Kate Cooper

Avec les œuvres d’une vingtaine d’artistes regroupées dans l’exposition Anticorps, le Palais de Tokyo incite à “reconsidérer l’hermétisme de nos corps”. Parmi celles-ci, la création vidéo Infection Drivers de Kate Cooper interroge cette membrane qui nous sépare du reste du monde : la peau.

Kate Cooper, Infection Drivers, 2018.

Kate Cooper (1984) revendique haut et fort son usage des ordinateurs entre autres applications graphiques. Des technologies qu’elle met au service d’une esthétique convoquant tant la sphère des marques ou celle du jeu vidéo qui composent nos cultures populaires que l’hyperréalisme en art. Il y a, dans les images de cette artiste anglaise vivant et travaillant à Londres, une forme de perfection que des scénarios très particuliers propulsent dans le champ des idées. Le monde d’Infection Drivers de 2018 est essentiellement constitué d’un sol qui nous apparaît sans limite aucune. Pourtant, l’unique jeune femme qui l’habite semble tourner en rond paisiblement et sans objectif apparent. Elle est nue sous la combinaison translucide qui fait toute l’étrangeté de la situation. Car la membrane ayant l’allure d’une seconde peau alternativement se gonfle et se dégonfle. Gonflée, elle évoque l’acharnement de celles et ceux qui sculptent leurs corps dans la pratique extrême du bodybuilding. Dégonflée, elle renvoie aux enveloppes corporelles qui se rebellent tardivement après avoir été trop longtemps contraintes d’épouser, par la chirurgie esthétique, des formes stéréotypées.

Kate Cooper, Infection Drivers, 2018.

La fine couche de ce qui a l’allure du latex semble échapper au contrôle de celle qui la porte sans trop s’en soucier. L’idée même de cette enveloppe seconde qui, dans l’évolution de son aspect échappe à toute forme de vigilance, fait écho à la notion d’infection que le titre de l’œuvre mentionne sur son cartel. Quant au modèle en trois dimensions de cette jeune femme qui défile nonchalamment sous nos yeux, il est bien sous le contrôle total de l’artiste. Tous ses déplacements, comme le moindre de ses mouvements, ont minutieusement été réglés et chorégraphiés par Kate Cooper. Dans une certaine mesure, elle délègue sa performance à l’avatar tridimensionnel dont elle a anticipé les comportements à l’image d’une séquence projetée en boucle. Quand le son ajoute à la viscosité de ce qui entrave quelque peu ce corps étrangement protégé. Les deux peaux, tout aussi synthétiques l’une que l’autre eu égard au fait qu’elles ont également été calculées, ici et là, parfois se confondent. Quand l’exploit technique relatif à la production d’une telle représentation d’un corps augmenté fait place au jeu de la performeuse. Elle semble ne pas être véritablement affectée par cette infection qui, littéralement, l’habille jusqu’au son d’un éclatement hors cadre qui figure une possible délivrance.

Bien que datant d’avant la pandémie, la lecture d’une telle œuvre de fiction au réalisme absolu dans cette exposition intitulée Anticorpsne ne peut qu’être orientée par notre expérience de cette crise tant elle nous affecte toutes et tous. Considérant que ce qui nous entrave nous protège aussi et qu’il faut vivre avec jusqu’à en être libéré. Quitte à avoir le sentiment d’errer dans un espace reconfiguré dont on ne saisit plus bien les limites. Et sans bien connaître ni les conditions ni les temporalités d’une libération que l’on attend, résigné, dans le vacarme des interrogations que l’incertitude fait émerger.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Daniel Arsham au MNAAG

Le Musée national des arts asiatiques – Guimet accueille les sculptures de l’artiste new-yorkais Daniel Arsham dans ses collections. Cette carte blanche intitulée Moonraker, en référence à une installation située en étage, inclut notamment une copie résolument contemporaine du chef-d’œuvre antique de la Vénus d’Arles.

