Dialogues autour de l’obsession

L’exposition Dialogues autour de l’obsession de l’Avant Galerie Vossen croise les regards de quatre artistes de différentes générations avec des séries d’œuvres aux divers supports ou médias mais convoquant toutes la frénésie.

Vue de l’exposition Dialogues autour de l’obsession, 2021.

Les petites obsessions qui nous agitent souvent se terrent dans l’invisible quand l’art, parfois, les magnifie. Car l’obsession, chez le commun des mortels et selon les psychanalystes, est source de souffrances que l’on ne s’explique pas toujours. Alors que chez les artistes qui savent ô combien l’exprimer, elle est centrale à bien des esthétiques. L’approche sérielle d’un sujet, quel qu’il soit, permet d’en éprouver les limites. Et que dire du monochrome en peinture qui renvoie à une quête des plus obsessionnelles, celle du sublime. Avec la machine dont nous apprécions tout particulièrement la capacité à répéter inlassablement des tâches, l’obsession serait davantage la norme. Pour exemple, les intelligences artificielles qui ne reconnaissent avec brio que ce que nous leur avons appris à reconnaître, au point même de se fourvoyer dans leurs quêtes tout aussi obsessionnelles. Enfin, il y a les algorithmes des médias sociaux qui ne nous donnent à voir que ce qu’ils considèrent que nous attendons au risque de transformer nos sujets de recherche en autant de petites obsessions.

Geneviève Asse

Geneviève Asse, Rhuys VI, 1989.

S’il était un bleu Asse, ce serait la somme de tous les ciels, toutes les mers, et par tous les temps ou selon toutes les lumières. C’est-à-dire un assemblage de bleus diversement teintés d’une infinité de nuances de gris. Au début, dans la peinture de Geneviève Asse, il y avait des objets qui, au fil du temps, se sont estompés pour véritablement disparaître à la fin des années cinquante. Sans toutefois qu’il ne s’agisse de monochromes totalement abstraits car il est toujours quelques lignes qui, structurant l’espace, maintiennent ses compositions quant au réel. Chacune et chacun y voyant horizontalement un horizon ou, plus fréquemment, la verticale d’un mur, d’une fenêtre ou de toute autre forme de séparation délimitant d’imperceptibles variations. Avec, parfois, quelques touches de rouge, comme des aspérités surgissant d’aplats de silences. Beaucoup y reconnaîtront une quête, quelque peu obsessionnelle comme il se doit, d’un sublime dont on ne peut approcher que par approximations tout au long d’une carrière. Et peu importe la taille, de la miniature au grand format, la quête est toujours la même. Jusque dans ses carnets, l’artiste répète inlassablement les mêmes gestes sans changer de médium, la peinture à l’huile, ni de lieu, l’atelier. Pour qu’enfin, dans bien des musées d’art moderne, de Paris à New York, des publics s’abandonnent aux tableaux de Geneviève Asse dont le sujet n’est autre que la peinture elle-même. Une peinture aux étendues apaisantes que des détails révèlent.

Sam Szafran

Sam Szafran, Sans titre (Choux), 1962.

A la fin des années cinquante, Sam Szafran abandonne la peinture à l’huile pour le dessin pastel au point d’en accumuler dans son atelier les teintes en innombrables bâtonnets des sœurs Roché à Paris. Son sujet à cette l’époque ? Le chou, qu’il aborde en série comme pour en éprouver les formes au sein de multiples situations. Il le représente seul ou en groupe, fermé ou ouvert, sous des lumières du soir comme du matin. Et en accentue les nervures en déposant toujours plus de pigment. Il n’y a strictement aucun décor, rien ne pouvant distraire l’artiste de son obsession : comprendre le végétal au travers d’une plante. Il opérera de la sorte avec d’autres, notamment le Philodendron. Allant du sec au mouillé, Sam Szafran a aussi travaillé la peinture aquarelle, pratique toute aussi technique que le dessin pastel auquel il l’a souvent associé. Son autre sujet, c’est l’escalier qu’il aborde tout aussi méthodiquement, tel un espace mental ne desservant que lui-même. L’escalier, en architecture, est un objet complexe que l’artiste complexifie encore davantage au point que, même dans le plan, nous en éprouvons des sensations de vertige. Et si ses cadrages sont résolument photographiques – lorsqu’ils ne sont pas cinématographiques –, il nous apparaît que les marches s’émancipent des règles de la perspective pour, littéralement, s’esquiver du regard en fuyant bien au-delà du tableau. De la nervure du chou à la marche d’escalier il y a chez Sam Szafran comme un cheminement par le détail pour constituer un tout en plis, déplis et replis.

