broken Space, 2015.
Enfin, parmi les Topographies de la lumière exposées, l’installation Broken Space de Gladys Nistor est d’un minimalisme extrême puisqu’il ne s’agit en réalité que d’un aplat de lumière blanche projeté qui complète parfaitement deux étendues de peinture noire au mur. Pour autant, l’effet ainsi obtenu est d’une intense subtilité qui induit que l’on prenne le temps d’en saisir la finitude. C’est l’exemple même du presque rien que les artistes parfois élèvent au rang de chef-d’œuvre. Alors que la lumière, ici encore, agit sur le public comme une incitation à la contemplation.
L’installation vidéo Den of Wolves, point d’orgue de l’exposition Power Trip de Jonathan Monaghan présentée la galerie parisienne 22,48m2, symbolise parfaitement cette tendance numérique qui se déploie actuellement dans la sphère de l’art.
Jonathan Monaghan, Den of Wolves, 2020, courtesy 22,48m2.
L’architecture, dans l’esthétique de Jonathan Monaghan, tient un rôle essentiel tant elle structure la narration en niveau comme c’est le cas dans les jeux vidéo. Conçue pour être visionnée en environnement, sa séquence Den of Wolves exposée actuellement chez 22,48m2 est une boucle parfaite au sein de laquelle on entre donc sans se soucier de quelque temporalité que soit. Toute en transition et dans une relative lenteur, elle rassemble des fragments de lieux comme on le fait en rêvant des utopies que nos expériences du réel tentent en vain d’organiser. Le Capitole des États-Unis y occupe une belle place, pourtant il est intéressant de remarquer que l’artiste américain en a initié la représentation avant l’assaut de Washington. Le monument, à lui seul, incarne si parfaitement l’expression du pouvoir politique, mais il est aussi associé aux grandes enseignes que l’on devine ici et là, de la firme Apple au Whole Foods Market. Des marques qui, quant à elles, symbolisent les formes d’un capitalisme sans aspérité aucune. La catastrophe, pourtant, est là en filigrane pour émerger enfin au sein d’un hypermarché aux rayons totalement vides, ou quand le rêve devient cauchemar. Ne serait-ce pas là, dans une société de l’abondance, l’expression même de ce que Paul Virilio qualifiât autrefois “d’accident totale” ? L’histoire nous ayant enseigné que bien des révoltes ont été fomentées sur des pénuries alimentaires.
Jonathan Monaghan, Den of Wolves, 2020, courtesy 22,48m2.
Dans sa parfaite symétrie et avec son dôme central, la vue du capitole nous renvoie tout naturellement aux représentations des cités idéales de la Renaissance italienne. Quand le petit monde de Jonathan Monaghan est tout aussi désert, une désertion que les vélos électriques sans loueuses ni loueurs soulignent. Nous sommes possiblement dans l’après immédiat d’une catastrophe où seuls trois loups errent à la recherche d’indices exprimant le pouvoir absolu de celles et ceux qui règnent sans partage sur leurs royaumes ou empires. C’est ainsi que les canidés respectivement se saisissent d’une cape rouge, d’un sceptre et d’un globe d’or. Il n’y a donc personne en ce lieu à la l’extrême blancheur que tissus matelassés et dorures étincelantes magnifient. Personne, si ce n’est les trois quadrupèdes aux missions bien établies et une sorte de monstre dont les yeux ne sont autre que des caméras de vidéosurveillance que l’on associe alors aux portiques de sécurité qui ponctuent le long cheminement des caméras virtuelles. Quand l’extrême quiétude qui émerge de la blancheur acidulée de Den of Wolves est si palpable qu’elle en devient suspecte, presque menaçante. Et que nous sommes, quand toute résistance nous apparaît futile et que nos paupières s’alourdissent, sous l’attirance conjuguée des apparats du pouvoir absolu et des marques au design bien soigné. Quel serait alors le réel qu’un tel rêve éveillé ne masquerait que partiellement ?
La biennale Némo qui s’étend dans toute l’Île-de-France vient d’être inaugurée au Centquatre Paris avec l’exposition Au-delà du réel? L’occasion pour ses deux commissaires, Gilles Alvarez et José-Manuel Gonçalvès, de “révéler l’invisible” au travers de propositions entre arts, sciences et technologies.