Daniel Arsham, Grey Selenite Eroded Venus of Arles, 2019,
courtesy of the artist & Perrotin.

Qui n’a jamais rêvé de passer une nuit au musée ? Surtout quand une crise sanitaire ferme les portes de nos institutions. On s’imagine, errant dans les salles bien organisées du Musée national des arts asiatiques, quand une “anomalie” attirerait notre attention. L’extrême blancheur propre à quelques œuvres contemporaines trahit leur “intrusion” au sein de cette collection muséale, comme c’est la tendance. Il s’agit de statues que l’Américain Daniel Arsham (1980) a obtenu par moulage de copies des ateliers d’art des musées nationaux. L’histoire de la sculpture entretient un lien très particulier avec la copie puisque bien des statues grecques ne nous sont révélées qu’au travers de répliques romaines que, parfois, des sculpteurs de la Renaissance ou du Classicisme ont “amélioré” via d’audacieuses restaurations. Ajoutons que l’histoire de la sculpture est aussi intimement liée à celle des techniques, outils et matériaux. Pour exemple, les outils de l’âge de fer autorisent un travail que la période précédente, l’âge de bronze, ne permettait pas. Les appareillages dédiés à la copie, eux aussi, ont évolué avec le temps : du fil à plomb au pantographe jusqu’aux scanners trois dimensions et autres systèmes de prototype ou d’usinage contrôlés numériquement.

Daniel Arsham, Grey Selenite Eroded Venus of Arles, détail, 2019,
courtesy of the artist & Perrotin.

Mais revenons aux statues de l’artiste new-yorkais que d’étranges érosions participent grandement à singulariser des autres pièces du musée Guimet. Toutes sont partiellement “attaquées” par ce qui nous apparaît être des cristaux – en réalité de sélénite ou de quartz. En extérieur, un tel dommage évoquerait la pollution atmosphérique. Mais là, seules dans l’obscurité de ces salles désertes, autre chose nous vient à l’esprit. L’idée d’une forme globale de contamination s’impose à nous. On pense alors à la démesure des cristaux de la mine de Naica, au Mexique. L’érosion en question serait-elle être planétaire ? S’en est ainsi, les œuvres d’art que l’on observe ne peuvent être dissociées des circonstances qui nous affectent. Même si elles ont leurs propres histoires.

Quoi qu’en dise son cartel qui la date de 2019, la Vénus d’Arles de Daniel Arsham provient d’un passé lointain puisqu’elle a été initialement découverte à proximité du théâtre antique d’Arles en 1651. Il s’agit, selon toute vraisemblance, de la copie romaine d’une statue antique grecque restaurée par le sculpteur français François Girardon. Les notions que sont, tant la copie que la restauration, évoluent au fil du temps et selon les zones géographiques depuis lesquelles on s’exprime. Alors que la Vénus d’Arsham évoque la pluralité des futurs possibles. Si des archéologues la découvraient dans mille ans, ils seraient certainement capables de la dater avec précision de 2019, c’est-à-dire de l’année d’un virus qui a infecté les tous les humains d’une manière d’une autre. Comme les cristaux s’attaquent aux chairs du flanc droit de cette Vénus temporairement exposée au Musée Guimet.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress.

Des journées-lumière

Julien Sales, Solar Sensor, 2018.

