Mondes Fluides

Julian Charrière, Spiral Economy, 2025, vue d’exposition, Midnight Zone, Musée Tinguely, Bâle, © 2025 ProLitteris, Zürich, photographie Matthias Willi.

L’exposition personnelle temporaire Midnight Zone de Julian Charrière au Musée Tinguely de Bâle nous accueille avec une photographie sous-marine présentant une étagère aux piles d’assiettes inutilisées depuis de naufrage volontaire du porte-avions américain Saratoga en 1946. S’en suivent d’autres tirages de la série Where Waters Meet aux chorégraphies silencieuses de corps nus, en suspension, entre deux eaux. Le ton de cette exposition qui baigne dans une relative obscurité est donné, le temps y est figé, les sons assourdis. Nous ne verrons le soleil en vidéo que du dessus, au travers de la couche liquide filmée qui nous sépare de la surface de l’eau et via l’installation vidéo vaporeuse Silent World nous mettant en situation. Une autre installation intitulée Calypso au masque de plongée à la surface miroitante, littéralement, nous implique. Mais l’objet qui fascine, considérant sa multiplication par l’image sur les médias sociaux, c’est Spiral Economy : un distributeur automatique d’ammonites se réfléchissant à l’infini, ou presque. Des animaux disparus il y a des dizaines de millions d’années dont les fossiles témoignent encore de mers préhistoriques retirées. Cela a pour effet de placer le public dans un temps long, profondément incompatible avec nos modes de consommation actuels. Un temps étiré que souligne l’expérience dite « de la goutte de poix » qui, imperceptiblement, s’écoule au sein du dispositif sculptural Pitch Drop.

Julian Charrière, The Blue Fossil Entropic Stories III, 2013, vue d’exposition, Midnight Zone, Musée Tinguely, Bâle, © 2025 ProLitteris, Zürich, collection Dittrich & Schlechtriem, photographie Matthias Willi.

Après quelques séquences documentant l’étrangeté des étendues d’eau et de glace, une salle surprend subitement par son extrême luminosité. Trois photographies de la série The Blue Fossil Entropic Stories témoignent d’une action performative désespérée de l’artiste dans laquelle il s’attaque à un iceberg de l’océan Arctique au chalumeau à gaz. Un acte résolument symbolique qui renvoie à notre inaction climatique collective. De retour dans l’obscurité, deux installations intitulées Midnight Zone s’articulent autour de l’usage d’une lentille de Fresnel semblable à celles qui équipent les phares annonçant, la nuit, les rivages ou ports aux marins. L’une de ces deux créations témoigne de la performance durant laquelle l’artiste suit la lentille qu’il a fait s’enfoncer dans l’océan Pacifique, l’autre présente le dispositif lumineux magnifié par des surfaces miroitantes, plaçant le public en immersion totale. Le détournement par l’artiste de l’usage originel de l’appareil visant à prévenir les naufrages n’est pas neutre. Devenu objet d’art dans ce contexte muséal, il attire notre attention sur le désastre global qui serait consécutif à l’extraction sans limites des ressources des fonds marins du monde. Ou quand la contemplation, considérant cette œuvre-exposition de Julian Charrière, vise aussi à éveiller les consciences.

Article rédigé par Dominique Moulon pour Art Absolument.

Le festival Scopitone de Nantes

La 23e édition du festival Scopitone s’est tenue en divers lieux de l’île de Nantes du 17 au 21 septembre dernier. Focus sur l’exposition Prophéties organisée par Anne-Laure Belloc, directrice de la programmation Arts & Cultures numériques du Stereolux, qui y a regroupé une douzaine d’artistes, duos ou collectifs.

Thomas Garnier, Taotie, 2022.

A la galerie de l’Ordre des architectes, on pouvait voir Taotie de Thomas Garnier. Les Taoties sont des créatures de la mythologie chinoise, or il s’agit ici d’une installation lumineuse renvoyant au théâtre d’ombres qui compte parmi les expériences pré-cinématographiques. Mais dans ce cas, c’est un robot, conçu par l’artiste, qui déplace des structures imprimées en trois dimensions. Équipé d’une lumière, il projette ce qui a l’apparence d’une ville en filaire toute de transparence. Le spectacle de construction/déconstruction qui se joue sous nos yeux, en cette époque d’extrême automatisation, convoque les chaînes logistiques des entrepôts entièrement robotisés. Là où il n’y a pas âme qui vive mais uniquement des machines dont les ballets incessants, parfaitement organisés, sont au service de notre consommation effrénée.

Alain Josseau, UAV Factory, 2025.

Au sein des Halles du pôle Samoa, est installée la chaîne de montage/démontage d’un autre théâtre, celui des opérations en Ukraine nous vient à l’esprit. Là où la guerre, n’ayant rien perdu de sa cruauté, s’adapte à grand renfort de technologies. A l’industrie militaire tenue par des nations, s’ajoute l’ingéniosité de makers locaux. Pour un conflit dont on ne sait pas véritablement dater le début et qui nous apparaît aujourd’hui sans possible fin. Rien de nouveau en soit : les guerres ont toujours été les lieux de l’émergence ou de la validation de machines à tuer en tout genre. Cette idée qu’elles finissent par s’alimenter elles-mêmes en échappant à toute forme de contrôle est au centre de l’installation automatisée UAV Factory d’Alain Josseau qui génère les simulacres de drones qu’en apparence elle détruit dans un même temps pour mieux nous les présenter à nouveau.

Véronique Béland & Julie Hétu, L’archéosténographe, 2025.