Stéphane Bissières, Effet de champ, 2021.
L’analyse minutieuse d’objets, quelle que soit leur nature, induit que l’on s’intéresse aussi à leur part d’invisible. La contemplation de l’installation Effet de Champ (2021) de Stéphane Bissières nous y incite vivement tant la magie opère. Le ballet ininterrompu de matières noires en mouvement contenues dans des flacons n’est autre que l’accomplissement des forces de l’invisible qui les animent. L’alignement des conteneurs évoque les chorégraphies en ligne de chorus alors que l’extrême vivacité des fluides convoque le surnaturel. Sans avoir le temps de saisir les signes se succédant à vive allure, il apparaît cependant qu’il s’agit de phrases musicales ne s’adressant qu’au regard.
Emmanuel Van der Auwera, VideoSculpture XX (Le sixième sens du monde), 2020.
Dans l’atelier 4 de l’établissement public, il y a cette autre installation qui questionne la relation de l’invisible au visible intitulée VideoSculpture XX (2020) d’Emmanuel Van der Auwera. L’artiste belge diffuse des images thermiques que nous ne pouvons observer qu’au travers de plaques translucides disposées dans l’espace de l’explosion. Il est intéressant de remarquer ici que les caméras autorisant de telles captures permettent notamment de déceler des corps dans l’obscurité. Or c’est dans la blancheur d’écrans vidéo apparemment sans contenus que l’artiste belge les immerge pour que le public, selon son point de vue, les extrait à nouveau de l’invisible. Dans un tel va-et-vient, des images qui révèlent s’affranchissent du regard pour s’offrir à nouveau.
Forensic Architecture, The Beirut Port Explosion, 2020.
Un atelier entier est dédié aux investigations par l’image de Forensic Architecture. Quatre cas, dont l’explosion du port de Beyrouth ayant fait plus de deux cents victimes, y sont présentés. Les expertes et experts de cette agence de recherche basée à Londres se concentrent sur les faits d’événements dans leur moindre détail ayant fait l’actualité à l’international. Lorsqu’elles sont superposées aux reconstructions de scènes en trois dimensions du port de Beyrouth, les images fixes ou en mouvement captées sur l’accident industriel du 4 août 2020 sont accablantes pour les autorités portuaires ayant laissé s’entasser tant de produits dangereux, inflammables ou instables. En faisant s’exprimer les images bien au-delà du visible, les membres de Forensic Architecture participent ainsi aux débats publics à une époque où l’art est indissociable de la société dont il émerge en en révélant ses dérives.
David Munoz et Camille Sauer, Cosa Mentale – 45.3081, 6.7253 / Hyperobjet, 2021.
Une autre installation interroge l’image, ou plus particulièrement le regard. Datant de 2021, Cosa Mentale – 45.3081, 6.7253 / Hyperobjet a été conçue par David Munoz et Camille Sauer. Les coordonnées géographiques annoncées sont celle du glacier du Génépy que David Munoz a photographié pour rentre compte de sa disparition annoncée. Mais il a aussi confié des données à une application pour qu’elle calcule d’autres paysages de montagne tout aussi plausibles. Mêlant ses clichés photographiques aux images génératives de sa machine, c’est notre croyance en ce qui est ou n’est pas qu’il sollicite. En convoquant Léonard de Vinci qui voyait en la peinture une affaire mentale, il se refuse à dissocier ce que son regard a sélectionné sur site de ce que son esprit a paramétré dans son atelier.
Donatien Aubert, Les jardins cybernétiques, Disparues (bouquet), 2020.
La disparition est au centre de bien des créations de cette exposition du Centquatre. Pour autre exemple : la sculpture Disparues (bouquet) de Donatien Aubert qui compte parmi les diverses composantes de sa série Les jardins cybernétiques de 2020. Pendant les deux siècles de révolutions industrielles se succédant, bien des espèces végétales ont disparu à jamais de la surface de la Terre, et bien souvent dans l’indifférence générale. Aussi, non sans une certaine nostalgie, l’artiste en a sélectionnées cinq pour dresser un bouquet dont la blancheur extrême trahit l’absence totale de vie. Cet assemblage de regrets est présenté au sein d’un cube vitrine sur son socle, comme on le fait pour préserver les reliques de temps révolus.