Caroline Delieutraz

Caroline Delieutraz, Seizure (Série Pandinus Dictator), 2016.

Tout, actuellement, commence, se poursuit ou termine sur les réseaux sociaux que nous consommons sans modération. C’est au travers d’une page Facebook que plus d’une centaine de scorpions, interceptés par les services de douane à l’aéroport de Roissy en 2015, devaient être vendus à des collectionneurs américains de “nouveaux animaux de compagnie”. De cette étrange collection, l’artiste Caroline Delieutraz fait série en en photographiant la plupart, les uns après les autres. Les arachnides appartiennent à l’espèce rare, donc protégée, des Pandinus Dictator. En leur associant des diagrammes de compétences semblables à ceux des cartes de collection, elle les singularise davantage autant qu’elle en renforce symboliquement la nature collectionnable. Les réseaux sociaux délimitent aussi le territoire où les trolls tentent de déstabiliser les communautés qu’ils infiltrent anonymement. Caroline Delieutraz en a rencontré un en 2016. Considérant la figure du troll comme incarnant celle du mal qui ronge l’Internet depuis qu’il est participatif, elle confectionne des masques convoquant l’horreur pour l’incarner dans son installation When We Were Trolls (WWWT) de 2019. Le venin du troll, c’est son outrance obsessionnelle, sa carapace : l’anonymat qui le protège. Quant à l’Internet, c’est encore le lieu de toutes les libertés, mais aussi celui de toutes les transgressions. Là où nos petites obsessions nous définissent tellement mieux que nos profils bien policés.

Grégory Chatonsky

Grégory Chatonsky, Ilots, 2020.

Avec Grégory Chatonsky, l’intelligence des machines intègre les processus de création autant qu’elle est l’objet des œuvres. Pour sa série Organismes initiée en 2017, il a alimenté un réseau de neurones artificiels avec des modèles en trois dimensions d’organismes vivants afin qu’il en génère d’autres. De telles sculptures ainsi prototypées ont des allures de fossiles d’espèces inconnues. Comme si l’artiste avait révélé les restes de ce qui n’a jamais existé. Son véritable sujet, c’est l’imagination artificielle des algorithmes qui, ayant appris à voir tels des apprentis, se mettent à produire frénétiquement de nouvelles formes stimulant l’imagination des spectatrices et spectateurs. Avec les Ilots, de 2020, ses réseaux récursifs de neurones créent des paysages qui sont plausibles. Bien que l’on ne sache plus, dans le détail, ce que l’on observe tant le minéral et le végétal paraissent fusionnés. Les carrés de monde, que la machine littéralement calcule selon des règles établies par l’artiste, sont à envisager tels autant de collages de fragments de mémoires que l’on ne saurait qualifier de souvenirs. Pourtant, ces échantillons de mondes possibles convoquent nos propres histoires. Car s’il est une obsession que nous partageons avec les machines, c’est bien celle d’imaginer quand on ne reconnaît pas ou plus. Considérant le rêve telle une pratique aussi inconsciente qu’approximative du collage, ce sont des songes ou approximations de réel que Grégory Chatonsky obtient de ses réseaux de neurones.

Article rédigé par Dominique Moulon

Étranges situations

A Copenhague, la rentrée en art se fait avec les foires Chart et Enter. L’occasion de visiter aussi ses centres d’art, à l’instar du Copenhagen Contemporary, et musées, comme le Statens Museum for Kunst (SMK) ou l’ARKEN Museum for Moderne Kunst. Avec l’assurance d’y découvrir les mises en scène de situations à l’inquiétante étrangeté.

Elmgreen & Dragset, Short Story, 2021.

Copenhagen Contemporary est un centre d’art dont la démesure encourage ses curateurs à la présentation d’installations monumentales comme celle des artistes Elmgreen & Dragset intitulée Short Story. Sachant que l’essentiel de leurs créations pourraient être nommées ainsi tant elles racontent toutes de petites histoires que le public augmente en se projetant. Nous présentant un terrain de tennis, Short Story s’inscrit dans la continuité de l’exposition collective Art of Sport. Elle est habitée par trois sculptures ou plus précisément des statues de personnages aux rôles bien établis : deux jeunes joueurs et un spectateur âgé, torse nu et assoupi dans son fauteuil roulant. Force est de reconnaître que le duo danois-norvégien a un réel talent pour la mise en scène de situations qui nous interrogent, ici possiblement sur le sport, mais aussi plus largement. Le perdant, effondré de fatigue ou profondément déçu, est à plat ventre sur le court alors que le vainqueur, lui tournant le dos avecsa coupe dans les bras, ne semble étrangement guère plus réjoui. Quelle relation entre ces joueurs dont l’un doit être plus jeune ? Ou comment s’est déroulée la partie pour que chacun se replie ainsi sur lui-même ? Sans omettre cet unique spectateur qui pourrait avoir quitté la partie bien avant la balle de match ! Telles sont les questions qui ré-émergent à la vue de clichés photographiques de cette étrange situation que l’on ne peut avoir manqués tant les mises en scène de Elmgreen & Dragset sont soignées dans les moindres détails.