Toujours aux Halles Samoa, une autre machine est à la tâche. Intitulée L’archéosténographe par ses autrices Véronique Béland et Julie Hétu, elle nous apparaît tout aussi “infatigable”. Ayant l’allure d’une sténotype, initialement dédiée à la saisie rapide de textes en phonétique, elle retranscrit en signes préhistoriques les mythes sur le futur de l’humanité qu’une intelligence artificielle lui dicte. La coexistence des temporalités, allant des temps anciens à des futurs lointain en passant par la mécanique d’un passé immédiat, est pour le moins inattendue. Avec l’intelligence artificielle qui s’invite actuellement dans des domaines aussi variés que le déchiffrement de caractères antiques, la retranscription de nos visioconférences ou la prédiction de comportements en devenir !

Albertine Meunier, Qui est là ? 2024.

Dans la galerie des Beaux-Arts de Nantes, l’approche d’Albertine Meunier avec Qui est là ? est tout aussi transhistorique. Cette installation générative est constituée d’une machine télégraphique en entrée, et d‘un écran à cristaux liquides permettant au public de saisir un prompt pour obtenir une image en sortie. Elle doit son titre à la touche Qui est là ? qui équipait de telles machines. Ce qui illustre tout à fait notre désarroi quand, parfois, les agents conversationnels qui ont réponse à tout nous surprennent au point de se demander : « Mais qu’ai-je en face de moi ? ». Le code morse permettant aux télégraphistes d’antan d’échanger des informations précède le langage des machines. Mais ce qui a changé depuis, c’est la nature de cet autre technologique à qui nous nous adressons aujourd’hui avec tant d’aisance. Quand les prophéties d’hier sont devenues réalités…

Article rédigé par Dominique Moulon pour TK-21.

Arles, de rencontres en fondations

Qui dit Arles dit Rencontres de la photographie fondées en 1970, et une offre culturelle qui s’est singulièrement renforcée ces dernières années avec le campus créatif Luma, la Fondation Lee Ufan et plus récemment Thalie, entre autres propositions artistiques.

Carine Krecké, vue d’exposition, Perdre le nord, 2025.

De nouveaux lieux régulièrement intègrent les Rencontres d’Arles comme, depuis trois ans, les Cryptoportiques. Cette année, c’est Batia Suter qui en a investi les galeries souterraines avec l’exposition Octahydra associant des tirages photographiques à une installation vidéo toute de transparences. Tout se passe entre les images que l’artiste suisse basée à Amsterdam a collectées en grand nombre pour les assembler dans l’espace comme au sein de séquences en d’infinies transitions. Et c’est en faisant émerger l’évidence de proximités esthétiques entre monuments du monde et objets manufacturés qu’elle capte immédiatement l’attention du public dans une atmosphère empreinte d’antiquité romaine.

Carine Krecké, vue d’exposition, Perdre le nord, 2025.

L’artiste et autrice Carine Krecké qui s’est installée dans cet autre lieu patrimonial des Rencontres qu’est la Chapelle de la Charité est aussi lauréate du Luxembourg Photography Award. Son exposition intitulée Perdre le Nord nous renvoie à la guerre civile syrienne en cette époque où un conflit, médiatiquement, en chasse un autre. Nous déambulons parmi des documentations associant photographies satellites et témoignages textuels collectés par cette artiste d’investigation sur la destruction d’Irbin. Quand toutes et tous, nous avons aujourd’hui la possibilité de pratiquer le renseignement de sources ouvertes au risque de nous perdre parmi des myriades de données, entre fragments d’information et de désinformation.

Hans Haacke, Photoelectric Viewer-Controlled Coordinate System, détail, 1968.

A Luma, l’exposition Sensing the Future est dédiée aux recherches de la fin des années soixante du groupe Experiments in Art and Technology engageant artistes et ingénieurs. On y découvre l’installation interactive Photoelectric Viewer-Controlled Coordinate System (1968) de l’Allemand Hans Haacke qui scanne la présence des membres du public, à grand renfort d’électronique mêlant projecteurs infrarouges et capteurs photoélectriques, pour en éclairer les positions avec un pourtour d’ampoules. Un dispositif tout aussi novateur pour l’époque que prémonitoire pour la nôtre, considérant que nous sommes désormais géolocalisables où que l’on soit via nos objets connectés.

Koo Jeong A, vue d’exposition, [Seven Stars], 2020.

Toujours à Luma, il y a une autre installation à l’approche tout aussi contextuelle qui, quant à elle, regroupe une série de peintures monochromes qu’une scénographie en drapé de rideaux tombant tout autour du parcours théâtralise. L’ensemble intitulé [Seven Stars] de la Coréenne Koo Jeong A est régulièrement plongé dans l’obscurité. Ce qui a pour effet de révéler les représentations phosphorescentes d’étoiles évoquant les planètes du système solaire qui nous entourent. Un dialogue, donc, entre les deux tendances essentielles de l’histoire de l’art, c’est-à-dire entre figuration et abstraction.

Michelangelo Pistoletto, Metrocubo d’Infinito, 1966-2025, Galleria Continua.

C’est d’un autre dialogue dont il est question au sein de la Fondation Lee Ufan où les œuvres du Coréen sont confrontées à celles de l’Italien Michelangelo Pistoletto dont son célèbre Metrocubo d’Infinito (1966-2025). Il s’agit d’une sculpture aussi minimale que conceptuelle regroupant six miroirs refermés sur eux-mêmes qui seront brisés à la fin de l’exposition. Car le seul moyen d’entrer physiquement dans cette création d’un parfait infini que l’on ne peut qu’imaginer revient en effet à la briser. Ce qui renvoie à ces expériences scientifiques de laboratoire qui interdisent toute forme d’observation susceptible de les anéantir.

Anais Tondeur, série Tchernobyl Herbarium, Rayogrammes, depuis 2011.

