C’est dans la laiterie désaffectée d’un quartier en phase de gentrification d’Eindhoven que la curatrice Ine Gevers questionne notre relation aux robots de toutes natures. Car ces machines autonomes des temps modernes, après avoir investi nos imaginaires, se sont lancées à la conquête de nos environnements quotidiens. Dès l’entrée de l’exposition Robot Love, l’installation vidéo Hell Yeah We Fuck Died’Hito Steyerl nous accueille. C’est une œuvre aux multiples entrées induisant la déambulation. Son titre rassemble les cinq mots de langue anglaise les plus utilisés de ces dix dernières années en musiques actuelles. Plusieurs écrans nous présentent des robots anthropomorphes virtuels ou réels que des chercheurs “maltraitent” pour en tester l’endurance. Comme autant de militaires, les robots effectuent des parcours de combattants et l’on ne peut s’empêcher d’éprouver quelque empathie au regard de ce qu’ils subissent. Les séquences proviennent de l’Internet, là où de très nombreuses entreprises, à l’instar de Boston Dynamics, diffusent notamment les “mauvais traitements” qu’ils affligent à leurs machines pour en vanter les performances. Quand un robot sans conscience aucune et violemment bousculé ne trébuche pas là où un humain irait à terre, c’est qu’il est opérationnel. Mais cette quête d’un autre technologique n’est pas nouvelle si l’on considère une autre séquence de cette même installation. Car celle-ci évoque les recherches d’Al-Jazari, un érudit arabe ayant publié en 1206 un livre dédié à la connaissance des mécanismes ingénieux. Al-Jazari, en son temps, aurait-il pu imaginer que l’on construise des bipèdes d’une extrême complexité pour s’offrir le loisir de les faire trébucher ?
Parmi la cinquantaine d’artistes présentés à la Campina Milk Factory, on remarque aussi immédiatement la pièce suspendue d’Aleksandra Domanović tant elle est monumentale. Intitulée Things to Comeen référence au film de science-fiction de 1936 qui est inspiré d’un roman d’H. G. Wells, elle est composée de sept supports transparents sur lesquels ont été imprimées des représentations en trois dimensions illustrant des films de science-fiction. Mais pas n’importe lesquels puisque l’artiste a privilégié les longs-métrages où, comme dans Gravity(2013) d’Alfonso Cuarón avec Sandra Bullock et George Clooney, les femmes y ont des rôles de prédilection. Inutile de rappeler qu’il était une époque, pas si lointaine, où c’étant essentiellement des hommes qui pilotaient les vaisseaux à la vitesse de la lumière, se téléportaient dans l’espace ou voyageaient dans le temps. Mais les temps changent, tout au moins à Hollywood et à de multiples égards dans cette côte Ouest des États-Unis qui façonne nos imaginaires au travers de films et de séries. C’est ce que l’on nomme le soft powerqui, avec l’avènement d’Internet a progressivement migré vers la Silicon Valley. Or, c’est précisément dans la version digitale que Stephanie Dinkins dénonce le soft powerque les programmeurs exercent sur les intelligences artificielles qu’ils développent. L’artiste noire-américaine a tout d’abord initié une série de conversations avec le buste robotique du projet Bina 48initié par le roboticien David Hanson et financé par l’homme d’affaire Martin Rothblatt devenue Martine Rothblatt. Celle-ci ayant souhaité que la tête parlante ait tant l’allure que la raison de sa partenaire noire américaine Bina Aspen Rothblatt. Le projet s’inscrit donc dans le mouvement transhumante visant à séparer le corps de l’esprit dans l’usage de technologies émergentes. Un tel projet ne peut guère laisser indifférent et constitue déjà un cas d’école tant en terme de psychanalyse que d’éthique. Quant à Stephanie Dinkins, elle remarque l’embarra de Bina 48lorsque la question du racisme est abordée. Une gêne qu’elle attribue au fait que, si l’intelligence artificielle de Bina 48exprime tant bien que mal celle de la vraie Bina, elle a aussi été façonnée par un homme blanc : le roboticien David Hanson. L’histoire est complexe, mais la conclusion l’est moins. Et elle vise à attirer notre attention sur le pouvoir, aussi réel que symbolique, des spécialistes qui façonnent les intelligences artificielles étant déjà en mesure de prendre bien des décisions lors de nos déambulations sur l’Internet.
Enfin, il y a à Eindhoven une installation vidéo que l’on pourrait contrôler à distance et qui s’active via l’Internet. Quand c’est une médiatrice qui nous incite, dans l’espace de l’exposition, à nous connecter via FaceTimeà A Truly Magical Momentd’Adam Basanta. Les deux iPhonesqui, prolongeant des perches à selfies se font face se mettent alors à tourner de plus en plus rapidement. La situation, tout en évoquant la ronde passionnée qu’effectuent Kate Winslet et Leonardo DiCaprio dans le film Titanic(1998) de James Cameron, illustre aussi les couches de technologies qui, souvent, se superposent entre les autres et soi. A une époque où ce sont des applications qui se chargent de nos relations de toute nature, la machine, dans le cas de A Truly Magical Moment,a un rôle intermédiaire au point que les participantes et participants dont les regards sont rivés sur leurs écrans l’oublient. Comme c’est le cas pour leurs amis immortalisant la scène en les photographiant. Or n’est-ce pas le premier rôle que donnent les entreprises du digital aux algorithmes d’intelligence artificielle qu’elles conçoivent pour qu’elles s’immiscent dans nos vies : se faire oublier, dès lors que nous avons signé les termes et conditions sans pour autant en avoir véritablement pris connaissance ?
Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21