New Technological Art Award

Le New Technological Art Award est une exposition qui présente notamment les œuvres lauréates du prix éponyme. Placée cette année sous le commissariat de Thierry Dufrêne, elle se déroule à Gand au Zebrastraat de la Fondation Liedts-Meesen et tisse des liens entre le surréalisme et l’intelligence artificielle.

Obvious, The Anger Falls Silent, 2024.

Le titre de cet événement biennal, “L’intelligence, c’est automatique !”, encourage aux associations telle qu’entre les œuvres d’IA générative du collectif Obvious et les dessins automatiques d’André Masson (1896-1987) où, dans les deux cas, les processus créatifs échappent à la conscience et à la volonté des artistes. Le tirage The Anger Falls Silent de la série Imagine du trio français est issu d’une collaboration avec l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière usant du procédé Mind-to-Image. « Imagine », c’est ce que nous demandons ordinairement aux IA, mais ici le langage est éradiqué pour que l’activité cérébrale fasse œuvre. L’entrainement du modèle d’IA par les artistes joue alors un rôle essentiel dans le contexte de son émergence.

Thomas Marcusson, Al Ball, 2024.

Au plus proche des peintures d’André Masson, il y a les sculptures de Pol Bury (1922-2005) dont les billes d’acier ou de bois en mouvement ne manquent pas d’exciter notre curiosité. Leur relative lenteur fait écho à celle des billes de l’installation Al Ball du Suédois Thomas Marcusson qui oscillent entre deux cartes électroniques. Ces dernières calculent les équations mathématiques des composants qui leur font face avant de pouvoir leur renvoyer les billes. Une rivalité computationnelle qui n’est pas sans évoquer le fonctionnement des réseaux antagonistes génératifs tout particulièrement appréciés par les artistes.

Piotr Kowalski & Sliders_lab, Flèche du temps, 1990-2024.

De son côté, le duo français Sliders_lab de Frédéric Curien et Jean-Marie Dallet a choisi de réactiver le dispositif Flèche du temps de Piotr Kowalski (1927-2004). Se faisant, ils l’ont fait évoluer dans le respect de son schéma originel mais sans rien perdre ni de sa prise en considération du présent ni de son extrême fluidité de l’instant. L’installation semble ainsi avoir voyagé dans le temps, comme pour valider des postulats historiques avec des moyens contemporains. Et c’est heureux car l’œuvre serait difficilement présentable dans sa version aux multiples tubes cathodiques de 1990. Pourtant elle est là, ici et maintenant, comme elle a été pensée et en cohérence avec notre époque d’hyper connectivité.

Verena Bachl & Karsten Schuh, What is for Sure, 2024.

A quelques pas de cette réactivation, il y a une autre pièce dont la forme oscille aussi entre deux siècles : le précédent, quand les œuvres de néon se sont imposées dans l’art, et le nôtre, où l’IA prédomine. Intitulée What is for Sure par les Allemandes Verena Bachl et Karsten Schuh, elle a l’élégance d’une pièce lumineuse de Dan Flavin. Mais c’est parce qu’elle est contrôlée dans ses moindres nuances qu’elle réactive des ciels préalablement capturés qu’une IA a fusionné pour qu’ils n’en fassent qu’un seul, tout particulièrement insaisissable dans son étirement.

Stéphanie Roland, Missing People, 2024.

Enfin, il y a cette autre installation lumineuse, Missing People, de Stéphanie Roland. Elle est résolument participative puisque c’est le public qui, avec une lampe, l’active pour révéler les imaginaires artificiels de personnes disparues. C’est ainsi que, littéralement, nous libérons des images préalablement encapsulées au sein de plaques de verre n’ayant de transparence que l’apparence. Un encouragement à scruter les œuvres de cette exposition Intelligence, it’s automatic ! sous tous les points de vue pour en saisir toutes les nuances.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Nano Particles Genesis

Entretien donné par l’artiste contemporain Michelangelo Penso au critique d’art Dominique Moulon à l’occasion de l’exposition Nano Particles Genesis à la galerie parisienne Alberta Pane du 1er février au 29 mars 2025.

Michelangelo Penso, exposition Nano Particles Genesis, 2025.

Dominique Moulon : La dualité n’est-elle pas l’une des notions clés de votre travail si l’on considère, par exemple, les matériaux que vous sélectionnez pour leurs propriétés soit d’absorption, soit à l’inverse de diffusion ?

Michelangelo Penso : Oui, la dualité peut être envisagée comme une notion clé dans mon travail, surtout lorsque l’on examine les propriétés des matériaux, qui absorbent et renvoient les vibrations. Dans ce contexte, la dualité n’est pas seulement un concept physique, mais est aussi un principe esthétique et symbolique qui peut être exploré à travers le choix des matières, qui répondent différemment à des stimuli externes tels que les vibrations, les mouvements, ou bien l’interaction entre le spectateur et l’œuvre. Dans mes œuvres, la dualité est aussi un moyen d’explorer et de communiquer des concepts complexes liés à la recherche scientifique. Les vibrations, tant en termes d’absorption que de diffusion, peuvent devenir des outils à travers lesquels l’œuvre construit un récit sensoriel impliquant la perception, la transformation et l’interaction, entre la matière et l’espace.

D.M. : Que vous inspire le fait que vos créations sonores et interactives placées dans l’espace public soient perçues par toutes et tous, bien que peu d’entre les passantes et passants les identifient comme œuvres ?