Enfin, c’est dans une maison du XVIIe siècle, à seulement quelques pas des arènes d’Arles, que la Fondation Thalie propose un accrochage de sa collection intitulé Géologie des âmes qui témoigne de notre impact sur la nature. L’artiste émergente Anaïs Tondeur qui vit et travaille à Paris y présente des tirages de sa série Tchernobyl Herbarium, initiée en 2011. Des rayogrammes obtenus par le rayonnement radioactif de plantes provenant de la zone de Tchernobyl au contact de surfaces sensibles. Car « la vie », même en des situations extrêmes « trouve toujours son chemin », selon Steven Spielberg dans Jurassic Park.

Article rédigé par Dominique Moulon pour TK-21.

Art et médias à Bâle

Les actrices et acteurs du monde de l’art ont pour habitude de se retrouver en juin à Bâle à l’occasion de sa foire. L’opportunité pour les institutions et fondations entre autres événements collatéraux de soigner tout particulièrement leur programmation.

Robert Longo, We are The Monsters (Four Parts), 2025, courtoisie des galeries Pace et Thaddaeus Ropac.

A Art Basel, les œuvres de grande taille sont rassemblées au sein de l’exposition Unlimited du Hall 1 où il arrive parfois que des galeries s’associent pour présenter un même artiste, comme c’est le cas avec les Pace et Thaddaeus Ropac avec l’installation de Robert Longo We are The Monsters. Celle-ci s’articule autour d’un film rassemblant des dizaines de milliers d’images d’information datant de ces douze derniers mois. Force est de constater que le climat politique international pèse sur l’événement où les prises de position, et plus encore les silences, font débats.

Yuri Pattison, Cloud Gazing (Americium), 2024, courtoisie de la galerie Labor.

C’est davantage de climat atmosphérique dont il est question au sein du Hall 2 sur le stand de la galerie Labor où l’œuvre en temps réel Cloud Gazing de Yuri Pattison simule des nuages en totale cohérence avec ceux présents au même instant dans le ciel de Bâle. C’est en observant l’atmosphère que depuis toujours nous tentons de prédire l’avenir avec une précision qui s’améliore au rythme de l’accroissement des puissances de calcul, en cette ère de l’émergence d’une informatique quantique !

Wade Guyton, Untitled, 2023-2024, vue d’exposition à la fondation Beyeler.

Parmi les artistes contemporains à l’honneur actuellement à la fondation Beyeler, Wade Guyton s’exprime ainsi sur le mur de la salle qui lui est dédiée : « Ce qui m’intéressait, c’était la manière dont on peut faire une peinture sans être peintre ». Car ce sont bien les créations d’une époque de productibilité mécanique extrême qui y sont accrochées. Ses références étant picturales plus que photographiques, c’est par couches que Wade Guyton aborde ses pièces, mais à l’écran, avant d’en confier la production à des traceurs grand format.

Julian Charrière, The Blue Fossil Entropic Stories 2, 2013, vue d’exposition au Musée Tinguely.

De son côté, le Musée Tinguely présente une exposition personnelle temporaire de Julian Charrière. Intitulée Midnight Zone, elle place le spectateur en immersion au sein de l’univers que l’artiste déploie des salles obscures en salles lumineuses, comme celle où sont présentés trois tirages de la série The Blue Fossil Entropic Stories où l’artiste s’en prend à un iceberg au chalumeau. On comprend que le réchauffement climatique est de notre responsabilités à tous au quotidien. Car s’il ne vient à personne l’idée de faire fondre sciemment la banquise, c’est pourtant ce que nous faisons depuis là où chacun d’entre nous se trouve en consommant de manière irraisonnée.

Steve McQueen, Bass, 2024, vue d’exposition à la fondation Laurenz Schaulager.

Dès l’entrée de la fondation Laurenz Schaulager, le public est une nouvelle fois plongé en immersion, par l’artiste Steve McQueen qui explique : « Ce que j’aime dans la lumière et le son, c’est qu’ils sont tous deux créés par le mouvement et la fluidité ». La quasi-totalité du monument baigne dans une lumière dont la couleur change imperceptiblement. A la mesure de notre monde qui, toujours, est en mouvement bien qu’il faille parfois prendre un peu de recul pour s’en apercevoir. Quant au son, c’est celui d’une guitare basse qui, lentement, égrène des notes amplifiées, ce qui a pour effet de ralentir nos déplacements dans l’espace de la fondation ainsi métamorphosé temporairement pour cette exposition tout simplement intitulée Bass.

Crosslucid, Dwellers Between the Waters, depuis 2023, vue d’exposition à la Haus der Elektronischen Künste.

Enfin, à la Haus der Elektronischen Künste, l’exposition D’autres intelligences présente l’installation immersive Between the Waters que les artistes du duo Crosslucid ont conçue et réalisée avec des intelligences artificielles génératives. Il y a de réelles correspondances entre ce qui est sculpté – à l’extérieur des images – et ce qui est généré – présenté en projection. De cet univers résolument organique convoquant le surréalisme se dégage une inquiétante étrangeté qui a été pensée par le duo en dialogue avec leurs machines. Car les artistes, depuis toujours, ont une appétence pour les outils, techniques ou technologies de leur temps.

Article rédigé par Dominique Moulon pour TK-21.

Sculpter l’invisible

Les commissaires Dominique Moulon et Davide Sarchioni se sont associés pour présenter le travail de l’artiste italien Antonio Barbieri à la galerie NM Contemporary de Monaco. Cette exposition intitulée Sculpter l’invisible présente une nature magnifiée par les technologies numériques.

Antonio Barbieri, Palynomorphs (disegni), 2024-25, photographie Loïc Thébaud.