Anne Imhof, Untitled (Imagine), 2019.

Dans la x-room de la Galerie nationale du Danemark, ou SMK, les artistes aux pratiques résolument contemporaines se succèdent depuis déjà quelques années. Anne Imhof y présente deux peintures en diptyque, une séquence vidéo et une installation qui, ensemble, donnent une vision globale de son approche. Beaucoup d’entre nous l’ont découverte en 2017 avec sa performance très remarquée du Pavillon allemand de la Biennale de Venise. Les dessins de rayures en circonvolutions de la surface de ses aplats de noir (Untited, 2020) convoquent l’action painting. Son trait est teinté d’une énergie qui est en accord avec les quelques riffs de guitare électrique à l’attaque sèche et au timbre sombre de la vidéo-performance Sex de 2021. Performeuses et performeurs y adoptent des comportements ou gestualités se situant à la croisée du défilé de mode et de la danse contemporaine. S’en est ainsi du travail de cette artiste allemande qui puise dans ses expériences en musique comme en club. Et il y a cette sculpture-installation de plateforme (Untitled (Imagine), 2019) que d’ordinaire performeuses et performeurs investissent durant ses performances filmées. Mais là, elle est déserte, hormis la présence de quelques objets. Comme s’il s’agissait d’une situation de l’avant ou de l’après au point que nous nous interrogeons sur la valeur, ici, de ce “maintenant” !

Stine Deja & Marie Munk, Synthetic Seduction, 2018.

Quittons le centre de Copenhague pour nous rendre au musée Arken qui fête ses vingt-cinq années d’une intense activité de collection avec l’exposition At the end of the rainbow. Parmi les artistes, les Danoises Stine Deja & Marie Munk présentent deux installations de la série Synthetic Seduction de 2018 et mêlant leurs esthétiques car, d’ordinaire, elles créent des œuvres séparément. L’une de ces deux installations est constituée d’objets placés au sol dont les doubles virtuels évoluent au sein de l’écran qu’ils entourent. Il s’agit de corps mous aux teintes roses évoquant la peau. Leur existence matérielle, dans l’espace physique du musée, semble se prolonger très naturellement dans l’espace virtuel de l’écran. Là où ils se déplacent librement en interdépendance les uns aux autres comme le sont les cellules du corps humain. Quant à l’autre écran qu’un rideau à l’allure hospitalière isole du reste de l’exposition, il nous présente ce que l’on imagine être un androïde découvrant son propre visage. Celui-ci interprète un tube des années quatre-vingt I want to know what love is du groupe Foreigner. Mais faudrait-il encore qu’il parvienne à s’extraire de la fascination qu’il éprouve pour son propre visage. On pense ici à Narcisse. Et que les laboratoires de recherche en intelligence artificielle soient en mesure d’encoder la conscience. Ce que seuls les adeptes du mouvement Transhumanisme anticipent en rêvant par la même occasion de l’éradication de la mort. Un rêve étrange en ces temps de pandémie mondiale qui ne peut qu’atténuer leur croyance immodérée en des technologies émergentes qui sont aussi innovantes que perfectibles.

Avec le soutien de la la fondation Paule Mikkelsens Mindelegat.

Mécaniques Discursives

Mécaniques discursives, la Chapelle, 2019.