Alexandra Daisy Ginsberg, The Substitute, 2019.
Enfin, il y a l’installation vidéo The Substitute (2019) d’Alexandra Daisy Ginsberg. On découvre un rhinocéros dont nous savons toutes les espèces menacées. Mais celui-ci est contextualisé au sein du cube virtuel d’un blanc immaculé ce qui, déjà, lui confère une allure muséale. Au début de ce que l’on considère être une animation, la bête est constituée d’épais pixels que l’on devrait alors qualifier de voxels. La résolution, en s’affinant, donne à l’animal une relative présence avant qu’il ne s’évanouisse en un fragment de seconde. Soudain, quelque chose nous manque en ce white cube déserté qui persiste. Quand, on veut le croire, il est encore temps d’interrompre les disparitions annoncées de tant d’espèces végétales et animales qui, si on n’y prend pas garde, mèneront à notre propre fin.
L’exposition Dialogues autour de l’obsession de l’Avant Galerie Vossen croise les regards de quatre artistes de différentes générations avec des séries d’œuvres aux divers supports ou médias mais convoquant toutes la frénésie.
Vue de l’exposition Dialogues autour de l’obsession, 2021.
Les petites obsessions qui nous agitent souvent se terrent dans l’invisible quand l’art, parfois, les magnifie. Car l’obsession, chez le commun des mortels et selon les psychanalystes, est source de souffrances que l’on ne s’explique pas toujours. Alors que chez les artistes qui savent ô combien l’exprimer, elle est centrale à bien des esthétiques. L’approche sérielle d’un sujet, quel qu’il soit, permet d’en éprouver les limites. Et que dire du monochrome en peinture qui renvoie à une quête des plus obsessionnelles, celle du sublime. Avec la machine dont nous apprécions tout particulièrement la capacité à répéter inlassablement des tâches, l’obsession serait davantage la norme. Pour exemple, les intelligences artificielles qui ne reconnaissent avec brio que ce que nous leur avons appris à reconnaître, au point même de se fourvoyer dans leurs quêtes tout aussi obsessionnelles. Enfin, il y a les algorithmes des médias sociaux qui ne nous donnent à voir que ce qu’ils considèrent que nous attendons au risque de transformer nos sujets de recherche en autant de petites obsessions.
Geneviève Asse
Geneviève Asse, Rhuys VI, 1989.
S’il était un bleu Asse, ce serait la somme de tous les ciels, toutes les mers, et par tous les temps ou selon toutes les lumières. C’est-à-dire un assemblage de bleus diversement teintés d’une infinité de nuances de gris. Au début, dans la peinture de Geneviève Asse, il y avait des objets qui, au fil du temps, se sont estompés pour véritablement disparaître à la fin des années cinquante. Sans toutefois qu’il ne s’agisse de monochromes totalement abstraits car il est toujours quelques lignes qui, structurant l’espace, maintiennent ses compositions quant au réel. Chacune et chacun y voyant horizontalement un horizon ou, plus fréquemment, la verticale d’un mur, d’une fenêtre ou de toute autre forme de séparation délimitant d’imperceptibles variations. Avec, parfois, quelques touches de rouge, comme des aspérités surgissant d’aplats de silences. Beaucoup y reconnaîtront une quête, quelque peu obsessionnelle comme il se doit, d’un sublime dont on ne peut approcher que par approximations tout au long d’une carrière. Et peu importe la taille, de la miniature au grand format, la quête est toujours la même. Jusque dans ses carnets, l’artiste répète inlassablement les mêmes gestes sans changer de médium, la peinture à l’huile, ni de lieu, l’atelier. Pour qu’enfin, dans bien des musées d’art moderne, de Paris à New York, des publics s’abandonnent aux tableaux de Geneviève Asse dont le sujet n’est autre que la peinture elle-même. Une peinture aux étendues apaisantes que des détails révèlent.