Dans la Grèce antique, c’est la nature elle-même qui fait œuvre que les artistes se doivent de reproduire le plus fidèlement possible. C’est aussi ce que fait Antonio Barbieri lorsqu’il nous présente les dessins de modèles en trois dimensions de Pollens dont il a confié l’exécution, dans leurs moindres détails, à une machine. Rappelons à ce propos que le terme pollen nous vient du Grec ancien palê qui signifie poussière, sachant que notre biodiversité dépend très largement de ces infimes particules que les insectes et les vents se partagent. En les grossissant singulièrement, l’artiste nous projette dans l’infiniment petit, ce qui a pour effet de nous sensibiliser sur leur vulnérabilité quant aux menaces les plus diverses. Mais Antonio Barbieri ne se contente pas de représenter la nature telle qu’elle est lorsqu’il l’hybride symboliquement comme on le fait en laboratoire de recherche pour faire face aux défis climatiques qui se profilent à l’horizon.

Antonio Barbieri, Auryn (Chimera), 2025, photographie Loïc Thébaud.

Notons la précision des procédés photogrammétriques d’acquisition dont il fait usage pour créer ce qu’il nomme Chimères. Par leur niveau de détail, de telles pièces imprimées en trois dimensions selon divers procédés de prototypage rapide préservent un lien étroit à la réalité de plantes ou de champignons. Et c’est en recombinant des fragments de réel que l’artiste s’en éloigne de la même manière que les jardiniers et les peintres recomposent la nature en usant de géométries secrètes ou d’accords chromatiques. Nous sommes ici face à un corpus d’œuvres où le vivant dialogue avec les techniques, ce à quoi l’histoire de l’art est coutumière, bien qu’il s’agisse là de technologies contemporaines.

Antonio Barbieri, Sarcopoterium (rosa spinosa), 2025, photographie Loïc Thébaud.

Les cybernéticiens d’autrefois le savaient déjà : tout, dans la nature, si inspirante qu’elle soit, peut être modélisé. Pour les scientifiques d’aujourd’hui, les algorithmes sont “génétiques” et les réseaux “neuronaux”. Quant aux artistes comme Antonio Barbieri dont les pratiques se situent à la croisée des arts et des sciences, ils donnent des formes à ce que les machines calculent. Ses Lichens sont autant d’interprétations artistiques de ce que les mathématiciens nomment mouvement brownien, du nom du botaniste Robert Brown qui les découvrit en 1827, justement en observant des pollens ! Le fait que l’artiste ait sculpté de telles découpes pour leur donner des allures d’organismes composites dont la classification a évolué dans le temps dit son appétence pour une certaine forme de complexité.

Antonio Barbieri, Lichene, 2025, photographie Loïc Thébaud.

En vue d’évoquer des arbustes méditerranéens dans sa série des Sarcopoterium, Antonio Barbieri recombine des données captées en milieux naturels selon des structures géométriques fractals pouvant se répéter à l’infini. La vue de ses sculptures métalliques finement colorées qui apparaissent comme figées dans leurs développements nous place dans la situation des scientifiques pour qui tout commence par l’observation. Chaque détail nous rapproche de la compréhension d’un tout qui dissipe la complexité. Un mouvement intempestif, et tout bascule, sans omettre le dessin des ombres qui fait se répéter ces structures dans un ailleurs où tout est plus instable encore.

Antonio Barbieri, Figura #1, 2025, photographie Loïc Thébaud.

S’il est une rupture en art dans la relation des artistes à la nature qui, non pas s’en éloignent mais privilégient la représentation de leurs émotions sur le vif, c’est bien celle du mouvement impressionniste. Il est bon de rappeler à ce propos que c’est aussi grâce à une innovation, la couleur en tube, que les peintres du XIXe siècle ont pu s’extirper de leurs ateliers pour mieux s’imprégner des atmosphères du dehors. Parmi les innovations dont Antonio Barbieri fait aussi grand usage, il y a les technologies de l’électroencéphalographie qui lui permettent de considérer ses états émotionnels auxquelles il donne des formes en manipulant des jeux de données. Il est bien ici question, en entrée, d’une forme d’introspection que l’artiste nous communique, en sortie, en agençant des fragments de verres pour obtenir des Mosaïques. Associant ainsi ses savoir-faire technologiques à d’autres, davantage ancestraux.

Antonio Barbieri, Armonica, 2025, photographie Loïc Thébaud.

Enfin, ses Harmoniques sphériques se situent au croisement de ces multiples pratiques. Au départ, il y a sa fascination pour les mathématiques avec, en l’occurrence, la théorie qui donne son nom à la série. Cela lui permet de recombiner algorithmiquement les données de différentes natures, venant de l’intérieur pour celles captées avec un casque électroencéphalographique, et de l’extérieur lorsqu’il s’agit des captations de son environnement. A la fois une tentative de ne faire qu’un avec le monde qui l’entoure et de nous reconnecter avec la nature.

Rédigé par Dominique Moulon pour NM Contemporary.

Paul Duncombe


Paul Duncombe, Shelters, 2025, détail.

La pratique artistique de Paul Duncombe est de nature exploratoire. Il aime la compagnie des scientifiques lui donnant accès à des mondes qui ne sont pas tout à fait nôtres. Dans l’océan Pacifique, son œuvre se construit au fil de plongées sous-marines dont ils remontent les indices lui permettant de produire, en atelier, les images et les sons qu’il présente en installation comme en performance. L’une de ses préoccupations essentielles, c’est le vivant et ses transformations en cette ère de l’anthropocène. Alors il l’observe, notamment à des profondeurs où la lumière se raréfiant ne parvient plus à activer les couleurs. A moins que ce passage au noir et blanc, concernant les récifs coraliens, ne soit dû au réchauffement climatique dont nous savons les causes. Contraint parfois de déléguer ses observations à celles et ceux qui pratiquent une plongée technique, il les équipe de caméras en les accompagnant via un drone sous-marin. Avec les données collectées, il représente ces étranges territoires où l’animal, sans l’humain, continuerait d’évoluer en symbiose avec le végétal et le minéral. L’usage de procédés incluant la photogrammétrie lui permet de mouvoir ses caméras virtuelles avec plus de fluidité au sein de paysages d’ailleurs à la relative transparence. Ayant à sa disposition un microscope électronique, il poursuit ses investigations à l’échelle des micro-organismes habitant les coraux pour en découvrir les structures. Le rendu évoque les pratiques méticuleuses, pour ne pas dire obsessionnelles, du dessin. Soumettant des prélèvements à un éclairage infra-rouge, il en révèle la bioluminescence qui, dans l’obscurité des profondeurs, est vecteur de langages pour les vivants.