Le dispositif de captation Solar Sensor de l’artiste Julien Sales présenté actuellement au Centre Wallonie-Bruxelles est destiné à capter la lumière du soleil. Il a la beauté brute des instruments de mesure que les scientifiques conçoivent dans leurs laboratoires. Son design étant résolument fonctionnel, rien ne nous est masqué par des caches inutiles. Ses composants électroniques sont à nu, comme c’est le cas pour le capteur numérique devant recevoir les rayons de lumière d’une journée entière. Un temps de pose qui convoque les origines d’une photographie à l’extrême granulosité. Or, lorsqu’il présente son dispositif de captation, Julien Sales l’accompagne de tirages issus de captations où du soleil il ne demeure qu’un bruit rose. Présentés en triptyques, les tirages s’inscrivent dans la continuité de la peinture de monochrome visant à côtoyer le sublime. Ce qui nous est donné à voir, ce sont des durées en cette société où l’instantanéité est devenue la règle. Ces portraits de soleils sont à considérer telles les composantes processuelles d’une œuvre associant l’instrument des mesures aux résultats sous des formes évoquant l’imagerie scientifique. L’idée même de contemplation est au centre de cette expérience esthétique considérant tant l’installation dans sa captation du soleil que le public dans son appréhension de l’œuvre. Et à chaque fois que l’expérience est renouvelée, les résultats diffèrent comme les jours se succèdent sans jamais se répéter à l’identique. Le temps étant LA donnée essentielle, sachant qu’observer la lumière des astres revient à étudier le passé, qu’ils soient à quelques minutes-lumière – huit pour le soleil – comme à des d’années-lumière pour les étoiles dont nous ne connaissons l’existence qu’au travers d’imageries scientifiques.

Article rédigé par Dominique Moulon

L’invention du visage

Thomas Depas, No tears in the loss landscape, 2019.

L’installation No tears in the loss landscape de Thomas Depas présentée actuellement au 46 Digital du Centre Wallonie-Bruxelles est composée d’images associées à un dispositif. Le tout ayant pour objet de questionner la notion d’identité au travers du portrait quand les modèles, de plus en plus fréquemment, prédominent sur le réel. Et c’est précisément le cas des visages qui ont été gravés au laser sur des plaques de marbre noir puisqu’ils ne sont identiques à personne en particulier. L’artiste les a véritablement “calculés” en fusionnant de très nombreux visages. Mais si l’on prête aujourd’hui aux machines une qualité pourtant bien humaine, celle d’apprendre “profondément” en référence au Deep Learning, nous devons toutefois les alimenter avec de grandes quantités de données. Ici, en l’occurrence, des portraits photographiques. C’est la condition pour que la machine soit à même d’en “inventer” d’autres. C’est devenu chose courante. Nous pouvons aujourd’hui, en ligne et en quelques clics, nous créer des compagnons imaginaires comme le font les enfants que la réalité ennuie. Le grain en niveaux de gris de ces visages inventés leur confère l’aspect des images du siècle dernier, c’est-à-dire à l’époque de leur extrême reproductibilité technique. Il ne viendrait alors à l’idée à personne d’en discuter la “véracité”. Quant au dispositif interactif, il incite les spectatrices et spectateurs à tenir la pose comme on le fait en prenant des selfies. Mais c’est la machine qui “décide” des traitements à appliquer en recalculant l’image captée en temps réel. Au point que l’on ne se reconnaît plus en ces représentations de soi “contaminées” par les visages d’autrui. On pourrait alors attribuer l’aspect pictural de ces hybridations de portraits à la machine qui, en proie au doute face à tant de choix, opterait pour une forme d’approximation inhérente aux artistes fuyant le réel.

Article rédigé par Dominique Moulon

Mondes parallèles

Pierre-Jean Giloux, Metabolism # Invisible Cities # Part 1, 2015.

