Du chef-d’œuvre et du code 

Au ZKM de Karlsruhe, deux expositions interrogent le rôle des technologies et médias dans l’art. Si la première, Art in Motion, est résolument historique, la seconde Open Codes 2, continue dans sa deuxième version de considérer l’emprise du numérique sur nos sociétés contemporaines.

Claude Elwood Shannon, Ultimate Machine, 2018 (réplique).

L’exposition Art in Motion. 100 Masterpieces with and through Mediarassemble une centaine d’œuvres, d’instruments et d’appareils entre autres curiosités technologiques comme cette réplique de l’Ultimate Machine conçue par le théoricien de l’information Claude Shannon au début des années 1950. Posée sur un socle, celle-ci est montrée telle une sculpture. Présentant un interrupteur “on/off” sur sa face supérieure, elle ne “sait” que se désactiver mécaniquement quand elle a été activée par un humain. Dans son extrême simplicité, elle a pourtant inspiré bien des scientifiques, comme Marvin Minsky dont on sait l’importance des travaux sur l’intelligence artificielle, ainsi que des auteurs de science-fiction comme Arthur C. Clarke considérant le “sinistre” de cette « machine qui ne fait rien – absolument rien – excepté s’éteindre elle-même ». Cette machine ultime qui, par son inutilité absolue nous questionne, a sa place aujourd’hui plus que jamais parmi les objets connectés dont les entreprises du digital nous vantent l’autonomie au point que, bien souvent, elles finissent déconnectées au fin fond de nos tiroirs.

Nam June Paik, Zen for Film (Fluxfilm n°1), 1964.

L’installation filmique de Nam June Paik est aussi des plus radicale puisque l’on ne voit que le rectangle aux bords arrondis d’un gris clair aux infinies variations. La bobine de 16 mm de Zen for Film (Fluxfilm n°1) datant de 1964 a simplement été sortie de sa boîte pour être projetée, encore et encore au gré de ses monstrations. La référence aux 4’33″ de silence de John Cage est évidente. De leur côté, les amateurs de peintures monochromes y verront davantage une évocation par l’image en mouvement de la non moins célèbre toile du Carré blanc sur fond Blancde Kasimir Malevitch. Mais que voit-on réellement à la surface de ce film dénué d’images ? Des rayures de ses projections antérieures qui, associées aux poussières de l’environnement de sa présentation, animent cet aplat de lumière pure. Les seuls sons mécaniques du projecteur 16 mm nécessaire à l’installation font que cette œuvre n’est en rien silencieuse. Sans omettre les spectatrices et spectateurs qui entrent et sortent de l’image, comme pour l’habiter de quelques silhouettes fantomatiques.

Lynn Hershman Leeson, Camerawoman (Phantom Limb), 1986.

Parmi la centaine de chefs-d’œuvre que les curateurs Peter Weibel et Siegfried Zielinski ont rassemblés, se trouvent quelques tirages de l’artiste Lynn Hershman Leeson dont Camerawoman. Celui-ci est intéressant à de multiples égards. D’abord par sa date, 1986, époque où il était davantage question de la figure du cameraman sur des plateaux de tournage. Et, face à cette femme à tête de caméra, comment ne pas avoir une pensée pour Donna Haraway qui aurait tant préféré être un cyborg, sans genre prédéterminé, plutôt qu’une déesse au genre bien déterminé. Quant au titre de la série, Phantom Limb, il renvoie à ces membres fantômes qui, selon celles ou ceux qui ont été amputés, continuent de se “manifester”. Comme si Lynn Hershman avait anticipé cet objet qui nous augmente si parfaitement aujourd’hui, le smartphone. Cet espèce d’implant extérieur au corps, connecté au reste du monde, et avec lequel nous documentons nos vies par l’image. Il nous manque déjà lorsqu’il n’est qu’à quelques mètres de nous, sans parler de notre profond désarroi lorsqu’il affiche “batterie faible” ?

James Bridle, Autonomous Trap 001, 2017 (photogramme).

Le ZKM accueille aussi la version deux de Open Codesune exposition qui documente nos rapports aux technologies émergentes à l’image du tirage de la série Autonomous Trap 001 de James Bridle. On y découvre une voiture autonome que l’intelligence artificielle a piégée. A moins que ce ne soit l’artiste lui-même qui ait dressé un piège en dessinant à même la chaussée un cercle dont les limites interdisent tout franchissement pour qui respecte le code de la route. Notons que, pour se faire, James Bridle a utilisé du sel, ce qui n’est pas neutre si l’on considère l’aspect sacré du condiment dans bien des cultures. A commencer par les combattants qui, en sumô, le déversent au sol par poignées en signe de purification. Mais revenons au véhicule autonome qui, faute d’enfreindre les règles, reste prisonnier sur une aire de repos. Quand le Mont Parnasse est tout près, en ce paysage que n’importe quel humain désirerait explorer. La décision, en ce qui concerne l’intelligence artificielle, allant bien au-delà du code ou des algorithmes puisqu’elle convoque tant le juridique que l’éthique, et bien plus encore.

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21