Paul Duncombe, Shelters, 2025, CWB / Paris, Ville de Caen, Région & DRAC Normandie.

Avec Paul Duncombe, l’espace d’exposition prend l’allure d’un laboratoire où l’expérience esthétique s’articule autour d’observations minutieuses. L’artiste conçoit ses propres dispositifs de monstration lui permettant notamment de classifier des organismes aquatiques aux formes les plus diverses. Des mollusques et autres crustacés qui jamais ne croisent nos chemins, mais subissent pourtant les conséquences de nos existences mêmes. Lorsqu’il se focalise sur une larve de poisson, c’est pour scruter ses palpitations qui, à la mesure infime de sa taille, renseignent sur l’extrême fragilité d’un écosystème global. Et quand de ces vivants il ne reste que les squelettes externes ou coquilles, il use d’éléments radioactifs pour en tester les niveaux de protection si le pire arrivait. Car l’œuvre que Paul Duncombe tisse au fil de ses expériences allant du milieu naturel au laboratoire d’exposition vise, au-delà du plaisir esthétique qu’elle procure, à éveiller nos consciences.

Miguel Chevalier : Pixels

Miguel Chevalier, Maillages Cosmiques : Une immersion dans l’infini des réseaux, 2024.

S’il est un artiste français que les publics associent au numérique, c’est bien Miguel Chevalier. Pourtant, Pixels, une expérience interactive avec l’univers créatif de l’IA au Grand Palais Immersif constitue sa première grande exposition parisienne. Cette notoriété, il la doit aussi à la longévité de sa carrière que retrace une ligne de temps en ce lieu où la monumentalité côtoie l’intime. Y est notamment documentée sa première exposition personnelle de 1987, où il avait présenté l’installation Effet de serre dont le titre évoque déjà un intérêt pour les thématiques de son temps et la forme une appétence pour les techniques ou technologies.

Mais Miguel Chevalier doit surtout sa reconnaissance à sa capacité à gérer de grandes expositions où la participation du public est la règle. Avec son installation Maillages Cosmiques (2024), Miguel Chevalier magnifie la salle aux allures de “cathédrale” du Grand Palais Immersif. Il la transforme en terrain de jeu pour les plus jeunes alors que d’autres s’abandonnent à une contemplation immobile. Quant aux maillages dont il est question, ils illustrent parfaitement les forces de toutes natures que l’artiste extirpe de l’invisible.

L’installation multi écrans I.maginaires A.rtificiels (2024) nous rappelle l’intérêt que Miguel Chevalier porte aux technologies qui agitent actuellement la sphère artistique et plus largement notre société contemporaine : celles de l’intelligence artificielle générative. Le dispositif connait plusieurs états, affichant ponctuellement les prompts ayant servi à générer, en collaboration avec Nicolas Gaudelet, les images qui s’en suivent. Notons ici la générosité de l’artiste qui livre ses “secrets de fabrication”.

Ce que révèle aussi cette exposition monographique rassemblant une grande quantité d’œuvres sur plus d’une trentaine d’années, c’est l’approche architecturale et plus particulièrement sculpturale propre à Miguel Chevalier. Avec, par exemple, l’impression en trois dimensions de ce Janus, dieu romain des commencements et des fins qui illustre une approche, parfois, plus dramatique soulignée par la musique aussi grave qu’englobante de Thomas Roussel. Il y a dans cette exposition du Grand Palais Immersif, encore beaucoup à découvrir d’un œuvre numérique à la grande diversité des thématiques comme des formes.

Rédigé par Dominique Moulon pour Art Absolument.

New Technological Art Award

Le New Technological Art Award est une exposition qui présente notamment les œuvres lauréates du prix éponyme. Placée cette année sous le commissariat de Thierry Dufrêne, elle se déroule à Gand au Zebrastraat de la Fondation Liedts-Meesen et tisse des liens entre le surréalisme et l’intelligence artificielle.

Obvious, The Anger Falls Silent, 2024.

Le titre de cet événement biennal, “L’intelligence, c’est automatique !”, encourage aux associations telle qu’entre les œuvres d’IA générative du collectif Obvious et les dessins automatiques d’André Masson (1896-1987) où, dans les deux cas, les processus créatifs échappent à la conscience et à la volonté des artistes. Le tirage The Anger Falls Silent de la série Imagine du trio français est issu d’une collaboration avec l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière usant du procédé Mind-to-Image. « Imagine », c’est ce que nous demandons ordinairement aux IA, mais ici le langage est éradiqué pour que l’activité cérébrale fasse œuvre. L’entrainement du modèle d’IA par les artistes joue alors un rôle essentiel dans le contexte de son émergence.

Thomas Marcusson, Al Ball, 2024.

Au plus proche des peintures d’André Masson, il y a les sculptures de Pol Bury (1922-2005) dont les billes d’acier ou de bois en mouvement ne manquent pas d’exciter notre curiosité. Leur relative lenteur fait écho à celle des billes de l’installation Al Ball du Suédois Thomas Marcusson qui oscillent entre deux cartes électroniques. Ces dernières calculent les équations mathématiques des composants qui leur font face avant de pouvoir leur renvoyer les billes. Une rivalité computationnelle qui n’est pas sans évoquer le fonctionnement des réseaux antagonistes génératifs tout particulièrement appréciés par les artistes.