L’installation vidéo Metabolism créée en 2015 par Pierre-Jean Giloux actuellement présentée au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris constitue le premier opus d’une série intitulée Invisible Cities en comptant quatre. Par son titre, elle évoque le mouvement japonais métaboliste des années soixante et soixante-dix incluant Arata Isozaki et Kisho Kurokawa dont on reconnaît les utopies architecturales Cluster in the Air et Helix City qui se seraient multipliées aux abords et dans la baie de Tokyo. L’usage du conditionnel s’impose car elles sont restées en état de plans ou maquettes, comme bien des utopies en architecture. Mais ce qui est troublant dans le film de cet artiste français vivant à Bruxelles, c’est leur parfaite intégration dans un tissu urbain existant. Considérant que le chat de Schrödinger dans sa boîte est possiblement vivant et mort à la fois, plusieurs hypothèses s’offrent à nous. L’histoire, dans sa frénésie à se frayer un chemin comme la rivière creuse hâtivement son lit, aurait ainsi pu emprunter deux directions comme le suggérait Philip K. Dick dans son ouvrage Le Maître du Haut Château en 1962, bien avant d’être adapté en série. Avec un Japon victorieux en 1945, tout serait ainsi possiblement vrai dans le film Metabolism. Lorsque l’on perçoit quelques conversations dans le son de la musique concrète du compositeur Lionel Marchetti. Nous serions alors tentés de considérer à l’inverse la possibilité que tout, dans le film de Pierre-Jean Giloux, soit le fruit d’une approche computationnelle du monde. Une hypothèse que l’omniprésence dans cette cité invisible de pétales de fleurs sans arbres conforterait. Ce qui convoque une autre série de science-fiction : Westworld. L’expérience du scientifique et philosophe autrichien Erwin Schrödinger mettant en scène un chat étant une fiction destinée à illustrer l’idée que des mondes parallèles pourraient coexister, tout devient possible entre science et fiction et à l’ère où tout ou presque peut être modélisé par des algorithmes.

Article rédigé par Dominique Moulon

Du dessin aujourd’hui

Claire Malrieux, DreamBank, 2019.

Le travail de Claire Malrieux se situe à la croisée des disciplines, données et traitements. Sa pratique du dessin procède d’un intérêt prononcé pour les détails dont elle ne sait jamais véritablement à l’avance comment ils vont s’assembler car elle injecte ce qu’il faut d’aléatoire dans les forces qui régissent ses compositions aux infinies variations. L’énergie qui met ses œuvres en vibration émerge de bases de données qui participent à orienter le public dans de possibles interprétations. Et si les traits ou motifs varient dans leurs formes et mouvements, nous les interprétons évidement différemment lorsque nous savons ce qui les anime. Les nombres, malgré leur évidente abstraction, créent différentes narrations selon qu’ils traitent d’économie ou de climat ! Et qu’en est-il lorsque ce sont des rêves en grand nombre qui alimentent la machine ou plus précisément l’algorithme qu’un programmeur a rédigé en des langages que seuls les appareils savent interpréter ? La question du langage, dans l’approche de cette artiste, est aussi essentielle que l’est sa pratique du dessin. Discipline qu’elle aborde comme une forme de langage dont les syntaxes varient à l’infini. Lorsque Claire Malrieux s’intéresse à la question du rêve, il nous apparaît alors que toutes ses pièces s’articulent diversement autour de l’état de rêverie. Un état de conscience du lâcher prise, ou de l’autonomie, particulièrement propice à la création humaine ou machinique. Un état qui incite spectatrices et spectateurs à s’abandonner à ses œuvres et à privilégier la contemplation à l’analyse.

Article rédigé par Dominique Moulon pour Opline Prize.