Les installations de la série des Mécaniques Discursives actuellement présentées au tiers-lieu LaVallée de Bruxelles se décryptent dans la durée des balayages de nos regards en va-et-vient. Tant parce qu’elles sont de grande taille que du fait des détails en grand nombre qui y sont dissimulés. Les comparant à des peintures d’histoire, on en analyserait les compositions pour y déceler quelques lignes de force ou plutôt de dialogue. Car les éléments de différentes natures qui les composent sont reliés les uns aux autres comme le sont les composants électroniques de circuits imprimés ou les objets virtuels de programmations graphiques. Il s’agit bien là d’une forme d’esthétique de la complexité où deux temporalités cohabitent, celle de l’instant que des actions éclairent. Les images arrêtées qui ornent les parois semblent avoir été extraites d’encyclopédies où la connaissance n’émergerait que de mythes. Initialement gravées sur bois, une technique qui ne supporte aucun repentir, elles ont une texture d’une rugosité absolue qui rompt avec les douces lumières les augmentant notamment de visualisation de data dont on ignore les sources. Sans omettre les ombres d’objets de récupération dont on devine qu’ils étaient là avant que les murs ne se déclarent œuvres. C’est donc à la croisée de pratiques que tout opposerait que les Mécaniques Discursives doivent leur extrême unité de style. Quand deux moyens de reproduction s’entremêlent, allant de la technique de l’estampe à celle de la projection, et que l’aura tient de la théâtralité qui en résulte.

A la différence des romans graphiques auxquels on pense naturellement tant les Mécaniques Discursives sont peuplées de figures – humaines, animales ou hybrides –, il n’y a ici aucun sens de lecture. Car la temporalité qui s’impose à nous est davantage celle du jeu vidéo. En atteste l’omniprésence des cubes aux perspectives axonométriques qui permettent ordinairement aux joueuses et joueurs des jeux de plateforme de bondir avec agilité de situation en situation. C’est ça, les Mécaniques Discursives sont jouables du regard, mais sans début ni fin. La récompense ne serait autre que la connaissance que figurent les illustrations renvoyant à l’histoire de la figuration de tous les savoirs. Chacune et chacun s’y projettent ainsi selon ses expériences propres pour se raconter des histoires plutôt que d’en lire, les énigmes résolues menant à des questionnements qui dépassent les limites de l’œuvre. Quand l’apparente complexité inhérente aux nombres des saynètes de lumières et d’ombres qui se jouxtent et s’enchevêtrent est à la mesure de celle de ce monde qui est nôtre. Que les futurs qui s’offrent à nous se construisent en associant des briques d’imaginaires de domaines aussi différents que ceux des sciences et de l’art. Et que la raison l’emporte quand les innovations technologiques correspondent à autant d’avancées sociétales.

Article rédigé par Dominique Moulon

De la mémoire et du lien

Natalia de Mello, Video club sandwich, 2020.

Dans son article As We May Think de 1945, Vannevar Bush imaginait un bureau qui serait équipé de composants mécaniques et électroniques permettant d’accéder tant à des livres qu’à des films préalablement mémorisés pour les mettre en relations. Cette vision, ô combien prémonitoire, a influencé bien des pionniers de l’histoire de l’informatique avant que cette dernière nous propose des biens de consommation courante incluant les ordinateurs portables. L’ingénieur américain avait nommé son invention le Memex. Et c’est à celle-ci que l’on pense à la découverte de Video club sandwich, actuellement en exposition au Centre Wallonie-Bruxelles, de Natalia de Mello. Car cette installation se présente sous la forme d’une table sur laquelle sont disposés des ordinateurs portables. Leur empilement évoque un livre ouvert alors que leurs écrans diffusent des séquences vidéo que l’artiste a réalisées antérieurement. Mais les similitudes entre l’invention imaginée par l’ingénieur et l’œuvre produite par l’artiste ne se limitent pas aux formes. Rappelons que le meuble-appareil de Vannevar Bush avait pour objectif d’aider à la création de liens, entre les données, que l’on allait par la suite qualifier d’hypermédia. Or, dans sa vision d’un cinéma étendu, Natalia de Mello laisse au hasard le soin d’établir des relations entre ses séquences expérimentales diffusées en boucle par les ordinateurs. Quant aux miroirs que l’artiste à associé aux portables, ils ne font qu’accroître le nombre des possibles relations entre les vidéos que, par la même, ils extraient des cadres des écrans. De son côté, le titre, Video club sandwich, convoque l’hyper consommation des produits informatiques que, nous aussi, nous empilons dans nos placards, guidés par la stratégie de l’obsolescence programmée que les entreprises du digital nous imposent.

Article rédigé par Dominique Moulon

Un souffle d’éternité

Michele Spanghero, Ad lib., 2020, courtesy galerie Alberta Pane.

