Art et société

Il est plus que jamais essentiel, à l’ère où tout est dit en ligne et quand le monde se fissure au gré des replis identitaires, de continuer à rencontrer les autres ailleurs et autrement dans la vraie vie. Rendons-nous donc au Royaume de Danemark pour y découvrir les œuvres d’artistes aux approches résolument sociétales.

Tore Hallas, And going after strange flesh (détail), 2019.

L’exposition des recherches des étudiants diplômés de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark se termine à la Kunsthal Charlottenbourg de Copenhague. Et c’est dans ce contexte que Tore Hallas présente son installation vidéo multicanal à deux sources And going after strange flesh. Le thème de cette création, c’est l’intersectionnalité que vivent celles et ceux qui se situent à la croisée de multiples discriminations. Car l’homme assis aux côtés de celui qu’il désire est à la fois racisé, en surpoids et homosexuel. Il attire donc vraisemblablement quelques regards en bien des situations. Sachant qu’il a, dans ce décor aux multiples drapés qui pourrait tout aussi bien être celui d’une peinture classique, une véritable présence à l’écran. Affichant une extrême sérénité possiblement teintée d’une forme de résignation, Il est là, tout simplement, et ne s’attend qu’à être accepté tel qu’il est. Une voix off, tout également calme et relativement suave, exprimant elle aussi une forme de sérénité, commente un voyage aux allures de pèlerinage de l’artiste lui-même sur les ruines du site archéologique de Bab edh-Dhra, en Jordanie, que l’on dit être celles de Sodome. La fiction se mêle ainsi au réel, quand la colère de Dieu est trop souvent si parfaitement imitée par celle des humains et que l’intolérance des unes ou des uns conduit à la résilience des autres. Dans l’attente de l’acceptation sans exception aucune de toutes les singularités qui participent à la construction de nos identités propres.

Sidsel Meineche Hansen, Difficult to work with?, 2019.

Il y a dans la x-room de la Galerie Nationale du Danemark une autre exposition qui témoigne des évolutions de nos sociétés quant aux mœurs et normes sociales. Elle est dédiée à l’artiste Sidsel Meineche Hansen et s’articule autour d’une œuvre intitulée Difficult to work with? Il s’agit d’un mannequin articulé en bois de taille humaine dont les orifices, l’un oral l’autre vaginal, en trahissent les possibles usages détournés si tant est qu’ils soient pourvus d’inserts en silicones. Le son que l’on perçoit est celui de la séquence An Artist’s Guide to Stop Being an Artist joué par le lecteur vidéo d’un smartphone équipant la sculpture. Un titre qui nous incite à considérer l’accoutumance des artistes à leurs propres pratiques ! Mais le plus intrigant, au sein de ce white cube où les œuvres de Sidsel Meineche Hansen dialoguent entre elles, c’est le film Maintenancer réalisé en collaboration avec Therese Henningsen. Celui-ci documente l’apparition de maisons closes d’un nouveau genre à l’instar du Bordoll de Dortmund où la jeune allemande Evelyn Schwarz prend soin d’une douzaine de poupées à taille humaine et au réalisme absolu. Les réactions sont vives dans les pays où émergent de telles entreprises sans que l’on puisse en qualifier les tenancières ou tenanciers de proxénètes. Mais qu’en sera-t-il lorsque ces mêmes poupées, provenant actuellement du Japon, seront équipées d’intelligences artificielles et que nous nous seront habitués à ce que l’autre soit possiblement technologique ? Quand il n’est point de technologies, à commencer par l’Internet, qui n’aient fait évoluer tant les mœurs que les normes sociales.

Cecilie Waagner Falkenstrom, AI Mary, 2018.

Quittons maintenant Copenhague pour nous rendre à Elseneur dont l’arsenal a intégralement été converti en centre culturel. Selon Mikael Fock, fondateur du festival Click dédié à l’art contemporain, aux sciences et technologies qui s’y tient, « Ici ont été construits des navires, et maintenant on y conçoit des vaisseaux spatiaux ». L’idée n’étant pas de conquérir l’espace intersidéral mais plutôt d’explorer les idées qui sont celles de notre temps. Parmi les installations et performances qui y sont présentées, il y a celle que Cecilie Waagner Falkenstrom intitule AI Mary. Tout simplement parce c’est une intelligence artificielle répondant au nom de Mary. Les conversations s’initient en se présentant à cet autre sans corps qui, rapidement, prend le dessus en répondant à nos questions par d’autres questions. Ayant une écoute, nous nous confions alors à cet autre technologique qui s’adresse à nous comme le ferait un psychanalyste. Le fait qu’elle ait un nom, une voix, nous fait rapidement oublier l’absence de corps qui n’handicape en rien le “raisonnement” de Mary si l’on considère qu’elle puisse “raisonner”. Et peu importe qu’elle en soit capable ou non quand le public joue le jeu au point de s’y faire prendre. Jusqu’au moment où l’on se demande à qui, ou plutôt à quoi, l’on a à faire. Se livrant à cet autre que l’on ne saurait qualifier avec précision, le doute qui nous envahit est comparable à celui de Garry Kasparov, l’un des meilleurs joueurs de sa génération, lorsqu’il s’aperçoit en 1997 qu’il ne sait rien sur la vraie nature de Deep Blue, le supercalculateur d’IBM s’apprêtant à remporter une partie d’échec désormais historique. Les machines sont aujourd’hui démesurément plus puissantes et nous nous habituons à leur intelligence sans conscience. Pourtant, l’horizon où nous pourrions en connaître les natures profondes semble s’éloigner au fur et à mesure qu’elles se perfectionnent !

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21