Matières sensibles

Scenocosme, Matières sensibles 1, 2013, au ZKM de Karlsruhe.
Les artistes Anaïs met den Ancxt et Grégory Lasserre forment ensemble le duo Scenocosme. Ce qu’ils nous disent, en se nommant ainsi, c’est leur attachement à la scène ou plus précisément à la scénographie des lieux qu’ils investissent avec leurs instruments. Car ce sont aussi des luthiers, mais à l’ère de l’usage généralisé des technologies du numérique. Et l’on sait l’appétence immodérée des plasticiens sonores qui, autrefois, se sont immédiatement saisi de l’électricité puis de l’électronique. Il convient, dans le cas de Scenocosme, d’apprendre à jouer des sculptures qu’ils nous proposent tout en transformant les lieux de leurs expositions en autant de cages de résonance. Et c’est alors que s’improvisent des chorégraphies de la main comme du corps dans son entier. On apprend par le faire et sans méthode aucune, pour s’apercevoir que l’on savait déjà. Tout comme celles et ceux qui, du jour au lendemain, s’expriment avec un langage que pourtant jamais on ne leur avait appris. C’est par conséquent d’une forme de magie dont il s’agit. D’une magie consistant à insuffler des suppléments d’âmes aux objets qu’Anaïs met den Ancxt et Grégory Lasserre sculptent ou s’approprient. Des objets que les spectatrices ou spectateurs, tel autant d’interprètes, touchent, effleurent ou caressent afin d’en extirper les sons dont on veut continuer d’ignorer où ils se dissimulaient. C’est-à-dire quelque part dans l’invisible, la composante essentielle du travail de Scenocosme. Quand leurs matériaux de prédilection, entre autre cuirs, bois ou plantes, n’ont rien d’électronique et s’inscrivent par conséquent en opposition avec les musiques qu’ils déclenchent ou diffusent. Les sons d’ailleurs qui composent ces mêmes musiques renforcent le caractère fictionnel des situations ainsi créées. Et ce, que l’on soit du côté de l’instrumentiste comme de celui du public. Car il est bien des moyens d’aborder le travail de ces deux artistes qui, on l’imagine aisément, s’étonnent eux-mêmes des façons dont on se saisit de leurs œuvres en les parachevant de nos usages comme de commentaires. Matières sensibles compte parmi ces installations que le public complète de sa relation physique à l’œuvre. Tant du point de vue de sa matérialité que de celui des immatérielles extensions, dans l’invisible, des lieux investis. A la diversité des veines du bois habilement choisi par les artistes, comme savent le faire les sculpteurs, correspond une palette de sons aux infinies variations selon les caresses. Car Matières sensibles incite littéralement aux caresses de toutes sortes. Elle est en attente et semble nous appeler, nous interpeler même. Elle désire intiment qu’on l’effleure ou qu’on la touche. Des relations qui s’établissent, il émerge quelque chose qui est de l’ordre de l’intime, ou plus exactement du sensuel. L’expérience est unique, donc éphémère. Aussi, on la prolonge en des gestualités lissées qui ont pour effet d’étirer les sons d’une musique d’improvisation que les deux artistes ont pourtant tenté d’anticiper. Ce qui se joue, dans l’espace du lieu, n’est autre que la répétition en d’infinies variations des jeux qu’Anaïs met den Ancxt et Grégory Lasserre on imaginé dans leur atelier. Les partitions, en revanche, sont en chacune ou chacun d’entre nous, dès lors que nous nous présentons à l’œuvre. Intuitivement, nous les savons sans pour autant les connaître et dans l’attente impatiente de les découvrir.
Article rédigé par Dominique Moulon pour la Collection du Frac Alsace.

Neurones

L’exposition Neurones, Les intelligences simulées s’inscrit dans la continuité du programme de recherche Mutations / Créations initié en 2017. Avec cette quatrième manifestation, les commissaires Frédéric Migayrou et Camille Lenglois replacent l’intelligence machinique dans un contexte historique et abordent ses évolutions jusqu’à nos jours.

Hicham Berrada, Présage, tranche, 2007 – en cours.

Dans la Galerie 4 du Centre Pompidou, murs, cimaises et tables regorgent de documentations historiques ponctuées d’œuvres contemporaines. Cinq zones y sont dédiées à l’étude du cerveau, aux relations de l’intelligence au jeu comme à celles de l’informatique au vivant ainsi qu’aux états de conscience modifiée et aux réseaux de neurones artificiels. Le cerveau y est donc représenté sous toutes ses formes ou fonctions et c’est l’aspect biochimique du système nerveux qu’Hicham Berrada évoque avec trois pièces de sa série Présage. Des aquariums au sein desquels il a patiemment déposé des matériaux ou produits qui, réagissant les uns aux autres, composent progressivement des paysages fantastiques. L’artiste en reprend le contrôle lorsqu’il cesse son expérimentation afin d’en suspendre la morphogénèse de dioramas pour les livrer au public dans des contexte qui en orienteront les lectures.

Pascal Haudressy, Suspended, 2014.