Piotr Kowalski & Sliders_lab, Flèche du temps, 1990-2024.

De son côté, le duo français Sliders_lab de Frédéric Curien et Jean-Marie Dallet a choisi de réactiver le dispositif Flèche du temps de Piotr Kowalski (1927-2004). Se faisant, ils l’ont fait évoluer dans le respect de son schéma originel mais sans rien perdre ni de sa prise en considération du présent ni de son extrême fluidité de l’instant. L’installation semble ainsi avoir voyagé dans le temps, comme pour valider des postulats historiques avec des moyens contemporains. Et c’est heureux car l’œuvre serait difficilement présentable dans sa version aux multiples tubes cathodiques de 1990. Pourtant elle est là, ici et maintenant, comme elle a été pensée et en cohérence avec notre époque d’hyper connectivité.

Verena Bachl & Karsten Schuh, What is for Sure, 2024.

A quelques pas de cette réactivation, il y a une autre pièce dont la forme oscille aussi entre deux siècles : le précédent, quand les œuvres de néon se sont imposées dans l’art, et le nôtre, où l’IA prédomine. Intitulée What is for Sure par les Allemandes Verena Bachl et Karsten Schuh, elle a l’élégance d’une pièce lumineuse de Dan Flavin. Mais c’est parce qu’elle est contrôlée dans ses moindres nuances qu’elle réactive des ciels préalablement capturés qu’une IA a fusionné pour qu’ils n’en fassent qu’un seul, tout particulièrement insaisissable dans son étirement.

Stéphanie Roland, Missing People, 2024.

Enfin, il y a cette autre installation lumineuse, Missing People, de Stéphanie Roland. Elle est résolument participative puisque c’est le public qui, avec une lampe, l’active pour révéler les imaginaires artificiels de personnes disparues. C’est ainsi que, littéralement, nous libérons des images préalablement encapsulées au sein de plaques de verre n’ayant de transparence que l’apparence. Un encouragement à scruter les œuvres de cette exposition Intelligence, it’s automatic ! sous tous les points de vue pour en saisir toutes les nuances.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Nano Particles Genesis

Entretien donné par l’artiste contemporain Michelangelo Penso au critique d’art Dominique Moulon à l’occasion de l’exposition Nano Particles Genesis à la galerie parisienne Alberta Pane du 1er février au 29 mars 2025.

Michelangelo Penso, exposition Nano Particles Genesis, 2025.

Dominique Moulon : La dualité n’est-elle pas l’une des notions clés de votre travail si l’on considère, par exemple, les matériaux que vous sélectionnez pour leurs propriétés soit d’absorption, soit à l’inverse de diffusion ?

Michelangelo Penso : Oui, la dualité peut être envisagée comme une notion clé dans mon travail, surtout lorsque l’on examine les propriétés des matériaux, qui absorbent et renvoient les vibrations. Dans ce contexte, la dualité n’est pas seulement un concept physique, mais est aussi un principe esthétique et symbolique qui peut être exploré à travers le choix des matières, qui répondent différemment à des stimuli externes tels que les vibrations, les mouvements, ou bien l’interaction entre le spectateur et l’œuvre. Dans mes œuvres, la dualité est aussi un moyen d’explorer et de communiquer des concepts complexes liés à la recherche scientifique. Les vibrations, tant en termes d’absorption que de diffusion, peuvent devenir des outils à travers lesquels l’œuvre construit un récit sensoriel impliquant la perception, la transformation et l’interaction, entre la matière et l’espace.

D.M. : Que vous inspire le fait que vos créations sonores et interactives placées dans l’espace public soient perçues par toutes et tous, bien que peu d’entre les passantes et passants les identifient comme œuvres ?

M.P. : L’idée que mes créations interactives puissent être vues et appréciées par tous, même si peu de gens les reconnaissent comme des œuvres, est une réflexion fascinante sur le rôle de l’art dans la vie quotidienne. Ce qui m’inspire, c’est le concept d’ « art invisible » ou d’« art submergé », qui parvient néanmoins à susciter des émotions, à stimuler la réflexion ou simplement à interrompre le flux de la vie quotidienne. La perception de l’œuvre d’art devient ainsi une expérience plus personnelle, une rencontre fortuite qui peut laisser des traces, sans avoir besoin d’être formellement identifiée comme œuvre. L’art n’a pas besoin d’être quelque chose de visible ou de défini ; il peut se manifester dans les gestes, les émotions ou dans les liens qui s’établissent entre les personnes et leur environnement. Les œuvres qui envahissent les espaces publics sans s’imposer comme des objets offrent une forme d’implication plus subtile, comme si elles faisaient partie intégrante du contexte social et urbain. Elles donnent envie de s’arrêter, nous invitent à réfléchir, et peut-être, à reconnaître quelque chose d’extraordinaire dans le banal. La beauté réside précisément dans le fait que l’art peut transcender sa forme reconnue et faire partie de la vie quotidienne, devenant ainsi une expérience qui va au-delà de la perception visuelle, et atteignant quelque chose de plus profond. Il est essentiel de donner vie à l’œuvre. Les créations vivent une vie indépendante qui leur est propre, en lien avec les spectateurs qui influent sur elles, consciemment ou non.

Michelangelo Penso, exposition Nano Particles Genesis, 2025.

D.M. : Que recherchez-vous chez les scientifiques, bien au-delà des données qu’ils vous confient, pour activer certaines de vos pièces sonores, dans leur approche de phénomènes supposés ?