Sam Szafran
Sam Szafran, Sans titre (Choux), 1962.
A la fin des années cinquante, Sam Szafran abandonne la peinture à l’huile pour le dessin pastel au point d’en accumuler dans son atelier les teintes en innombrables bâtonnets des sœurs Roché à Paris. Son sujet à cette l’époque ? Le chou, qu’il aborde en série comme pour en éprouver les formes au sein de multiples situations. Il le représente seul ou en groupe, fermé ou ouvert, sous des lumières du soir comme du matin. Et en accentue les nervures en déposant toujours plus de pigment. Il n’y a strictement aucun décor, rien ne pouvant distraire l’artiste de son obsession : comprendre le végétal au travers d’une plante. Il opérera de la sorte avec d’autres, notamment le Philodendron. Allant du sec au mouillé, Sam Szafran a aussi travaillé la peinture aquarelle, pratique toute aussi technique que le dessin pastel auquel il l’a souvent associé. Son autre sujet, c’est l’escalier qu’il aborde tout aussi méthodiquement, tel un espace mental ne desservant que lui-même. L’escalier, en architecture, est un objet complexe que l’artiste complexifie encore davantage au point que, même dans le plan, nous en éprouvons des sensations de vertige. Et si ses cadrages sont résolument photographiques – lorsqu’ils ne sont pas cinématographiques –, il nous apparaît que les marches s’émancipent des règles de la perspective pour, littéralement, s’esquiver du regard en fuyant bien au-delà du tableau. De la nervure du chou à la marche d’escalier il y a chez Sam Szafran comme un cheminement par le détail pour constituer un tout en plis, déplis et replis.
Tout, actuellement, commence, se poursuit ou termine sur les réseaux sociaux que nous consommons sans modération. C’est au travers d’une page Facebook que plus d’une centaine de scorpions, interceptés par les services de douane à l’aéroport de Roissy en 2015, devaient être vendus à des collectionneurs américains de “nouveaux animaux de compagnie”. De cette étrange collection, l’artiste Caroline Delieutraz fait série en en photographiant la plupart, les uns après les autres. Les arachnides appartiennent à l’espèce rare, donc protégée, des Pandinus Dictator. En leur associant des diagrammes de compétences semblables à ceux des cartes de collection, elle les singularise davantage autant qu’elle en renforce symboliquement la nature collectionnable. Les réseaux sociaux délimitent aussi le territoire où les trolls tentent de déstabiliser les communautés qu’ils infiltrent anonymement. Caroline Delieutraz en a rencontré un en 2016. Considérant la figure du troll comme incarnant celle du mal qui ronge l’Internet depuis qu’il est participatif, elle confectionne des masques convoquant l’horreur pour l’incarner dans son installation When We Were Trolls (WWWT) de 2019. Le venin du troll, c’est son outrance obsessionnelle, sa carapace : l’anonymat qui le protège. Quant à l’Internet, c’est encore le lieu de toutes les libertés, mais aussi celui de toutes les transgressions. Là où nos petites obsessions nous définissent tellement mieux que nos profils bien policés.
Grégory Chatonsky
Grégory Chatonsky, Ilots, 2020.
Avec Grégory Chatonsky, l’intelligence des machines intègre les processus de création autant qu’elle est l’objet des œuvres. Pour sa série Organismes initiée en 2017, il a alimenté un réseau de neurones artificiels avec des modèles en trois dimensions d’organismes vivants afin qu’il en génère d’autres. De telles sculptures ainsi prototypées ont des allures de fossiles d’espèces inconnues. Comme si l’artiste avait révélé les restes de ce qui n’a jamais existé. Son véritable sujet, c’est l’imagination artificielle des algorithmes qui, ayant appris à voir tels des apprentis, se mettent à produire frénétiquement de nouvelles formes stimulant l’imagination des spectatrices et spectateurs. Avec les Ilots, de 2020, ses réseaux récursifs de neurones créent des paysages qui sont plausibles. Bien que l’on ne sache plus, dans le détail, ce que l’on observe tant le minéral et le végétal paraissent fusionnés. Les carrés de monde, que la machine littéralement calcule selon des règles établies par l’artiste, sont à envisager tels autant de collages de fragments de mémoires que l’on ne saurait qualifier de souvenirs. Pourtant, ces échantillons de mondes possibles convoquent nos propres histoires. Car s’il est une obsession que nous partageons avec les machines, c’est bien celle d’imaginer quand on ne reconnaît pas ou plus. Considérant le rêve telle une pratique aussi inconsciente qu’approximative du collage, ce sont des songes ou approximations de réel que Grégory Chatonsky obtient de ses réseaux de neurones.