La relation qui s’établit entre ce qui exprime le vivant et ce que l’on sait inerte se poursuit dans le travail de Pascal Haudressy. Avec Suspended, une branche d’arbre relie les animations tout particulièrement instables qui la prolongent en ses deux extrémités. Elle est essentielle à l’arborescence qu’ombres et lumières déterminent en figurant la variabilité des signaux électriques transmis par les neurones. C’est une activité silencieuse dont nous avons appris avec le temps à considérer la part de mystère.

Refik Anadol, Engram : Data Sculpture, 2018.

Pour Engram : Data Sculpture de Refik Anadol, ce sont les fonctions cérébrales de centaines de “cobayes” humains se prêtant à l’expérience qui sont à l’œuvre. Car ils ont accepté de se mémoriser quelques souvenirs pendant que des chercheurs collectaient leurs ondes cérébrales. Avant que l’artiste ne les intègre dans un processus de création d’images en mouvement caractérisant l’idée même de flux. Des flux qui, sans aucun doute, produisent chez les spectatrices et spectateurs des ondes cérébrales d’une nature similaire. La matière de pixels nous apparaît ainsi perturbée en des méandres dont on voudrait deviner les fragments de pensées.

Julien Prévieux, Menace 2, 2018.

Si l’est un domaine où l’on a coutume d’opposer l’intelligence humaine à celle, artificielle, des machines, c’est bien celui du jeu avec ou sans ordinateur. C’est en 1961 que le chercheur Donald Michie, ne pouvant accéder aux calculateurs de ses collègues informaticiens, a conçu un meuble à jouer que l’artiste Julien Prévieux a reconstitué. Ce mobilier aux innombrables tiroirs “apparents” à jouer au Morpion au fil des actions de celle ou celui qui le manipule. Il s’agit là d’une forme d’apprentissage par renforcement qui équipe nos smartphones dont nous améliorons les performances en les utilisant. Cette idée que les machines puissent apprendre par elles-mêmes est aujourd’hui admise. Elles le font même très bien considérant la reconnaissance, donc la création, de formes. Et tout, dans ce cas dépend de la nature et du nombre d’images qui lui sont soumises.

Anna Ridler, Mosaic Virus, 2019.

Anna Ridler a dû présenter des milliers de tulipes à un algorithme avant qu’un autre soit capable d’en générer de nouvelles. Puis, les modèles de fleurs se succédant sur les trois écrans du projet Mosaic Virus ont été connectés aux fluctuations du bitcoin. Cette monnaie alternative qui, en seulement quelques années, a suscité dans l’économie mondiale un engouement comparable à celui qui incitât autrefois tant de peintres hollandais à représenter des tulipes dont le cours fluctue aujourd’hui tout autant sur les marchés.

Lu Yang, Delusional Mandala, 2016.

Et s’il y avait une œuvre qui puisse clore cette exposition aux multiples entrées, ce pourrait être la séquence vidéo projetée Delusional Mandala de Lu Yang tant elle embrasse d’idées et de thèmes présentés dans cette manifestation. L’artiste, au tout début, s’y représente elle-même lors d’une séance de scanning convoquant l’autoportrait, mais à l’ère digitale. Le public peut ainsi suivre les étapes du processus faisant de l’artiste le personnage, sans genre, principal de son film. La neurochirurgie y est envisagée telle une discipline dont les innovations, au rythme effréné des images se succédant qu’une musique ne cesse d’accélérer, semblent devancer les questionnements éthiques qui devraient pourtant l’accompagner. Et c’est peut-être là le principal propos de cette exposition : nous donner le temps d’observer, au travers de l’art et plus généralement des sciences humaines, les transformations profondes qu’opèrent les sciences et techniques ou technologies.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress

Human Learning

Ce que les machines nous apprennent.
Samuel St-Aubin, Prosperité, 2017.
Nous avons tout appris aux machines dont on dit aujourd’hui qu’elles apprennent, profondément ! Aussi ne serait-il pas temps de considérer enfin ce que nous pourrions en apprendre à notre tour. Quand il y a de plus en plus d’artistes qui exploitent les potentiels créatifs des technologies dont ils considèrent aussi les imaginaires et esthétiques qu’elles inspirent ou produisent. Human Learning – Ce que les machines nous apprennent est une exposition qui documente le monde au travers des technologies qui le façonnent. Les œuvres réunies offrent une grande diversité d’écritures : des dispositifs interactifs induisant que l’on en appréhende les jouabilités, des installations génératives dont les processus sont totalement autonomes ou encore des créations traitant du sujet digital au travers de formes qui le sont tout autant. C’est pendant les années cinquante que la notion d’intelligence artificielle émerge. Elle véhicule un imaginaire dont les auteurs de science-fiction vont se saisir aussitôt en octroyant à la machine une capacité à “penser”. Dans les années quatre-vingt, l’idée que les machines puissent apprendre elles-mêmes, par déduction, fait son apparition. On évoque alors le Machine Learning. Enfin, depuis les années deux mille, on parle de Deep Learning pour qualifier l’apprentissage profond eu égard aux grandes quantités de données que les ordinateurs peuvent traiter. Nous avons tout appris aux machines et continuons à les alimenter afin qu’elles poursuivent dans ce “désir” d’autonomie que l’on veut bien leur octroyer. Aussi ne serait-il pas temps de considérer ce que l’on peut, à notre tour, apprendre à leur contact, en observant leurs spécificités ou qualités ? Or, s’il est une communauté qui observe le monde pour nous en donner des interprétations quant à ses transformations, c’est bien celle des artistes. Depuis toujours, en effet, les artistes se saisissent des outils et matériaux de leur temps. Ainsi de plus en plus d’entre eux se tournent vers le potentiel créatif des technologies du numérique qui sont aussi celles des chercheurs dans leurs laboratoires. Se faisant, ils acceptent ce que les machines leur proposent en intégrant une part d’aléatoire dans leurs créations. Parfois, ils se mettent en retrait de leurs œuvres qui s’exécutent pour mieux en observer les modes d’action. Il arrive aussi que les machines ou robots soient les sujets de photographies ou films que d’autres artistes nous livrent afin de nous entraîner à de nouvelles formes d’empathie. Il n’est pas une application ou un service qui ne fasse œuvre dès le moment de son émergence. Des filtres d’effets des logiciels grand public aux réseaux de neurones artificiels que les artistes partagent avec des chercheurs. Ces technologies, ils se les approprient autant qu’ils apprennent en les côtoyant. Nous avons une certaine proximité avec les œuvres qui émergent de l’usage et/ou de l’observation des technologies qui façonnent nos relations au monde comme aux autres et à soi-même. Reconnaître les technologies de notre quotidien dans un contexte artistique nous les fait envisager autrement. Sachant que c’est au contact des autres que l’on se construit, il grand temps de considérer cet autre “machinique” que nous côtoyons de plus en plus sans trop le connaître. Consacrer une exposition aux machines et idées ou esthétiques qui en émergent revient à en accepter les enseignements.
Rédigé par Dominique Moulon en collaboration avec Catherine Bédard et Alain Thibault pour le Centre Culturel Canadien à l’occasion de l’exposition "Human Learning – Ce que les machines nous apprennent" regroupant les œuvres de Matthew Biederman, Emilie Brout & Maxime Marion, Grégory Chatonsky, Douglas Coupland, Chun Hua Catherine Dong, Emilie Gervais, Sabrina Ratté, David Rokeby, Justine Emard, Olivier Ratsi, Louis-Philippe Rondeau, Samuel St-Aubin, Skawennati, Xavier Snelgrove & Mattie Tesfaldet.

Ruines particulaires

Thibault Brunet, Sans titre #2, série Boîte noire, 2019.