M.P. : L’idée que mes créations interactives puissent être vues et appréciées par tous, même si peu de gens les reconnaissent comme des œuvres, est une réflexion fascinante sur le rôle de l’art dans la vie quotidienne. Ce qui m’inspire, c’est le concept d’ « art invisible » ou d’« art submergé », qui parvient néanmoins à susciter des émotions, à stimuler la réflexion ou simplement à interrompre le flux de la vie quotidienne. La perception de l’œuvre d’art devient ainsi une expérience plus personnelle, une rencontre fortuite qui peut laisser des traces, sans avoir besoin d’être formellement identifiée comme œuvre. L’art n’a pas besoin d’être quelque chose de visible ou de défini ; il peut se manifester dans les gestes, les émotions ou dans les liens qui s’établissent entre les personnes et leur environnement. Les œuvres qui envahissent les espaces publics sans s’imposer comme des objets offrent une forme d’implication plus subtile, comme si elles faisaient partie intégrante du contexte social et urbain. Elles donnent envie de s’arrêter, nous invitent à réfléchir, et peut-être, à reconnaître quelque chose d’extraordinaire dans le banal. La beauté réside précisément dans le fait que l’art peut transcender sa forme reconnue et faire partie de la vie quotidienne, devenant ainsi une expérience qui va au-delà de la perception visuelle, et atteignant quelque chose de plus profond. Il est essentiel de donner vie à l’œuvre. Les créations vivent une vie indépendante qui leur est propre, en lien avec les spectateurs qui influent sur elles, consciemment ou non.

Michelangelo Penso, exposition Nano Particles Genesis, 2025.

D.M. : Que recherchez-vous chez les scientifiques, bien au-delà des données qu’ils vous confient, pour activer certaines de vos pièces sonores, dans leur approche de phénomènes supposés ?

M.P. : Je m’inspire beaucoup de l’approche des scientifiques, qui allie curiosité et rigueur. Ils ont la capacité à rester ouverts à de nouvelles possibilités, sans renoncer à la prudence critique nécessaire. Après tout, la science n’est pas seulement une question de chiffres, mais plutôt de leur interprétation. C’est pourquoi je m’intéresse particulièrement à la manière dont les scientifiques gèrent l’incertitude, la complexité et l’émerveillement du monde qui les entoure, en cherchant des réponses qui ne sont pas seulement faciles, mais qui peuvent enrichir la façon dont nous percevons la réalité. Leur imagination est aussi importante que leur logique. Je cherche également leur ratification légitime, afin de ne pas produire des œuvres qui soient de prétendues interprétations sans fondements, ou qui se développent dans ce territoire didactique qui n’appartient pas au domaine de l’art.

D.M. : La notion commune à l’essentiel de votre travail, dans la durée, n’est-elle pas de l’ordre de l’invisible, ou de l’inaudible, que vous traquez pour le révéler, tout en renouvelant vos “expériences” ?

M.P. : Oui, tout à fait. La notion centrale de mon travail tourne autour de l’idée de l’ordre de l’invisible ou de l’inaudible, cette fine couche de réalité qui, bien que présente, échappe à la perception immédiate. J’essaie de la révéler, de la rendre tangible à travers les pièces que je crée, qui sont souvent interactives, où le public est appelé non seulement à regarder, mais à entrer en relation avec son environnement, à activer de nouveaux sens, de nouveaux modes de perception. Au fil du temps, ces « expériences » ne sont pas statiques, mais évoluent et se renouvellent, précisément parce que l’objectif n’est pas seulement de révéler quelque chose de caché, mais aussi d’offrir une expérience qui change la personne qui interagit avec elle. En ce sens, l’invisible et l’inaudible sont des concepts fluides d’une dimension esthétique ou sonore, mais qui touchent des aspects plus profonds de notre perception du monde qui nous entoure. Chacune de mes interventions vise à faire percevoir ces dimensions cachées, en restituant une vision plus riche et plus sensorielle de la réalité. En fin de compte, il s’agit d’un voyage de découverte où l’art n’est pas seulement un objet, mais un processus qui stimule l’écoute, l’observation et la réflexion, invitant les gens à « sentir » ce qui leur échappe habituellement.

Michelangelo Penso, Biomarkers688, 2025.

D.M. : L’élégance des formes que vous obtenez n’est-elle pas renforcée par le fait qu’il s’agit de matériaux que vous extirpez de l’industrie, les libérant ainsi de leurs usages qui relevaient de la contrainte ?

M.P. : Oui, l’utilisation de matériaux industriels est un moyen qui me permet de représenter avec force et efficacité les territoires de recherche scientifique les plus avancés. Ce processus de « déconnexion » des contextes productifs et fonctionnels permet aux matériaux d’acquérir une nouvelle vie, un espace dans lequel leur potentiel esthétique n’est plus limité par leur fonction pratique. En ce sens, travailler avec ces matériaux n’est pas seulement un acte de création esthétique, mais aussi une forme de libération. La transformation d’objets industriels en œuvres d’art devient un moyen de renouer avec leur beauté intrinsèque, souvent négligée dans leur contexte d’origine. En supprimant la contrainte d’utilisation imposée par l’industrie, ces matériaux deviennent plus fluides, plus ouverts à de nouvelles interprétations et significations. L’élégance qui s’en dégage ne dépend pas seulement des formes que je crée, mais aussi de cet acte de « déconnexion » qui permet au matériau d’exprimer une dimension différente, plus abstraite et, en même temps, plus universelle. D’une certaine manière, l’industrie elle-même, avec son esthétique fonctionnelle et utilitaire, devient une partie intégrante de ma recherche, puisque c’est précisément dans l’acte de libération de ces matériaux qu’émerge une nouvelle dimension esthétique et émotionnelle, qui va conceptuellement de pair avec la recherche scientifique.

D.M. : Est-ce pour nous encourager à une forme d’introspection que vous représentez les micromouvements qui, à l’échelle manométrique, agissent dans sur nos corps en échappant à nos consciences ?