La durée de vie moyenne s’allongeant, c’est plus que jamais la fin qui nous préoccupe. Avec, d’une part les Etats qui légifèrent sur la fin de vie, et d’autre part les porte-paroles de la pensée transhumaniste nous promettant l’éternité. Il est bien ici question du plus grand des tabous de l’humanité : la mort. Ou comment l’offrir à celles et ceux qui l’attendent ardemment quand on conçoit, enfin, la possibilité de l’éradiquer. Mais à quel prix ? Les scientifiques ayant pour habitude d’agiter le monde des idées, à l’instar de Michele Spanghero, il revient aux artistes de donner forme à cette problématique sociétale. En 2010, c’est dans un tel contexte que ce dernier a eu l’intuition d’une œuvre qu’il s’est empressé de documenter dans son carnet de croquis, comme pour ne pas la perdre. Son idée, pour le moins inattendue, est d’alimenter un assemblage de tuyaux d’orgue avec un respirateur artificiel. L’orgue étant aussi essentiel à la musique sacrée que le respirateur l’est en milieu hospitalier, ce sont bien deux points de vue sur l’éternité qui coexistent dans la création de la première installation sonore Ad lib de 2013. Depuis, l’artiste italien a créé d’autres versions – dont deux sont actuellement présentées à la galerie Alberta Pane – comme le font les ingénieurs entre autres luthiers.

Ad lib. renvoie à l’expression latine Ad libitum qui signifie littéralement « à satiété ». Une annotation que les compositrices et compositeurs ajoutent à leurs partitions pour donner aux interprètes la possibilité de répéter des phrases musicales autant que bon leur semble. Ici, ce qui est en jeu, c’est la décision de poursuivre ou d’interrompre comme dans les débats d’éthique considérant ce que l’on nomme « obstination déraisonnable ». Les formes des sculptures sonores de Michele Spanghero sont tout aussi harmonieuses que les notes qu’elles répètent simultanément jusqu’à pleine satisfaction du public. Les différentes versions d’Ad lib ont également en commun d’être rythmées sur la respiration humaine. Inexorablement, elles finissent par nous entraîner dans un souffle commun. Spectatrices et spectateurs d’une telle sculpture à vent accordent leur respiration dans l’expérience inconsciente qu’ils font collectivement de ce qui est aussi un instrument. En ralentissant quelque peu nos rythmes biologiques, cette sculpture-instrument à la croisée des arts visuels et de ceux du spectacle, littéralement, nous apaise au point même de nous rassurer. S’il est une période où nous avons collectivement besoin d’être apaisés, rassurés, c’est bien celle de cette pandémie qui, toutes et tous, nous affecte diversement. Et l’on se souvient qu’au printemps 2020, bon nombre d’entreprises ont interrompu temporairement leurs productions habituelles pour concevoir les respirateurs artificiels qui manquaient alors cruellement dans les services de réanimation de nos hôpitaux. L’appareil d’assistance respiratoire, subitement, cristallisa l’attachement viscéral que nous portons à la vie. Notre expérience individuelle ou collective d’Ad lib., en ce monde d’après qui se profile, en est renforcée. La sculpture-instrument à l’unique partition qui se révéla à l’artiste italien bien avant cette pandémie est aujourd’hui plus contemporaine encore. Hier on observait d’abord des tuyaux d’orgues dont les sons convoquent le sacré, aujourd’hui on se focalise sur les respirateurs artificiels qui ont préservé tant de vies. Quand, d’un tel assemblage dans la sphère de l’art – dont on sait plus que jamais à quel point il nous est essentiel – émerge un souffle d’éternité qui nous projette bien au-delà des débats politiques et crises sanitaires agitant notre société.

Article rédigé par Dominique Moulon

Shinseungback Kimyonghun

En cette époque d’amélioration singulière de la vision des machines, le duo d’artistes coréens Shinseungback Kimyonghun met la perception visuelle en perspective avec sa série Flowers.

Shinseungback Kimyonghun, Flowers, 2016-2017.

S’il est un combat que les humains ont définitivement perdu contre les machines, c’est bien celui de la vitesse. Comme celle du défilement de produits manufacturés que nos regards ébahis ne peuvent plus suivre sur des tapis roulants. Il a donc fallu doter les machines d’une forme de vision leur permettant, par exemple, d’éradiquer toute non-conformité. On parle de vision industrielle quand Google l’interface avec toutes les images du monde via un service qui intrigue tant les artistes que les programmeurs. Nommé Cloud Vision, celui-ci est accessible à toutes et tous. Prenez n’importe quelle image, et l’interface vous dira ce qu’il “perçoit” avec un pourcentage de certitude : ici un cerf à 92%, là une pomme à 96%, même de la joie sur un visage. On pourrait passer des heures à ce jeu des devinettes… Shin Seung Back et Kim Yong Hun, eux, y ont passé des jours pour faire œuvre. Ils ont commencé par collecter des visuels de fleurs en ligne en vérifiant que l’application en reconnaissait les traits avec une relative certitude. Puis, ils ont tenté de créer de l’incertitude en déstructurant les images de façon à ce que des humains n’y voient plus que des abstractions évoquant possiblement le printemps, eu égard aux tons pastel dominants. De leur côté, les algorithmes de l’application persistaient à les qualifier de fleurs.