Si les cartes des militaires précèdent les conflits armés, ce sont toujours les images qui l’emportent en documentant ces derniers pour en préciser, avec la plus grande des exactitudes, l’effroi qui en résulte : des tableaux de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello aux tirages sépia d’amoncellements de boulets de canons de Roger Fenton ; des ruines de Dresde à la fin de la seconde guerre mondiale à celles, plus tristement contemporaines, d’Alep en Syrie. Nous voulons tout savoir des affrontements que, pourtant, nous préférons le plus lointain possible. Pendant la première guerre du Golfe, l’absence de photographies, remplacées en vain par des images de synthèses, a laissé présager du pire. Aujourd’hui, nous sommes toutes et tous équipés de caméras embarquées que l’on soit militaire ou civil, sur les casques ou en harnais pour les premiers, dans les sacs ou poches pour les seconds. Nous sommes à l’ère où toutes les images s’entrechoquent au sein de flux ininterrompus que les médias sociaux s’interdisent de hiérarchiser. De la capture à la diffusion et de l’appropriation aux commentaires, nous sommes à la fois du côté des reporters et de celui de l’audience. Désormais, les ondes de choc de guerres sans début ni fin nous parviennent en temps réel. C’est dans ce contexte que Thibault Brunet pratique une forme de ralentissement en prenant le temps d’assembler les images de lieux dont on ne sait plus très bien s’ils existent encore en l’état où il nous les présente. Usant d’un procédé de photogrammétrie, l’artiste se saisit des regards d’autrui en observant des territoires en ruine avec la plus grande des attentions. Il explore ses représentations tridimensionnelles qui sont la somme des images glanées en ligne quand ce ne sont pas elles, sérendipité oblige, qui se sont imposées à lui. Les scrutant sous tous les angles de vue possibles, il n’en privilégie qu’un seul par image. C’est là son instant décisif. Les manques de matière sont à la mesure du mortier qui, sur le terrain, fait aussi défaut. Ses images de particules aux infinies variations échappent aux catégories car elles ne sont plus véritablement de nature photographique. Et, force est de reconnaître que l’atmosphère des images de l’exposition Ruines particulaires est quelque peu singulière. La lumière du matin, par exemple, côtoie celle du soir eu égard aux temporalités multiples des prises de vue originelles. Seule la peinture autorise de telles fantaisies ainsi que les images résultant du calcul des machines. Quant à l’absence de cadre, elle nous renvoie davantage à la pratique de l’esquisse, ou plus précisément à l’idée d’inachèvement. On oublie volontiers, face à de telles représentations, le nombre extraordinaire de celles et ceux qui, initialement ont posé leurs regards sur ce qui, par l’accumulation des points de vue, allait devenir des sujets. Des regards qui, rassemblés, font œuvre à l’ère où les conflits aussi se jouent sur les médias sociaux. Les ruines de Thibault Brunet sont inévitablement susceptibles de retourner là d’où elles proviennent. C’est-à-dire au sein du flux circulant de centres de données en navigateurs Internet. Elles pourraient, un jour peut-être, croiser celles dont elles sont les conséquences par la fusion comme elles pourraient tout autant croiser les regards de celles ou ceux qui, pratiquant la guerre, la communication, l’information ou le tourisme ont capturé tant de scènes au Moyen Orient. C’est pourquoi les ruines de Thibault Brunet nous sont si familières. Tant parce qu’elles évoquent dessins, peintures et photographies de ruines que l’histoire a accumulés au fil du temps que pour leur proximité avec les théâtres d’opérations dont des représentations, sous de multiples formes, nous parviennent quotidiennement. Réunies, elles finissent par hanter si ce n’est encombrer nos mémoires collectives alors nous refusons que de tels conflits aient encore des raisons d’émerger. Rien d’étonnant quand ses situations nous obsèdent, que des artistes ou non-artistes n’aient de cesse de les documenter, chacune, chacun à sa manière. Aux serveurs des data centres qui les font circuler de les traiter également en ce va-et-vient de conflits qui sont aussi des guerres de l’information.

Par Dominique Moulon pour La Capsule et la Biennale Némo.