M.P. : Oui, en partie. La représentation des micromouvements qui agissent au niveau manométrique, comme dans l’installation Magnetic nanoparticules Genesis, et qui échappent souvent à notre perception, est justement destinée à stimuler une forme d’introspection. C’est un encouragement à l’attention et à la prise de conscience qui peut être valable dans n’importe quel domaine. Ces mouvements, bien qu’invisibles et imperceptibles dans la vie quotidienne, sont fondamentaux pour notre existence et notre équilibre physique et émotionnel. Leur représentation n’est pas tant une invitation à « découvrir » ces mouvements, mais plutôt à réfléchir à la manière dont le corps et l’esprit sont imbriqués dans un jeu continu d’impulsions et de sensations qui échappent souvent à notre attention consciente. Ce processus peut favoriser une meilleure connaissance de soi, de ces signaux imperceptibles qui influencent notre humeur, notre perception et notre comportement. L’art, dans ce cas, devient un outil pour ralentir le temps, inviter l’observateur à « sentir » ce qui est habituellement ignoré, stimuler une réflexion sur notre condition physique et mentale, et ouvrir la voie à une compréhension plus profonde et plus sensorielle de la réalité que nous vivons.

Michelangelo Penso, Biomarkers497 & Biomarkers885, 2025.

D.M. : Que dire de la multitude des temporalités dans vos créations qui, tantôt rejouent des expériences de laboratoire dans l’espace de la galerie, tantôt s’activent ici et maintenant dans l’espace public ?

M.P. : La multitude de temporalités dans mes créations reflète une tension entre ce qui est visible maintenant, et ce qui reste caché ou potentiel. L’aspect intéressant de ces œuvres, qui racontent parfois des recherches scientifiques en s’activant dans l’espace public, est qu’elles jouent avec différentes manières de percevoir le temps : d’un temps scientifique et mesurable, à un temps sensoriel et fluide, qui peut être vécu différemment en fonction de l’interaction du public. Dans mon travail, j’ai toujours envisagé la possibilité d’une expansion à la fois des formes des volumes et du concept invisible que l’œuvre communique. Par conséquent, l’œuvre doit impliquer l’espace et les spectateurs, sans limites ni frontières, en s’adaptant à de multiples environnements. Dans l’espace de la galerie, les œuvres dérivées de la recherche scientifique proposent un temps qui devient souvent une sorte d’« expérience contrôlée » : le spectateur est invité à observer les processus en cours, comme s’il faisait lui-même partie de l’expérience. La temporalité prend un caractère suspendu et devient répétition, analyse, réflexion. Dans l’espace public, en revanche, le temps est plus vivant, immédiat, lié à l’ici et au maintenant. Les œuvres qui sont activées dans un contexte public sont plus dynamiques, changeantes, liées à des interactions en temps réel. La temporalité, dans ce cas, est plus fluide et imprévisible : elle dépend des actions des passants, des circonstances du moment, des émotions qui naissent de la rencontre entre l’œuvre et le spectateur. Le temps devient partagé, collectif et, d’une certaine manière, « contextualisé » par le lieu où l’œuvre est placée. Dans les deux cas, mon intention n’est pas seulement de jouer avec la perception du temps, mais aussi de mettre en évidence le lien entre les différents rythmes de la vie : la précision et le contrôle de la science versus l’élasticité et l’immédiateté de la vie quotidienne. Ces deux sphères temporelles apparemment séparées se rencontrent et se croisent, créant une sorte de « tension » qui nous invite à réfléchir sur la nature même du temps, sur la manière dont nous le vivons et au fait qu’en fin de compte, il est toujours relatif à notre expérience et à notre contexte.

D.M. : Votre atelier de Porto Marghera est le lieu de l’assemblage de vos créations. Mais quel est le lieu, ou moment, de l’émergence de vos idées ? Et en est-il une actuellement dont vous pressentez qu’elle pourrait faire œuvre prochainement ?

M.P. : Le lieu où les idées prennent forme peut être très différent d’un atelier. Personnellement, je perçois l’émergence d’une idée comme quelque chose qui surgit dans n’importe quel contexte : en marchant, en écoutant une conversation, en lisant, ou simplement lorsque je suis plongé dans un moment de réflexion. Les idées ne sont jamais liées à un seul espace physique, mais plutôt à un état mental d’ouverture et de curiosité ; l’atelier reste l’endroit où les rendre tangibles. Concernant une nouvelle idée d’œuvre, je pourrais te dire que les intuitions prennent souvent du temps pour mûrir. J’aime suivre des pistes subtiles et observer comment elles évoluent. Je ne peux pas dire que j’ai un projet déjà prêt à être révélé, mais il y a certainement des concepts en développement qui pourraient se traduire par quelque chose de concret très bientôt. La clé est d’être patient et ouvert aux signes et aux opportunités, qui surgissent souvent aussi lors de rencontres professionnelles et personnelles, ou bien comme pendant une interview !

Lionel Bayol-Themines

Lionel Bayol-Thémines, 115111, série Generated 9, 2023.

La photographie est née d’une invention, avant que de multiples innovations n’en écrivent l’histoire. Aujourd’hui, le photographique est un registre aux appareils se multipliant, au point parfois d’être remplacé par des appareillages aux innombrables interfaces. C’est ainsi que nous pouvons, toutes et tous, créer des images de “type” photographique si tant est que l’on soit à même d’en faire les descriptions textuelles. Les mots qui, en art, sont venus renforcer les images, se font alors interfaces entre humains et algorithmes pour en obtenir de nouvelles. Les années 2022-2023 resteront comme celles où les intelligences artificielles ont agité notre société tout entière. Rien de véritablement nouveau pourtant quant à la vérité en photographie. Quand la démocratisation des IA génératives renvoie à une innovation majeure de l’histoire de la photographie : la pellicule. Le slogan de Kodak de 1888, « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste », s’est mué en « Cliquez sur le bouton “Générer”, nous calculons le reste ». Une fois encore, force est de reconnaître que nous n’en sommes pas pour autant devenus toutes et tous des photographes.

Lionel Bayol-Thémines, 090045, série Generated 9, 2023.