A Copenhague, la rentrée en art se fait avec les foires Chart et Enter. L’occasion de visiter aussi ses centres d’art, à l’instar du Copenhagen Contemporary, et musées, comme le Statens Museum for Kunst (SMK) ou l’ARKEN Museum for Moderne Kunst. Avec l’assurance d’y découvrir les mises en scène de situations à l’inquiétante étrangeté.
Elmgreen & Dragset, Short Story, 2021.
Copenhagen Contemporary est un centre d’art dont la démesure encourage ses curateurs à la présentation d’installations monumentales comme celle des artistes Elmgreen & Dragset intitulée Short Story. Sachant que l’essentiel de leurs créations pourraient être nommées ainsi tant elles racontent toutes de petites histoires que le public augmente en se projetant. Nous présentant un terrain de tennis, Short Story s’inscrit dans la continuité de l’exposition collective Art of Sport. Elle est habitée par trois sculptures ou plus précisément des statues de personnages aux rôles bien établis : deux jeunes joueurs et un spectateur âgé, torse nu et assoupi dans son fauteuil roulant. Force est de reconnaître que le duo danois-norvégien a un réel talent pour la mise en scène de situations qui nous interrogent, ici possiblement sur le sport, mais aussi plus largement. Le perdant, effondré de fatigue ou profondément déçu, est à plat ventre sur le court alors que le vainqueur, lui tournant le dos avecsa coupe dans les bras, ne semble étrangement guère plus réjoui. Quelle relation entre ces joueurs dont l’un doit être plus jeune ? Ou comment s’est déroulée la partie pour que chacun se replie ainsi sur lui-même ? Sans omettre cet unique spectateur qui pourrait avoir quitté la partie bien avant la balle de match ! Telles sont les questions qui ré-émergent à la vue de clichés photographiques de cette étrange situation que l’on ne peut avoir manqués tant les mises en scène de Elmgreen & Dragset sont soignées dans les moindres détails.
Anne Imhof, Untitled (Imagine), 2019.
Dans la x-room de la Galerie nationale du Danemark, ou SMK, les artistes aux pratiques résolument contemporaines se succèdent depuis déjà quelques années. Anne Imhof y présente deux peintures en diptyque, une séquence vidéo et une installation qui, ensemble, donnent une vision globale de son approche. Beaucoup d’entre nous l’ont découverte en 2017 avec sa performance très remarquée du Pavillon allemand de la Biennale de Venise. Les dessins de rayures en circonvolutions de la surface de ses aplats de noir (Untited, 2020) convoquent l’action painting. Son trait est teinté d’une énergie qui est en accord avec les quelques riffs de guitare électrique à l’attaque sèche et au timbre sombre de la vidéo-performance Sex de 2021. Performeuses et performeurs y adoptent des comportements ou gestualités se situant à la croisée du défilé de mode et de la danse contemporaine. S’en est ainsi du travail de cette artiste allemande qui puise dans ses expériences en musique comme en club. Et il y a cette sculpture-installation de plateforme (Untitled (Imagine), 2019) que d’ordinaire performeuses et performeurs investissent durant ses performances filmées. Mais là, elle est déserte, hormis la présence de quelques objets. Comme s’il s’agissait d’une situation de l’avant ou de l’après au point que nous nous interrogeons sur la valeur, ici, de ce “maintenant” !
Stine Deja & Marie Munk, Synthetic Seduction, 2018.