Shinseungback Kimyonghun, Flowers, 2016-2017.

Visuellement, nous sommes face à des chorégraphies de formes et de couleurs marquant régulièrement des poses correspondant aux abstractions que la machine continue obstinément à admettre comme des fleurs. Que nous dit cette persistance non-rétinienne à l’heure où la vision des caméras de vidéosurveillances de nos espaces urbains s’autonomise ? Si ce n’est que les machines, après qu’on leur ait transmis tous nos savoirs, s’émancipent de nos modes de perception. Rien d’effrayant tant qu’il s’agit de représentations de fleurs. Si tant est qu’elles aient été fleurs considérant l’enseignement de René Magritte et de son « Ceci n’est pas… » . Mais qu’en sera-t-il quand nous ne pourrons plus nous jouer des caméras qui constamment nous observent ? Et que nos sourires forcés dans un monde dénué d’opacité ne parviendront plus à masquer la moindre mélancolie pourtant si chère aux poètes.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Sabrina Ratté

Initialement créée pour le festival Hors Pistes du mois de février dernier au Centre Pompidou, l’installation Floralia de Sabrina Ratté est actuellement présentée dans une version adaptée à la galerie Charlot pour son exposition collective Origin’Elle.

Sabrina Ratté, Floralia, 2021, courtesy Galerie Charlot.

Dans sa version originelle, les quatre écrans qui composent Floralia de Sabrina Ratté se fondent dans le décor floral d’une image imprimée en grande taille. Ambiance résolument muséale où la nature qui fait œuvre apparaît magnifiée tel un bien précieux. Les écrans vidéo ont des allures de dioramas dont les vitrines protègeraient des écosystèmes que l’on identifie donc comme tout particulièrement fragiles. Quant au titre de l’installation, Floralia, il renvoie aux jeux floraux ou floralies que la Rome Antique organisait pour célébrer les fleurs et le printemps au travers de la déesse Flore qui les incarnait. Mais il y a quelque chose, dans l’affichage des images que recèlent les écrans, un je ne sais quoi qui trahit l’absence de ce qui n’est pas là en réalité. Comme un bug que des développeurs auraient omis de corriger avant de quitter les lieux. Quand, au fil du déroulement des séquences, ces fragments reconstitués de natures se disloquent telles autant de visualisations scientifiques présentant à la fois l’extérieur et l’intérieur. L’aspect didactique de telles animations renforce l’idée que l’artiste Sabrina Ratté, avec une telle œuvre, nous propulse dans un futur possible dont on voudrait toutefois rester éloigné. Un futur où la nature, reléguée au musée, ne serait glorifiée que suite à sa disparition. Quand les troncs ou souches, roses et lilas, se reforment enfin comme pour souligner le cycle des saisons. Au climax des dislocations, on décèle le temps d’une incertitude comme si l’interface doutait de sa capacité à reconstruire l’image, la scène. Une angoisse qui pourrait être la nôtre si nous ne parvenions pas à réparer le monde.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Anna Ridler

S’il est des sujets qui traversent l’histoire de l’art, la fleur en fait partie. De la peinture flamande à l’impressionnisme, d’Andy Warhol à Anna Ridler présentée actuellement à l’Avant Galerie Vossen dans une exposition de groupe associant notamment la tulipe au bitcoin.

Anna Ridler, Myriad (Tulips), 2018.

La fermeture des musées et centres d’art a propulsé le public dans les galeries qui n’ont jamais connu autant de visites. Dans un même temps, la crise sanitaire a aussi profité aux plateformes de vente en ligne dont celles dédiées au crypto art. Une nouvelle tendance de l’art qui caractérise les échanges entre artistes et collectionneurs plus que les œuvres elles-mêmes, essentiellement des images fixes, en mouvement ou virtuelles. Sécurisées grâce aux technologies de stockage de la blockchain, les transactions se font en cryptomonnaies, dont le bitcoin. Notons que de telles cryptodevises battent actuellement des records. Sur YouTube, les séquences montrant ces collectionneurs d’un nouveau genre présentant leurs acquisitions se multiplient. Généralement, les valeurs d’achat et de vente priment sur les critères esthétiques. Ce qui n’est pas véritablement nouveau, considérant la quantité d’œuvres qui sommeillent dans des coffres. Aussi, force est de reconnaître que le crypto art a aujourd’hui le mérite de ne pas priver le public des créations, celles-ci demeurant accessibles en ligne.