Mais alors qu’est-ce qui fait œuvre dans les séries “Generated / AI” de Lionel Bayol-Thémines ? Tout d’abord, il y a le genre que ce dernier a tenté d’épuiser, celui de la photographie scientifique que pratiquent les non-artistes que sont les chercheuses et chercheurs pour valider leurs théories avec des images qui finissent par intégrer les collections de musées des sciences ou d’art. Lionel Bayol-Thémines a réitéré la même expérience des milliers de fois à quelques détails linguistiques près, une répétition qui convoque les savoir-faire artistiques. Mais surtout, il a édité la myriade d’images de son corpus art et science pour n’en préserver que les plus impactantes, comme le font les photographes, ce qu’il a été, et il est important de le rappeler. Le résultat est saisissant : des séries s’inscrivant dans un imaginaire scientifique où la beauté magnifie des phénomènes que l’on ne saurait interpréter. Quand l’imagination artificielle fait place à celle des spectatrices et spectateurs pour qui ces images d’un nouveau genre semblent pourtant si familières. Des images dont le propos textuel a été ciselé par la répétition pour que le regard affiné de l’artiste nous en présente la quintessence.

Article rédigé par Dominique Moulon

D’œuvres en Fondation

C’est dans le cadre de la Biennale de Venise que Bernar Venet présente des œuvres historiques à la Biblioteca Nazionale Marciana. Dans le même temps, sa fondation réouvre au public à l’occasion de son dixième anniversaire pour une nouvelle saison estivale, entre autres actualités à Saint-Denis, Arles, en Turquie et Chine.

Bernar Venet, Brouette et magnétophone utilisés pour la composition Gravier Goudron, 1961.

C’est avec une œuvre conceptuelle que l’exposition Bernar Venet – 1961… Looking Forward de la Biblioteca Nazionale Marciana commence. Datant de 1961 et intitulée Gravier Goudron, cette installation sonore est composée d’une brouette et du magnétophone avec lequel l’artiste a enregistré le son de la roue au contact des granulats semblables à ceux de cette performance reconstituée. Pas véritablement musical, le son n’a pas non plus été composé. Bernar Venet l’a anticipé en acceptant le résultat granulaire qui a échappé à son contrôle. Jusqu’à présent, l’essentiel de son œuvre a consisté à déplacer les lignes entre détermination et indétermination. Il en est ainsi pour le Tas de charbon qu’il a aussi reconstitué à Venise dans une taille différente de celle de l’original de 1963, eu égard à la fragilité des œuvres environnantes du Titien, de Tintoret ou de Véronèse. A chaque réactivation de ce qu’il convient encore de qualifier de performance, l’œuvre se métamorphose selon la configuration des lieux. On pourrait donc aussi la considérer générative tant elle s’émancipe des règles préétablies par l’artiste. Ajoutons que la rugosité du charbon rompt avec la tendance minimaliste de l’art avec laquelle il a tant dialogué.

Bernar Venet, Installation aléatoire de points, 2013, acier oxycoupé, dimensions variables.

Ce qui saisit immédiatement dans les gigantesques parcs de sa Fondation, au Muy, c’est la monumentalité de ses œuvres. Tout comme celle des sculptures de ses amis car l’artiste est aussi collectionneur. On y découvre ses créations en acier Corten que la rouille permet de dater, orange pour les plus récentes, plus sombres pour les plus anciennes. Elles sont issues de différentes séries : Points, Lignes, Lignes indéterminées, Angles, Arcs et Effondrements. Bernar Venet a une relation des plus physique avec les matériaux de ses œuvres dont les titres sont strictement descriptifs, entre mathématique et géométrie, littéralement algorithmique. Les Points ont l’allure de sections de colonnes dont l’érosion aurait altéré les cannelures évoquant des troncs d’arbres qui, pétrifiés, seraient là pour l’éternité.

Bernar Venet, 6 Arcs : Perception Intérieur / Extérieur, 2023, acier corten, dimensions variables.

Les Lignes qui s’élancent vers le ciel nous apparaissent d’une légèreté pourtant incompatible avec le matériau qui les compose.

Bernar Venet, 5 Lignes indéterminées, 2009-2015, acier roulé, 2,60 x 2,55 x 2,55 m.

Quant aux Lignes Indéterminées, elles résultent de combats que l’artiste a menés avec elles à haute température en aciérie.

Bernar Venet, Désordre vertical : 20 Arcs, 2018, acier corten, dimensions variables.

Et il y a les Arcs ou les Angles qui sont posés ici et là, en groupe, comme autant de collaborations avec les lois de la physique dont la gravité est la principale alliée. Nombre de ces installations se terminent en Effondrements, quand l’artiste, usant d’engins de chantier, en fait basculer une composante pour que les autres, en cascade, réorganisent l’ensemble. L’aléatoire devient alors la règle qui prime sur le contrôle de l’artiste, premier spectateur de telles sculptures se réalisant à grand fracas dans l’extrême violence d’un instant qui fait immédiatement place à la contemplation.

Stefan Brüggemann, Outdoor, 2016, acier inoxidable, 235 x 240 x 25 cm, courtoisie de l’artiste et Hauser & Wirth.

Cette année, c’est Jérôme Sans qui propose une exposition monographique au sein de l’espace de la galerie. Il se souvient avoir été hébergé à New York par Bernar Venet tout comme ce dernier l’avait été auparavant par Arman dès son arrivée aux Etats-Unis. Le commissaire a choisi Stefan Brüggemann dont l’exposition Inside Out est annoncée par une porte miroitante dès l’arrivée dans un des parcs de sculptures. Il s’agit d’une entrée qui s’ouvre sur l’espace extérieur au sein duquel elle est présentée. Au-delà de cette incongruité, l’extrême perfection de son revêtement en miroir l’intègre parfaitement à l’environnement qu’elle reflète si magnifiquement. Elle convoque ainsi le surréalisme dont la Belgique fête le centième anniversaire, un pays qui a su accueillir l’Arc Majeur, sur l’autoroute E411, l’une des œuvres emblématiques de Bernar Venet. Et force est de reconnaître que s’il est un sentiment qui l’emporte au Muy, c’est celui de l’étonnement face à tant créations qui, chacune, s’émancipent diversement du réel.

