Touch Me

Pour sa première édition, la biennale d’art contemporain de Strasbourg a investi l’Hôtel des Postes avec une exposition intitulée Touch Me. Sa direction artistique a été confiée à Yasmina Khouaidjia qui interroge la citoyenneté à l’ère du numérique au travers les œuvres de dix-sept artistes internationaux.

Paolo Cirio, Street Ghost, 2017.

Sur un mur intérieur de l’Hôtel des Postes de Strasbourg, il y a les portraits en pied d’anonymes qui pourtant jamais n’ont sollicité aucun portraitiste. Les silhouettes sont de nature photographique, bien que ce soit le photographe sans appareil Paolo Cirio qui les a ”prises”. C’est en scrutant le service en ligne de Street Viewqu’il se les ai appropriées pour les agrandir à taille réelle avant de les coller, là précisément où les images des passantes ou passants ont été capturées par l’une des Google Carsillonnant le monde. Ces gens ordinaires sans visages nous apparaissent tel autant de fantômes tant ils semblent échapper à toute forme de gravité. D’où le titre de la série – Street Ghost– que l’artiste a essentiellement déployée en Europe et aux États-Unis entre 2012 et 2017. On imagine aisément la stupeur de celles et ceux qui, dans leur quartier, se découvrent ainsi plus “célèbres” encore. Bien que leurs visages soient floutés, leurs amis sauront les reconnaître. C’est ainsi que l’artiste interroge le droit à l’image que les grandes entreprises du digital interprètent parfois avec une relative légèreté. 

Aram Bartholl, Are you human?, 2017.

Mais qui pourrait aujourd’hui se passer des services des GAFA ? Quand ce sont des machines qui, régulièrement, nous demandent de prouver que nous n’en sommes pas. Avec cette série Are you human?, Aram Bartholl n’a de cesse de détourner les codes de l’esthétique dominante : c’est-à-dire celle du numérique. Celui-ci s’est d’abord intéressé aux Captchasque l’on doit décrypter sous peine de se voir refuser quelques accès avant de se focaliser sur les systèmes de grilles où il nous faut sélectionner toutes les images de ponts ou de panneaux de signalisation entre autres véhicules. Les tirages grand format de l’artiste berlinois n’offrent toutefois que des vues de paysages où l’on devine parfois des frontières. L’idée étant de nous inciter à reconsidérer les tâches que nous effectuons en cette ère mondialisée. Car souvent, sans même le savoir, nous renseignons des entreprises mieux que ne le feraient des robots. Que les machines ne soient pas encore si intelligentes que cela pourrait être de nature rassurante. Et effectuer très régulièrement de petits travaux sans salaire aucun devrait nous irriter. A moins que l’on ne considère ces travaux comme d’intérêt général.

Bartholl, Point of view, 2015.

Il est admis que les smartphones que Aram Bartholl représente dans son installation sculpturale Point of view, en seulement une dizaine d’années, ont changé notre rapport à l’image. Ce n’est plus le boîtier qui est reflex, mais la photographie elle-même que l’on pratique par réflexe. Puisque l’on documente tout, de ce que l’on adore à ce que l’on déteste, sans omettre les images d’autrui que l’on commente sans retenue aucune sur les réseaux. Le Selfiesymbolisant merveilleusement bien ce désir immodéré que nous avons d’être dans l’image. Au risque parfois de créer des situations incongrues quand, par exemple, tous les fans d’une foule tournent le dos à leur icône pour être au plus près d’elle dans l’image capturée. Il est intéressant de remarquer ici que ce sont essentiellement des jeunes ordinaires qui ont initié cette tendance ô combien narcissique du Selfieavant que les célébrités du monde entier ne les copient. Citons les propos de Charles Baudelaire qui, déjà en 1859, soit vingt ans seulement après l’invention de la photographie, s’exprimait ainsi : « À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal». 

Evan Roth, Landscape, 2017.

La nature est elle aussi très largement représentée sur les médias sociaux. Très souvent “embellie” par les filtres qu’une multitude d’applications nous proposent. Comme les paysages aux cieux rouge fuchsia qu’Evan Roth multiplie au sein d’un assemblage d’écrans aux tailles les plus diverses. Mais c’est d’autre chose dont il s’agit puisque ces même paysages, il ne les a pas choisis pour leur beauté intrinsèque. C’est une toute autre raison qui l’a mené à les contempler pour que nous le fassions autant à notre tour. Car c’est leur sous-sol qui interroge ou fascine l’artiste américain. Tous ces fragments de nature, en dessous, recèlent de câbles qui transportent ce nouvel or noir qu’est la donnée. En observant les cartes d’un Internet global, il est venu contempler localement des rivages. Là précisément d’où émergent les câbles, la part matérielle du nuage ou cloudde data que les centres de données de bien des entreprises convoitent. Ces images d’une nature magnifiée par la couleur, dans la lenteur du temps qui passe nous apaisent. Quand visuellement elles ne disent rien de la vitesse extrême des flux incessants qui animent leurs sous-sols.

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21