Quittons le centre de Copenhague pour nous rendre au musée Arken qui fête ses vingt-cinq années d’une intense activité de collection avec l’exposition At the end of the rainbow. Parmi les artistes, les Danoises Stine Deja & Marie Munk présentent deux installations de la série Synthetic Seduction de 2018 et mêlant leurs esthétiques car, d’ordinaire, elles créent des œuvres séparément. L’une de ces deux installations est constituée d’objets placés au sol dont les doubles virtuels évoluent au sein de l’écran qu’ils entourent. Il s’agit de corps mous aux teintes roses évoquant la peau. Leur existence matérielle, dans l’espace physique du musée, semble se prolonger très naturellement dans l’espace virtuel de l’écran. Là où ils se déplacent librement en interdépendance les uns aux autres comme le sont les cellules du corps humain. Quant à l’autre écran qu’un rideau à l’allure hospitalière isole du reste de l’exposition, il nous présente ce que l’on imagine être un androïde découvrant son propre visage. Celui-ci interprète un tube des années quatre-vingt I want to know what love is du groupe Foreigner. Mais faudrait-il encore qu’il parvienne à s’extraire de la fascination qu’il éprouve pour son propre visage. On pense ici à Narcisse. Et que les laboratoires de recherche en intelligence artificielle soient en mesure d’encoder la conscience. Ce que seuls les adeptes du mouvement Transhumanisme anticipent en rêvant par la même occasion de l’éradication de la mort. Un rêve étrange en ces temps de pandémie mondiale qui ne peut qu’atténuer leur croyance immodérée en des technologies émergentes qui sont aussi innovantes que perfectibles.
Les installations de la série des Mécaniques Discursives actuellement présentées au tiers-lieu LaVallée de Bruxelles se décryptent dans la durée des balayages de nos regards en va-et-vient. Tant parce qu’elles sont de grande taille que du fait des détails en grand nombre qui y sont dissimulés. Les comparant à des peintures d’histoire, on en analyserait les compositions pour y déceler quelques lignes de force ou plutôt de dialogue. Car les éléments de différentes natures qui les composent sont reliés les uns aux autres comme le sont les composants électroniques de circuits imprimés ou les objets virtuels de programmations graphiques. Il s’agit bien là d’une forme d’esthétique de la complexité où deux temporalités cohabitent, celle de l’instant que des actions éclairent. Les images arrêtées qui ornent les parois semblent avoir été extraites d’encyclopédies où la connaissance n’émergerait que de mythes. Initialement gravées sur bois, une technique qui ne supporte aucun repentir, elles ont une texture d’une rugosité absolue qui rompt avec les douces lumières les augmentant notamment de visualisation de data dont on ignore les sources. Sans omettre les ombres d’objets de récupération dont on devine qu’ils étaient là avant que les murs ne se déclarent œuvres. C’est donc à la croisée de pratiques que tout opposerait que les Mécaniques Discursives doivent leur extrême unité de style. Quand deux moyens de reproduction s’entremêlent, allant de la technique de l’estampe à celle de la projection, et que l’aura tient de la théâtralité qui en résulte.
A la différence des romans graphiques auxquels on pense naturellement tant les Mécaniques Discursives sont peuplées de figures – humaines, animales ou hybrides –, il n’y a ici aucun sens de lecture. Car la temporalité qui s’impose à nous est davantage celle du jeu vidéo. En atteste l’omniprésence des cubes aux perspectives axonométriques qui permettent ordinairement aux joueuses et joueurs des jeux de plateforme de bondir avec agilité de situation en situation. C’est ça, les Mécaniques Discursives sont jouables du regard, mais sans début ni fin. La récompense ne serait autre que la connaissance que figurent les illustrations renvoyant à l’histoire de la figuration de tous les savoirs. Chacune et chacun s’y projettent ainsi selon ses expériences propres pour se raconter des histoires plutôt que d’en lire, les énigmes résolues menant à des questionnements qui dépassent les limites de l’œuvre. Quand l’apparente complexité inhérente aux nombres des saynètes de lumières et d’ombres qui se jouxtent et s’enchevêtrent est à la mesure de celle de ce monde qui est nôtre. Que les futurs qui s’offrent à nous se construisent en associant des briques d’imaginaires de domaines aussi différents que ceux des sciences et de l’art. Et que la raison l’emporte quand les innovations technologiques correspondent à autant d’avancées sociétales.