Bernar Venet, Diffémorphisme, 2022, acrylique sur toile, 236 x 190 cm.

Il y a aussi l’usine où l’œuvre de Bernar Venet se poursuit, sans omettre les appartements qui ordinairement ne se visitent pas, mais où ses pièces côtoient celles d’artistes majeurs des XXe et XXIe siècles. Cela permet de comprendre très précisément où il se situe artistiquement. C’est dans ce contexte que l’on découvre quelques créations récentes, parmi lesquelles des pièces de la série Difféomorphisme récemment présentée à la galerie Perrotin de Paris. Il s’agit de textes scientifiques portant sur des déformations de topologies qui, appliquées numériquement à ces mêmes textes, en complexifient davantage la lecture. Ces théories portent en elles les déformations dont l’artiste, littéralement, libère les énergies contenues. La mathématique omniprésente dans le travail de Bernar Venet est ici sous-jacente, tant aux théories qu’expriment les textes qu’aux algorithmes qui les déforment.

Bernar Venet, Série EVENT, 2024, création générative, impression numérique, dimensions variables.

Enfin, il y a les peintures génératives de la série Event sur laquelle l’artiste travaille actuellement. Elle s’inscrit dans la continuité des Angles et Effondrements. Bernar Venet en a déterminé les règles qui ont par la suite été codées sous la forme de scripts inscrits dans la blockchain. Il pratique ici le lâcher prise, plus encore qu’il ne l’a jamais fait puisque l’activation des algorithmes se fait sans sa participation. C’est-à-dire que les compositions sont strictement computationnelles, jusqu’à la détermination des couleurs ou textures procédurales qui convoquent la granularité de ses dessins au pastel gras. A suivre : une vente NFT est prévue avec Sotheby’s, entre autres événements à venir.

Article rédigé par Dominique Moulon

Homage à Vera Molnar

La Stiftung für Kunst und Kultur s’est associé au collectionneur Josef Broich pour organiser une exposition intitulée A la recherche de Vera Molnar – qui aurait été centenaire cette année – au Ludwig Museum de Budapest. Les deux commissaires, Zsófia Mâté et Richard Castelli, y confrontent l’œuvre de cette pionnière en art numérique avec les créations d’artistes de diverses générations qui lui rendent hommage.

aurèce vettier, Tribute to Vera Molnar – Triptych, 2022.

En évoquant le profil de la Sainte-Victoire à l’huile et en triptyque, c’est un hommage à l’hommage que pratique l’artiste émergent aurèce vettier. C’est-à-dire à Vera Molnar qui, elle-même, s’intéressa au sujet que Cézanne a tenté d’épuiser. Se saisissant des technologies de son temps, aurèce vettier a entraîné un modèle d’intelligence artificielle avec un herbier pour jeu de données avant de solliciter le savoir-faire d’un peintre que, littéralement, il a astreint à la représentation de fragments d’images générés par l’IA.

U2p050, Asking a Shadow to Dance, 2024.

Vera Molnar, dans son intérêt pour l’histoire de l’art, était coutumière de tels va-et-vient, comme elle le fit en se focalisant sur le carré magique que Dürer représenta dans sa Mélancolie renaissante. Bien des années plus tard, les membres du collectif U2p050 se sont intéressé à leur tour à l’étrange combinatoire de ce carré magique en concevant algorithmiquement la sculpture monumentale sonore et lumineuse Asking a Shadow to Dance. Avec cet autre hommage à l’hommage, il est question de la relation des arts à la mathématique.

Frieder Nake, Hommage à Molnar, 2021.

Une telle exposition a le mérite d’évoquer soixante années d’histoire des pratiques numériques en art, et plus particulièrement génératives. Le doyen de cette exposition est Frieder Nake qui, rompu à la mathématique, codait déjà ses créations dans les années soixante, époque à laquelle la visualisation était loin d’être instantanée. Il fallait alors être d’une infinie patience ou, peut-être, accepter la sérendipité inhérente à l’usage des ordinateurs. A propos de son Hommage à Molnar, Frieder Nake confesse ne pas être à même d’anticiper ni les évolutions des formes ni celles des couleurs de son œuvre résolument générative.

Antoine Schmitt, 100 Squares Ensemble, 2023.

De son côté, Antoine Schmitt admet aussi qu’il ne comprend pas toujours ce que font les modules autonomes de son 100 Squares Ensemble. L’artiste a codé un élément pour qu’il rythme les 99 autres tout en acceptant de ne pas savoir lequel. Il ne connait de sa pièce optique et cinétique que son état à l’instant même de son initialisation. Ce genre de lâcher prise est fréquent chez les artistes de l’art génératif récemment popularisé par le crypto art.

Casey Reas, Hommage à Molnar, 2023.

Parmi les autres œuvres présentées en écran, il y a celle de Casey Reas. Entièrement noire, la pièce est activée par une multitude de segments blancs, convoquant l’élégance de l’équation. Cet artiste américain à l’origine de la galerie NFT Feral File avec l’entreprise logicielle Bitmark est aussi connu pour avoir conçu avec Ben Fry l’application Processing bien connue des artistes qui programment. Cet exposition hommage à Vera Molnar est aussi l’occasion d’investiguer une communauté qui s’est longtemps cherché, entre numérique et art, à la frontière du marché qui considère enfin ses créations.

Mario Klingemann, Trame Temporelle, 2023.