Avec son exposition De la tulipe à la crypto marguerite, l’Avant Galerie Vossen traite des relations entre la sphère de l’art et celle de la finance. Plusieurs créations, dont Mosaic Virus, d’Anna Ridler illustrent parfaitement de telles connivences. Le simple fait que l’artiste anglaise se soit focalisé sur la tulipe suffit à convoquer la peinture flamande du XVIIe siècle. Cette fleur évoque aussi l’histoire des bourses de valeur en référence à la tulipomanie de la même époque. Ainsi le titre de l’installation Mosaic Virus désigne le potyvirus qui marbre les pétales affectés. Au XVIIe siècle, cette singularité augmentait la valeur des tulipes dont le cours variait en conséquence, causant la richesse ou la ruine de nombreux spéculateurs. De la tulipe au bitcoin, les fortunes se font donc aussi vite qu’elles se défont. C’est la raison pour laquelle Anna Ridler a littéralement connecté ses fleurs aux fluctuations de la cryptomonnaie. Car il s’agit en réalité de représentations de fleurs qui n’ont pas de véritable existence, mais qu’une intelligence artificielle – ou plus exactement des réseaux adverses génératifs – ont préalablement calculé.

Anna Ridler, Mosaic Virus, 2018.

Anna Ridler a commencé par photographier 10 000 tulipes en annotant tous ses clichés. Ainsi est née l’installation photographique Myriad (Tulips) qui lui a fourni le jeu de données avec lequel elle a alimenté les algorithmes de l’installation vidéo Mosaic Virus. En collectant ainsi des myriades de fleurs pour qu’une machine en calcule davantage encore, l’artiste procède d’une forme d’intelligence que l’on devrait qualifier de collaborative plutôt qu’artificielle. Le fait que ces tulipes virtuelles issues d’une collaboration avec les algorithmes soient représentées sur fond noir renvoie inévitablement à la peinture flamande du XVIIe siècle où les tulipes aux pétales marbrées étaient très largement représentées dans des compositions florales magnifiant l’éphémère. Dans Mosaic Virus, les stries des pétales illustrent les fluctuations du bitcoin que personne ne saurait prédire, ni humain ni machine.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Intelligence et émotion

Frederik De Wilde, Syn7, 2021.

Qui associerait encore l’informatique à l’apparente froideur de ses composants allant du silicium aux métaux de différentes natures ? Lorsqu’une informatique affective s’inscrit à la croisée des technologies de l’information et des sciences cognitives. C’est là le champ de recherche de Frederik De Wilde dont les pratiques oscillent généralement entre les arts et les sciences. Le chiffre sept inclus dans le titre de son dispositif Syn7 présenté actuellement au Centre Wallonie-Bruxelles renvoie au nombre des émotions humaines universelles que les machines apprenantes semblent progressivement découvrir en nous. A condition, une fois encore, qu’on les alimente en grandes quantités de données, ici en joie ou en tristesse entre autres émotions. Equipée d’un système de reconnaissance faciale, Syn7 nous scrute au moins autant qu’on l’observe. Les profils affectifs collectés sont traités en temps réel par l’œuvre qui modifie son apparence en conséquence. Les sons, lumières et couleurs qui la magnifient sont à l’image des états émotionnels de celles et ceux qui se prêtent au jeu. Spectatrices et spectateurs ont par conséquent une responsabilité non intentionnelle sur l’aspect de l’œuvre qui tient ici rôle de convertisseur d’émotions. Bien au-delà d’une efficacité que l’on ne remettra pas en question, c’est l’imaginaire des participantes et participants qui complète l’œuvre par leurs commentaires. Quand, dans le doute, nous octroyons souvent plus de pouvoirs aux machines qu’elles n’en ont réellement. Et que la précision des instruments de mesure, sans l’interprétation qui la complète, n’est guère opérante. Nous sommes donc là face à une forme d’interprétation en cascade : que pensez-vous de ce qu’une machine voie en nous ? Voilà une question du XXIe siècle que soulève une œuvre d’interface !