Dans son article As We May Think de 1945, Vannevar Bush imaginait un bureau qui serait équipé de composants mécaniques et électroniques permettant d’accéder tant à des livres qu’à des films préalablement mémorisés pour les mettre en relations. Cette vision, ô combien prémonitoire, a influencé bien des pionniers de l’histoire de l’informatique avant que cette dernière nous propose des biens de consommation courante incluant les ordinateurs portables. L’ingénieur américain avait nommé son invention le Memex. Et c’est à celle-ci que l’on pense à la découverte de Video club sandwich, actuellement en exposition au Centre Wallonie-Bruxelles, de Natalia de Mello. Car cette installation se présente sous la forme d’une table sur laquelle sont disposés des ordinateurs portables. Leur empilement évoque un livre ouvert alors que leurs écrans diffusent des séquences vidéo que l’artiste a réalisées antérieurement. Mais les similitudes entre l’invention imaginée par l’ingénieur et l’œuvre produite par l’artiste ne se limitent pas aux formes. Rappelons que le meuble-appareil de Vannevar Bush avait pour objectif d’aider à la création de liens, entre les données, que l’on allait par la suite qualifier d’hypermédia. Or, dans sa vision d’un cinéma étendu, Natalia de Mello laisse au hasard le soin d’établir des relations entre ses séquences expérimentales diffusées en boucle par les ordinateurs. Quant aux miroirs que l’artiste à associé aux portables, ils ne font qu’accroître le nombre des possibles relations entre les vidéos que, par la même, ils extraient des cadres des écrans. De son côté, le titre, Video club sandwich, convoque l’hyper consommation des produits informatiques que, nous aussi, nous empilons dans nos placards, guidés par la stratégie de l’obsolescence programmée que les entreprises du digital nous imposent.
Michele Spanghero, Ad lib., 2020, courtesy galerie Alberta Pane.
La durée de vie moyenne s’allongeant, c’est plus que jamais la fin qui nous préoccupe. Avec, d’une part les Etats qui légifèrent sur la fin de vie, et d’autre part les porte-paroles de la pensée transhumaniste nous promettant l’éternité. Il est bien ici question du plus grand des tabous de l’humanité : la mort. Ou comment l’offrir à celles et ceux qui l’attendent ardemment quand on conçoit, enfin, la possibilité de l’éradiquer. Mais à quel prix ? Les scientifiques ayant pour habitude d’agiter le monde des idées, à l’instar de Michele Spanghero, il revient aux artistes de donner forme à cette problématique sociétale. En 2010, c’est dans un tel contexte que ce dernier a eu l’intuition d’une œuvre qu’il s’est empressé de documenter dans son carnet de croquis, comme pour ne pas la perdre. Son idée, pour le moins inattendue, est d’alimenter un assemblage de tuyaux d’orgue avec un respirateur artificiel. L’orgue étant aussi essentiel à la musique sacrée que le respirateur l’est en milieu hospitalier, ce sont bien deux points de vue sur l’éternité qui coexistent dans la création de la première installation sonore Ad lib de 2013. Depuis, l’artiste italien a créé d’autres versions – dont deux sont actuellement présentées à la galerie Alberta Pane – comme le font les ingénieurs entre autres luthiers.