De la même façon que Vera Molnar utilisait la grille – donc la notion de répétition –, de nombreux artistes y ont eu recours dans cette exposition. C’est le cas du dispositif vidéo Trame Temporelle de Mario Klingemann. L’occasion pour le public d’entrer dans l’image fusionnant points de vue et temporalités. L’artiste allemand, usant une fois encore des technologies d’aujourd’hui, convoque les pratiques pionnières de l’art vidéo en proximité desquelles se sont développées les pratiques numériques depuis les années soixante.

Tamiko Thiel And /P, Vera Plastica, 2023.

Avec Tamiko Thiel And /P et leur dispositif de réalité augmenté Vera Plastica tout aussi participatif, c’est davantage la question de la répétition qui est abordée. Ici, l’objet des répétitions est le modèle en trois dimensions d’une bouteille en plastique conférant un caractère écologique à cette pièce “jouable”. Les pratiques numériques n’échappent pas à la pénétration du politique dans l’art, bien que ce ne soit pas l’enjeu principal d’une telle exposition davantage axée sur la contemplation des algorithmes dans le champ de l’art.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

En d’infinies variations

L’exposition En d’infinies variations du Centre Culturel Canadien qui s’inscrit dans le programme de la Biennale Némo est à envisager tel un atelier où les œuvres sont en train de se faire.

Centre Culturel Canadien, En d’infinies variations, 2023-24.

Les tissages contrôlés numériquement d’Oli Sorenson renvoient aux premiers systèmes mécaniques programmables des prémices d’une révolution industrielle qui correspond au début de l’anthropocène. Une époque géologique que Nicolas Sassoon documente en occultant des roches que la Terre a expulsées. La question du médium est au centre des problématiques abordées par l’exposition En d’infinies variations. C’est ainsi que Georges Legrady programme ses assemblages de photographies quand les reflets des peintures-émail de Salomé Chatriot nous apparaissent être celles d’applications et que ces modèles en trois dimensions sont assujettis aux données de ses respirations performatives. On ne sait plus exactement, en effet, ce que l’on observe si ce n’est que nous identifions instantanément les masques aux diverses géométries de Caroline Monnet et Chun Hua Catherine Dong. Alors que l’usage de tels apparats est si fréquent à l’ère de nos identités multiples et que toutes et tous nous sommes les artistes de nos variations en ligne. On remarque aussi qu’au fil des siècles le lieu de l’émergence de l’art a évolué, allant de l’atelier à l’interface, l’un n’étant pas incompatible avec l’autre. Et Nicolas Baier de le démontrer avec ses créations allant de la sculpture aux images fixes ou en mouvement. Le fait que des artistes aux pratiques génératives, comme Timothy Thomasson, usent aussi de services numériques familiers nous rend plus proches encore de leurs créations. Et que dire de cette sensation d’entrer dans l’œuvre comme c’est le cas avec l’installation interactive de Christa Sommerer & Laurent Mignonneau ? Quand, faut-il le rappeler, c’est le public qui valide les œuvres, tant par ses commentaires que ses sensations, entre autres participations.

Commissaires de l’exposition En d’infinies variations : Dominique Moulon et Alain Thibault en collaboration avec Catherine Bédard pour le Centre Culturel Canadien à Paris, jusqu’au 19 avril 2024.

Multitude & Singularité

Multitude & Singularité, 2023-2024. Source Florian Kleinefenn.

Cette exposition envisage les pratiques et usages artistiques de techniques ou technologies selon leur proximité avec les notions tout particulièrement contemporaines de multitude et de singularité.

La question du medium y est omniprésente, comme avec Mogens Jacobsen qui associe les techniques audiovisuelles des origines du média de masse qu’est la télévision aux technologies de l’intelligence artificielle d’aujourd’hui. Avec Jeppe Hein, qui s’inscrit dans la continuité des pratiques de l’art cinétique, c’est davantage la question de la multitude des perspectives qui est abordée, tant d’un point de vue spatial que conceptuel. Les sens sont aussi à l’épreuve dans le travail de Jens Settergren qui extirpe les afflux de sons de l’inaudible que génèrent nos appareils électroménagers auxquels on attribue de l’intelligence en les connectant à Internet. La multitude des technologies que mobilise Jakob Kudsk Steensen est, quant à elle, au service de mondes artificiels où l’artiste développe des narrations poétiques en convoquant des émotions telle la peur de l’eau ou plus largement celles liées au changement climatique.

L’autre grande problématique contemporaine, celle de la singularité technologique prédisant la possible obsolescence de l’être humain dans un futur proche, est évoquée avec une relative distance esthétique par Stine Deja & Marie Munk. Or c’est sans doute pour nous éloigner d’un tel scénario catastrophe que Cecilie Waagner Falkenstrøm attire notre attention sur les biais algorithmiques relatifs aux assemblages de données. Car nous nous devons d’encadrer avec plus précision le développement des technologies entre autres données numériques afin qu’elles servent au mieux nos fragiles démocraties.

Par Dominique Moulon pour le Bicolore de la Maison du Danemark à Paris.

Je est un autre ? (2)

Initiée par Gilles Alvarez, la biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France Némo s’articule autour de deux événements majeurs programmés au Centquatre-Paris que dirige José-Manuel Gonçalvès : une exposition collective regroupant une vingtaine d’artistes et un symposium dédié à Christopher Nolan. Le titre de l’exposition conçue par les deux commissaires, Je suis un autre ?, prolonge la pensée rimbaldienne à l’aire du foisonnement en ligne de nos personnalités multiples.

Universal Everything, Maison Autonome, 2022.

Dans un tel contexte, la question de l’avatar se devait d’être abordée. Ce dont le studio Universal Everything de Matt Pyke se charge avec l’installation interactive Future You placée au sein de la halle Aubervilliers. Ce qui est en jeu, c’est l’élasticité des relations entre le public et les créatures qui se succèdent. Ces multiples versions de soi, nous les entrainons et celles-ci nous retournent une agilité que nous ne soupçonnions pas.