M.P. : Je m’inspire beaucoup de l’approche des scientifiques, qui allie curiosité et rigueur. Ils ont la capacité à rester ouverts à de nouvelles possibilités, sans renoncer à la prudence critique nécessaire. Après tout, la science n’est pas seulement une question de chiffres, mais plutôt de leur interprétation. C’est pourquoi je m’intéresse particulièrement à la manière dont les scientifiques gèrent l’incertitude, la complexité et l’émerveillement du monde qui les entoure, en cherchant des réponses qui ne sont pas seulement faciles, mais qui peuvent enrichir la façon dont nous percevons la réalité. Leur imagination est aussi importante que leur logique. Je cherche également leur ratification légitime, afin de ne pas produire des œuvres qui soient de prétendues interprétations sans fondements, ou qui se développent dans ce territoire didactique qui n’appartient pas au domaine de l’art.

D.M. : La notion commune à l’essentiel de votre travail, dans la durée, n’est-elle pas de l’ordre de l’invisible, ou de l’inaudible, que vous traquez pour le révéler, tout en renouvelant vos “expériences” ?

M.P. : Oui, tout à fait. La notion centrale de mon travail tourne autour de l’idée de l’ordre de l’invisible ou de l’inaudible, cette fine couche de réalité qui, bien que présente, échappe à la perception immédiate. J’essaie de la révéler, de la rendre tangible à travers les pièces que je crée, qui sont souvent interactives, où le public est appelé non seulement à regarder, mais à entrer en relation avec son environnement, à activer de nouveaux sens, de nouveaux modes de perception. Au fil du temps, ces « expériences » ne sont pas statiques, mais évoluent et se renouvellent, précisément parce que l’objectif n’est pas seulement de révéler quelque chose de caché, mais aussi d’offrir une expérience qui change la personne qui interagit avec elle. En ce sens, l’invisible et l’inaudible sont des concepts fluides d’une dimension esthétique ou sonore, mais qui touchent des aspects plus profonds de notre perception du monde qui nous entoure. Chacune de mes interventions vise à faire percevoir ces dimensions cachées, en restituant une vision plus riche et plus sensorielle de la réalité. En fin de compte, il s’agit d’un voyage de découverte où l’art n’est pas seulement un objet, mais un processus qui stimule l’écoute, l’observation et la réflexion, invitant les gens à « sentir » ce qui leur échappe habituellement.

Michelangelo Penso, Biomarkers688, 2025.

D.M. : L’élégance des formes que vous obtenez n’est-elle pas renforcée par le fait qu’il s’agit de matériaux que vous extirpez de l’industrie, les libérant ainsi de leurs usages qui relevaient de la contrainte ?

M.P. : Oui, l’utilisation de matériaux industriels est un moyen qui me permet de représenter avec force et efficacité les territoires de recherche scientifique les plus avancés. Ce processus de « déconnexion » des contextes productifs et fonctionnels permet aux matériaux d’acquérir une nouvelle vie, un espace dans lequel leur potentiel esthétique n’est plus limité par leur fonction pratique. En ce sens, travailler avec ces matériaux n’est pas seulement un acte de création esthétique, mais aussi une forme de libération. La transformation d’objets industriels en œuvres d’art devient un moyen de renouer avec leur beauté intrinsèque, souvent négligée dans leur contexte d’origine. En supprimant la contrainte d’utilisation imposée par l’industrie, ces matériaux deviennent plus fluides, plus ouverts à de nouvelles interprétations et significations. L’élégance qui s’en dégage ne dépend pas seulement des formes que je crée, mais aussi de cet acte de « déconnexion » qui permet au matériau d’exprimer une dimension différente, plus abstraite et, en même temps, plus universelle. D’une certaine manière, l’industrie elle-même, avec son esthétique fonctionnelle et utilitaire, devient une partie intégrante de ma recherche, puisque c’est précisément dans l’acte de libération de ces matériaux qu’émerge une nouvelle dimension esthétique et émotionnelle, qui va conceptuellement de pair avec la recherche scientifique.

D.M. : Est-ce pour nous encourager à une forme d’introspection que vous représentez les micromouvements qui, à l’échelle manométrique, agissent dans sur nos corps en échappant à nos consciences ?

M.P. : Oui, en partie. La représentation des micromouvements qui agissent au niveau manométrique, comme dans l’installation Magnetic nanoparticules Genesis, et qui échappent souvent à notre perception, est justement destinée à stimuler une forme d’introspection. C’est un encouragement à l’attention et à la prise de conscience qui peut être valable dans n’importe quel domaine. Ces mouvements, bien qu’invisibles et imperceptibles dans la vie quotidienne, sont fondamentaux pour notre existence et notre équilibre physique et émotionnel. Leur représentation n’est pas tant une invitation à « découvrir » ces mouvements, mais plutôt à réfléchir à la manière dont le corps et l’esprit sont imbriqués dans un jeu continu d’impulsions et de sensations qui échappent souvent à notre attention consciente. Ce processus peut favoriser une meilleure connaissance de soi, de ces signaux imperceptibles qui influencent notre humeur, notre perception et notre comportement. L’art, dans ce cas, devient un outil pour ralentir le temps, inviter l’observateur à « sentir » ce qui est habituellement ignoré, stimuler une réflexion sur notre condition physique et mentale, et ouvrir la voie à une compréhension plus profonde et plus sensorielle de la réalité que nous vivons.

Michelangelo Penso, Biomarkers497 & Biomarkers885, 2025.

D.M. : Que dire de la multitude des temporalités dans vos créations qui, tantôt rejouent des expériences de laboratoire dans l’espace de la galerie, tantôt s’activent ici et maintenant dans l’espace public ?