Ad lib. renvoie à l’expression latine Ad libitum qui signifie littéralement « à satiété ». Une annotation que les compositrices et compositeurs ajoutent à leurs partitions pour donner aux interprètes la possibilité de répéter des phrases musicales autant que bon leur semble. Ici, ce qui est en jeu, c’est la décision de poursuivre ou d’interrompre comme dans les débats d’éthique considérant ce que l’on nomme « obstination déraisonnable ». Les formes des sculptures sonores de Michele Spanghero sont tout aussi harmonieuses que les notes qu’elles répètent simultanément jusqu’à pleine satisfaction du public. Les différentes versions d’Ad lib ont également en commun d’être rythmées sur la respiration humaine. Inexorablement, elles finissent par nous entraîner dans un souffle commun. Spectatrices et spectateurs d’une telle sculpture à vent accordent leur respiration dans l’expérience inconsciente qu’ils font collectivement de ce qui est aussi un instrument. En ralentissant quelque peu nos rythmes biologiques, cette sculpture-instrument à la croisée des arts visuels et de ceux du spectacle, littéralement, nous apaise au point même de nous rassurer. S’il est une période où nous avons collectivement besoin d’être apaisés, rassurés, c’est bien celle de cette pandémie qui, toutes et tous, nous affecte diversement. Et l’on se souvient qu’au printemps 2020, bon nombre d’entreprises ont interrompu temporairement leurs productions habituelles pour concevoir les respirateurs artificiels qui manquaient alors cruellement dans les services de réanimation de nos hôpitaux. L’appareil d’assistance respiratoire, subitement, cristallisa l’attachement viscéral que nous portons à la vie. Notre expérience individuelle ou collective d’Ad lib., en ce monde d’après qui se profile, en est renforcée. La sculpture-instrument à l’unique partition qui se révéla à l’artiste italien bien avant cette pandémie est aujourd’hui plus contemporaine encore. Hier on observait d’abord des tuyaux d’orgues dont les sons convoquent le sacré, aujourd’hui on se focalise sur les respirateurs artificiels qui ont préservé tant de vies. Quand, d’un tel assemblage dans la sphère de l’art – dont on sait plus que jamais à quel point il nous est essentiel – émerge un souffle d’éternité qui nous projette bien au-delà des débats politiques et crises sanitaires agitant notre société.
En cette époque d’amélioration singulière de la vision des machines, le duo d’artistes coréens Shinseungback Kimyonghun met la perception visuelle en perspective avec sa série Flowers.
Shinseungback Kimyonghun, Flowers, 2016-2017.
S’il est un combat que les humains ont définitivement perdu contre les machines, c’est bien celui de la vitesse. Comme celle du défilement de produits manufacturés que nos regards ébahis ne peuvent plus suivre sur des tapis roulants. Il a donc fallu doter les machines d’une forme de vision leur permettant, par exemple, d’éradiquer toute non-conformité. On parle de vision industrielle quand Google l’interface avec toutes les images du monde via un service qui intrigue tant les artistes que les programmeurs. Nommé Cloud Vision, celui-ci est accessible à toutes et tous. Prenez n’importe quelle image, et l’interface vous dira ce qu’il “perçoit” avec un pourcentage de certitude : ici un cerf à 92%, là une pomme à 96%, même de la joie sur un visage. On pourrait passer des heures à ce jeu des devinettes… Shin Seung Back et Kim Yong Hun, eux, y ont passé des jours pour faire œuvre. Ils ont commencé par collecter des visuels de fleurs en ligne en vérifiant que l’application en reconnaissait les traits avec une relative certitude. Puis, ils ont tenté de créer de l’incertitude en déstructurant les images de façon à ce que des humains n’y voient plus que des abstractions évoquant possiblement le printemps, eu égard aux tons pastel dominants. De leur côté, les algorithmes de l’application persistaient à les qualifier de fleurs.
Shinseungback Kimyonghun, Flowers, 2016-2017.
Visuellement, nous sommes face à des chorégraphies de formes et de couleurs marquant régulièrement des poses correspondant aux abstractions que la machine continue obstinément à admettre comme des fleurs. Que nous dit cette persistance non-rétinienne à l’heure où la vision des caméras de vidéosurveillances de nos espaces urbains s’autonomise ? Si ce n’est que les machines, après qu’on leur ait transmis tous nos savoirs, s’émancipent de nos modes de perception. Rien d’effrayant tant qu’il s’agit de représentations de fleurs. Si tant est qu’elles aient été fleurs considérant l’enseignement de René Magritte et de son « Ceci n’est pas… » . Mais qu’en sera-t-il quand nous ne pourrons plus nous jouer des caméras qui constamment nous observent ? Et que nos sourires forcés dans un monde dénué d’opacité ne parviendront plus à masquer la moindre mélancolie pourtant si chère aux poètes.