Fabien Léaustic, Sève élémentaire, 2019-2023, photographie Quentin Chevrier.

L’essentiel des installations se situent au sein des ateliers du Centquatre, à l’instar de celle de Fabien Léaustic intitulée Sève élémentaire. Il s’agit d’une œuvre participative aux allures d’expérience scientifique où le public est invité à partager son ADN pour créer des chimères. La magie des technologies permet à l’artiste de convertir ces hybrides en “galaxies” investissant la carte du ciel vidéoprojetée qui s’augmente au fil du temps.

Bill Vorn, Intensive Care Unit, 2021.

L’autre, chez Bill Vorn avec son Intensive Care Unit, est résolument technologique, robotique, non humain bien qu’anthropomorphique. Monitorés, les “corps” machiniques flottent dans l’espace. Le soin, en art, compte parmi les grandes problématiques contemporaines. L’artiste le déplace de l’humain vers le non-humain, cet autre technologique avec lequel il nous faut désormais composer.

Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch, Lifer Héritage, 2022.


On nous vante le métavers, mais qu’est-il advenu de Second Life où l’on aimait flâner dans les années 2000 ? C’est avec l’installation Lifer Héritage aux multiples composantes que les artistes Montaine Jean, Clare Poolman, Jeanne Rocher et Etta Marthe Wunsch répondent après avoir visiter les ruines contemporaines de quelques places hâtivement désertées. Leur restitution collective est teintée d’une forme de romantisme aux couleurs vives.

Frederik Heyman, Virtual Embalming: Isabelle Huppert, 2018.

La vision d’un tel monde sans fin ne devrait-elle pas nous encourager à envisager l’après ? C’est ce que propose Frederik Heyman avec des portraits numériques visant à immortaliser les modèles. Des mausolées virtuels ne nécessitant ni brique ni mortier pour l’éternité. Au moins tant qu’il y aura des machines pour en interpréter les images, et si tant est que l’on sache en conserver les fichiers dans des centres de données aux serveurs sans cesse renouvelés !

Ian Spriggs, Prometheus, 2022.

Enfin, il y a les visages partiellement en écorchés d’un réalisme saisissant de Ian Spriggs qui s’inscrit dans la continuité des pratiques mêlant l’art à la science. Un des partis pris de la Biennale Némo dont la cinquième édition s’étend pendant trois mois sur une vingtaine de lieux en Île-de-France et où les questions sociétales sont d’abordées au travers du filtre des pratiques technologiques entre autres usages numériques.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Au bout de mes rêves

C’est à l’occasion de lille3000 et dans la continuité d’un cycle d’expositions dédiées aux grandes collections que le Tripostal présente Au bout de mes rêves. La détermination dont il est ici question est celle du collectionneur Walter Vanhaerents qui, basé à Bruxelles et accompagné depuis quelque temps par ses enfants Els et Joost, soutient l’art contemporain à l’international avec une collection initiée dans les années 70. Plus de 75 œuvres aux propos et aux formes les plus diversifiés ponctuent un parcours s’étendant sur les trois niveaux du Tripostal de Lille.

Tomás Saraceno, Hybrid solitary semi-social instrument, 2015.

Dès l’entrée, nous sommes saisis par la monumentalité d’une installation de Tomás Saraceno qui est aussi présent avec une autre pièce de l’intime, où trois araignées ont tissé en quelques semaines des toiles qui fusionnent. Cette expression du vivant est à la jonction du biologique et des mathématiques, comme à celle des actions individuelles et collaboratives. Sans omettre la théâtralité qu’insuffle l’éclairage du maillage des arachnides.

Ivan Navarro, Untitled (Twin Towers), 2011.

La lumière est aussi l’une des composantes essentielles des sculptures de l’infini d’Ivan Navarro à l’instar de celle évoquant en creux les Twin Towers de New York. En observer les structures internes revient à se perdre aux tréfonds de leurs géométries, comme si le plancher s’était instantanément creusé au moment même du dépôt au sol des deux modules.

Bruce Nauman, Diver, 1988.

Au premier étage, il est une autre pièce lumineuse de Bruce Nauman que l’on pourrait qualifier d’historique puisque datant de 1988. Intitulée Diver, elle représente en silhouettes de néons deux des états d’un corps masculin durant sa chute. Quand le vide est un appel auquel mieux vaut résister, mais dont l’art permet de faire l’expérience de pensée.

Yoshitomo Nara, Pilgrims, 2000.

Le commissariat d’exposition, effectué en collaboration avec Caroline David, s’articule ponctuellement autour de problématiques ou tendances. C’est le cas dans une salle regroupant les créations de plusieurs artistes du mouvement japonais Superflat fondé par Takashi Murakami. Parmi celles-ci, deux installations de Yoshitomo Nara rassemblant des têtes d’enfants idéalisées aux yeux fermés convoquant l’insouciance et le rêve. Des états qu’il nous faudrait préserver nos vies durant.

AES+F, The Feast of Trimalchio, 2009.

La vidéo n’est pas en reste considérant l’installation monumentale The Feast of Trimalchio du collectif AES+F où l’insouciance d’une jeunesse dorée n’est troublée que par l’ennui. Les codes visuels sont ceux de l’industrie du luxe en publicité tandis que la temporalité aux multiples ralentis est davantage cinématographique et que la mise en scène est au service d’une société du spectacle permanent. La symphonie N° 7 de Beethoven n’y ajoutant que davantage de grandiloquence.

Fredrik Tjaerandsen, Blue Crescent, 2023.