M.P. : La multitude de temporalités dans mes créations reflète une tension entre ce qui est visible maintenant, et ce qui reste caché ou potentiel. L’aspect intéressant de ces œuvres, qui racontent parfois des recherches scientifiques en s’activant dans l’espace public, est qu’elles jouent avec différentes manières de percevoir le temps : d’un temps scientifique et mesurable, à un temps sensoriel et fluide, qui peut être vécu différemment en fonction de l’interaction du public. Dans mon travail, j’ai toujours envisagé la possibilité d’une expansion à la fois des formes des volumes et du concept invisible que l’œuvre communique. Par conséquent, l’œuvre doit impliquer l’espace et les spectateurs, sans limites ni frontières, en s’adaptant à de multiples environnements. Dans l’espace de la galerie, les œuvres dérivées de la recherche scientifique proposent un temps qui devient souvent une sorte d’« expérience contrôlée » : le spectateur est invité à observer les processus en cours, comme s’il faisait lui-même partie de l’expérience. La temporalité prend un caractère suspendu et devient répétition, analyse, réflexion. Dans l’espace public, en revanche, le temps est plus vivant, immédiat, lié à l’ici et au maintenant. Les œuvres qui sont activées dans un contexte public sont plus dynamiques, changeantes, liées à des interactions en temps réel. La temporalité, dans ce cas, est plus fluide et imprévisible : elle dépend des actions des passants, des circonstances du moment, des émotions qui naissent de la rencontre entre l’œuvre et le spectateur. Le temps devient partagé, collectif et, d’une certaine manière, « contextualisé » par le lieu où l’œuvre est placée. Dans les deux cas, mon intention n’est pas seulement de jouer avec la perception du temps, mais aussi de mettre en évidence le lien entre les différents rythmes de la vie : la précision et le contrôle de la science versus l’élasticité et l’immédiateté de la vie quotidienne. Ces deux sphères temporelles apparemment séparées se rencontrent et se croisent, créant une sorte de « tension » qui nous invite à réfléchir sur la nature même du temps, sur la manière dont nous le vivons et au fait qu’en fin de compte, il est toujours relatif à notre expérience et à notre contexte.

D.M. : Votre atelier de Porto Marghera est le lieu de l’assemblage de vos créations. Mais quel est le lieu, ou moment, de l’émergence de vos idées ? Et en est-il une actuellement dont vous pressentez qu’elle pourrait faire œuvre prochainement ?

M.P. : Le lieu où les idées prennent forme peut être très différent d’un atelier. Personnellement, je perçois l’émergence d’une idée comme quelque chose qui surgit dans n’importe quel contexte : en marchant, en écoutant une conversation, en lisant, ou simplement lorsque je suis plongé dans un moment de réflexion. Les idées ne sont jamais liées à un seul espace physique, mais plutôt à un état mental d’ouverture et de curiosité ; l’atelier reste l’endroit où les rendre tangibles. Concernant une nouvelle idée d’œuvre, je pourrais te dire que les intuitions prennent souvent du temps pour mûrir. J’aime suivre des pistes subtiles et observer comment elles évoluent. Je ne peux pas dire que j’ai un projet déjà prêt à être révélé, mais il y a certainement des concepts en développement qui pourraient se traduire par quelque chose de concret très bientôt. La clé est d’être patient et ouvert aux signes et aux opportunités, qui surgissent souvent aussi lors de rencontres professionnelles et personnelles, ou bien comme pendant une interview !

Lionel Bayol-Themines

Lionel Bayol-Thémines, 115111, série Generated 9, 2023.

La photographie est née d’une invention, avant que de multiples innovations n’en écrivent l’histoire. Aujourd’hui, le photographique est un registre aux appareils se multipliant, au point parfois d’être remplacé par des appareillages aux innombrables interfaces. C’est ainsi que nous pouvons, toutes et tous, créer des images de “type” photographique si tant est que l’on soit à même d’en faire les descriptions textuelles. Les mots qui, en art, sont venus renforcer les images, se font alors interfaces entre humains et algorithmes pour en obtenir de nouvelles. Les années 2022-2023 resteront comme celles où les intelligences artificielles ont agité notre société tout entière. Rien de véritablement nouveau pourtant quant à la vérité en photographie. Quand la démocratisation des IA génératives renvoie à une innovation majeure de l’histoire de la photographie : la pellicule. Le slogan de Kodak de 1888, « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste », s’est mué en « Cliquez sur le bouton “Générer”, nous calculons le reste ». Une fois encore, force est de reconnaître que nous n’en sommes pas pour autant devenus toutes et tous des photographes.

Lionel Bayol-Thémines, 090045, série Generated 9, 2023.

Mais alors qu’est-ce qui fait œuvre dans les séries “Generated / AI” de Lionel Bayol-Thémines ? Tout d’abord, il y a le genre que ce dernier a tenté d’épuiser, celui de la photographie scientifique que pratiquent les non-artistes que sont les chercheuses et chercheurs pour valider leurs théories avec des images qui finissent par intégrer les collections de musées des sciences ou d’art. Lionel Bayol-Thémines a réitéré la même expérience des milliers de fois à quelques détails linguistiques près, une répétition qui convoque les savoir-faire artistiques. Mais surtout, il a édité la myriade d’images de son corpus art et science pour n’en préserver que les plus impactantes, comme le font les photographes, ce qu’il a été, et il est important de le rappeler. Le résultat est saisissant : des séries s’inscrivant dans un imaginaire scientifique où la beauté magnifie des phénomènes que l’on ne saurait interpréter. Quand l’imagination artificielle fait place à celle des spectatrices et spectateurs pour qui ces images d’un nouveau genre semblent pourtant si familières. Des images dont le propos textuel a été ciselé par la répétition pour que le regard affiné de l’artiste nous en présente la quintessence.

Article rédigé par Dominique Moulon