Article rédigé par Dominique Moulon

Ivan Navarro

Plus d’une vingtaine d’installations d’Ivan Navarro illuminent les anciennes écuries du Centquatre Paris. Elles séduisent la rétine, questionnent l’entendement et sont porteuses de messages à l’instar des enseignes lumineuses dans l’espace public.

Ivan Navarro, Murio la verdad, 2014. Courtesy Galerie Templon.

Ivan Navarro se souvient, lorsqu’il était enfant à Santiago du Chili, de la terreur entretenue par la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Intitulée Homeless Lamp, the Juicer Succer, l’une de ses performances new-yorkaises du milieu des années deux-mille évoque cette époque particulière des années soixante-dix et quatre-vingt où les gens se branchaient sur le réseau public d’électricité – comme les plus pauvres le font encore. Cette installation mobile à l’assemblage de tubes fluorescents blancs représentant un caddy de supermarché est assez emblématique de ce que l’artiste produira par la suite en dessinant des sculptures avec la lumière comme matériau. Mais c’est aussi par son usage immodéré des miroirs et miroirs sans tain que Ivan Navarro s’est fait connaître à l’international avec des œuvres inspirées tant par l’art minimal américain – qui le fascine à son arrivé aux États-Unis dans les années quatre-vingt-dix – que par l’art optique auquel il rend hommage avec Murio la verdad de 2014. Car les enfilades à l’infini de carrés de lumières colorées renvoient aux pratiques radicales de Josef Albers, étudiant au Bauhaus avant d’y enseigner et de devenir l’un des fondateurs de l’art optique.

Ivan Navarro, Sentinel (Rouge), 2010. Courtesy Galerie Templon.

L’installation lumineuse Sentinel (Rouge), utilisant des matériaux similaires, prend l’allure d’une porte créant l’illusion parfaite d’un couloir qui semble s’étendre bien au-delà du mur la soutenant. Le couloir infini est un non-lieu symbolisant parfaitement le pouvoir au travers des monuments où il s’exerce. Et c’est en alignant treize de ces couloirs vers l’ailleurs – en référence à une œuvre des années soixante d’Ellsworth Kelly (Spectrum) – que Ivan Navarro représente le Chili à la Biennale de Venise en 2009. Le titre de l’installation, Death Row (2006), incite à y voir autre chose qu’un spectre de couleurs, comme c’est souvent le cas avec cet artiste. De l’Arsenal de Venise au Centquatre Paris, on retrouve la sculpture Bed. Le lit, c’est l’horizontalité par excellence, même si Robert Rauschenberg en accrocha un au mur dans les années cinquante. Mais celui de Ivan Navarro creuse virtuellement le sol de l’espace d’exposition qui l’accueille. Et les lettres B, E et D qui composent le mot BED semblent se répéter à l’infini. Le fait qu’elles soient symétriques dans leur verticalité renforce l’effet d’optique puisque seules des moitiés de caractères sont là sous nos yeux pour littéralement se déplier dans la profondeur, tout du moins en apparence. Avec de telles sculptures procédant d’un art de l’illusion et convoquant la pratique de la perspective, il y a toujours un moment où le public, saisit d’un doute, observe les zones qui les relient aux sols ou murs des espaces d’exposition. Quant au rapport que l’artiste chilien entretient aux caractères autant qu’aux mots, il propulse certaines de ses créations dans le domaine de la poésie visuelle.

Ivan Navarro, Street Lamp (Yellow Bench), 2012. Courtesy Galerie Templon.

Considérant Street Lamp (Yellow Bench), Ivan Navarro renoue avec l’esthétique de ses premières pièces, comme Homeless Lamp, the Juicer Succer, en sculptant cette fois un banc ayant la fonction d’éclairer l’espace public. L’œuvre est saisissante d’efficacité poétique. Car c’est une forme que nous identifions immédiatement toutes et tous, sans jamais l’avoir imaginée si délicatement sculptée par la lumière d’une fin d’après-midi d’automne. Son immatérialité soudaine lui confère une fragilité extrême au point que jamais on n’oserait s’assoir sur ce qui semble avoir été extirpé d’un monde merveilleux. Un monde de l’enfance auquel, adulte, on se raccroche encore. Il en va de même pour cette Emergency Ladder (2018) dont la lumière rouge irradie la forme en nous disant l’urgence. Quand l’échelle, se faisant “sociale”, illustre parfaitement les rêves de mondes meilleurs des derniers arrivants, de Staten Island à l’île de Lampedusa. C’est ainsi que les sculptures lumineuses de cet artiste ayant vécu l’exil sont porteuses de messages mettant l’espoir en perspective.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.