Enfin, entre art et mode, il y a la tenue gonflable de l’artiste émergent Fredrik Tjaerandsen qui placerait quiconque la portant au sein de sa propre bulle spatiale. Parfaite métaphore de l’individualisme généré par les médias sociaux. Quand l’art a aussi la vertu de nous extraire des bulles filtrantes qui déterminent nos certitudes.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Je est un autre ? (1)

C’est en 1871 qu’Arthur Rimbaud affirme « Je est un autre ». En ajoutant un point d’interrogation à cette affirmation, José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris, et Gilles Alvarez, directeur artistique de la Biennale Némo, soulignent l’extrême variabilité de nos personnalités en cette ère numérique. L’inauguration de l’exposition Je est un autre ? au Centquatre-Paris initie la 5e édition de Némo, Biennale internationale des arts numériques de la Région Île-de-France.

Maxime Houot (Collectif Coin), Ataraxie, 2023.

L’ouverture de la Biennale Némo au Centquatre est marquée par des performances dont Ataraxie de Maxime Houot (Collectif Coin), terme grec signifiant “absence de trouble”. Force est de reconnaître que cette installation nous captive au point de faire le vide dans nos esprits. Finissant par englober nos corps entiers de ses lasers rouges, elle nous dit la filiation entre les pratiques cinétiques de la lumière et les arts numériques où le contrôle est un sujet. De ses bras mécaniques soumis à l’algorithme qui les chorégraphie, Ataraxie évoque les chorus line du Broadway des années 1920/1930 quand les gestes des danseuses étaient assujettis aux choix des chorégraphes. L’installation-performance de Maxime Houot s’articule autour de la même idée, mais dans la profondeur de la scène. Quand la machine a davantage le droit à l’erreur bien qu’elle ne s’en use point, elle se contente de vider nos esprits pour les emplir d’un je ne sais quoi qui résume parfaitement cet art intemporel de la perception.

Marco Brambilla, Heaven’s Gate, 2021.

L’exposition Je est un autre ? regroupant les œuvres d’une vingtaine d’artistes se situe essentiellement au sein des ateliers qui entourent la halle Aubervilliers accueillant elle aussi quelques créations. L’installation vidéo Heaven’s Gate de Marco Brambilla, ayant les allures d’un retable, est un hommage au cinéma hollywoodien. Où lentement défile devant nos yeux une image évoquant l’esthétique dominante de l’excès qui est celle de l’internet. La composition est résolument symétrique, comme c’est la règle en peinture lorsqu’il s’agit de retables. Ce qui a pour effet de renvoyer systématiquement notre regard vers le centre du cadre, la place ordinairement réservée aux stars. Là où l’on reconnait les rôles si bien incarnés qui ont ponctué nos vies de cinéphiles. Sans omettre la musique qui participe grandement de l’envoutement dans lequel l’œuvre nous place. Chacune, chacun y verra sa version du ballet des fragments de sa propre vie.

Robbie Cooper, Immersion, 2008.

L’industrie du jeu vidéo n’est pas en reste, notamment au début du parcours savamment orchestré de l’atelier 4. On y fait face aux adolescentes et adolescents qui s’adonnent à leurs jeux préférés. Le cadre vidéo d’Immersion de Robbie Cooper est serré. Il ne laisse aucun échappatoires aux gamers qui, de toute façon, ont totalement oublié la caméra dès le début de la partie qui se joue. La palette de leurs états est large, allant de l’engagement le plus entier à la totale désinvolture, plus rare. Les émotions se suivent, de la détermination jusqu’à la cruauté, de la satisfaction à la jouissance, sans omettre la déception quand c’est le monde entier qui vacille, jusqu’à la partie suivante. Avec pour seul point commun à tous ces états émotionnels : une extrême concentration à faire pâlir tous les éditeurs de contenus qui se partagent nos bandes passantes pour consommer nos temps de cerveaux.

Ariane Loze, If you didn’t choose A, you will probably choose B, 2022.

De son côté, Ariane Loze se met en scène dans un Paris déserté en incarnant les différents personnages du film If you didn’t choose A, you will probably choose B. A l’écran, ni téléphone ni oreillettes, tout y est joué selon les notifications qui rythment les déambulations du personnage principal. Des notifications semblables à celles qui sans cesse nous interrompent, mais qui ne sont que la partie visible de ce qui se trame autour de nos données personnelles car nous ne lisons jamais les termes et conditions associés à leur utilisation – au royaume des data brokers, là où les plus insignifiants de nos swipes sont susceptibles de renseigner des algorithmes d’intelligence artificielle. Aucun auteur de science-fiction du XXe siècle n’aurait pu imaginer l’extrême omniprésence d’une IA si délicatement intrusive. Une donnée nous concernant n’ayant en soit guère de valeur, c’est leur recoupement qui interroge. Une pratique qui, quant à elle, a été scénarisée bien avant les médias sociaux, dans le film Brazil (1985) de Terry Gilliam.

Collectif Obvious, Le Temple d’Artémis à Éphèse 1.1, 2022.

Enfin, il y a les peintures du collectif Obvious connu pour son usage artistique de l’intelligence artificielle générative s’articulant autour de la formule qui orne leurs toiles. Il y a Le Phare d’Alexandrie et Le Temple d’Artémis à Ephèse, deux des Sept Merveilles du monde. La machine a donc été au service de l’humain, qui l’a programmée pour générer des images selon des textes anciens, afin qu’un humain exécute des peintures à l’huile selon l’esthétique préalablement envisagée par la machine. S’en est fini de la dichotomie visant à nous séparer des programmes qui nous prolongent désormais en tout, pour le meilleur comme pour le pire. Aussi, nous nous devons, plus que jamais, d’encadrer de telles collaborations. Pour que l’expérience soit complète, il convient d’observer les animations qui augmentent ces deux merveilles du monde au travers de l’application de réalité augmentée Artivive. Ces animations sont semblables à celles qui se poursuivent en ligne sur la plateforme NFT Superare. C’est là l’une des réussites de cette exposition à l’étonnante unité style : parvenir à mêler les formes esthétiques les plus diverses.

Article rédigé par Dominique Moulon