Si les cartes des militaires précèdent les conflits armés, ce sont toujours les images qui l’emportent en documentant ces derniers pour en préciser, avec la plus grande des exactitudes, l’effroi qui en résulte : des tableaux de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello aux tirages sépia d’amoncellements de boulets de canons de Roger Fenton ; des ruines de Dresde à la fin de la seconde guerre mondiale à celles, plus tristement contemporaines, d’Alep en Syrie. Nous voulons tout savoir des affrontements que, pourtant, nous préférons le plus lointain possible. Pendant la première guerre du Golfe, l’absence de photographies, remplacées en vain par des images de synthèses, a laissé présager du pire. Aujourd’hui, nous sommes toutes et tous équipés de caméras embarquées que l’on soit militaire ou civil, sur les casques ou en harnais pour les premiers, dans les sacs ou poches pour les seconds. Nous sommes à l’ère où toutes les images s’entrechoquent au sein de flux ininterrompus que les médias sociaux s’interdisent de hiérarchiser. De la capture à la diffusion et de l’appropriation aux commentaires, nous sommes à la fois du côté des reporters et de celui de l’audience. Désormais, les ondes de choc de guerres sans début ni fin nous parviennent en temps réel. C’est dans ce contexte que Thibault Brunet pratique une forme de ralentissement en prenant le temps d’assembler les images de lieux dont on ne sait plus très bien s’ils existent encore en l’état où il nous les présente. Usant d’un procédé de photogrammétrie, l’artiste se saisit des regards d’autrui en observant des territoires en ruine avec la plus grande des attentions. Il explore ses représentations tridimensionnelles qui sont la somme des images glanées en ligne quand ce ne sont pas elles, sérendipité oblige, qui se sont imposées à lui. Les scrutant sous tous les angles de vue possibles, il n’en privilégie qu’un seul par image. C’est là son instant décisif. Les manques de matière sont à la mesure du mortier qui, sur le terrain, fait aussi défaut. Ses images de particules aux infinies variations échappent aux catégories car elles ne sont plus véritablement de nature photographique. Et, force est de reconnaître que l’atmosphère des images de l’exposition Ruines particulaires est quelque peu singulière. La lumière du matin, par exemple, côtoie celle du soir eu égard aux temporalités multiples des prises de vue originelles. Seule la peinture autorise de telles fantaisies ainsi que les images résultant du calcul des machines. Quant à l’absence de cadre, elle nous renvoie davantage à la pratique de l’esquisse, ou plus précisément à l’idée d’inachèvement. On oublie volontiers, face à de telles représentations, le nombre extraordinaire de celles et ceux qui, initialement ont posé leurs regards sur ce qui, par l’accumulation des points de vue, allait devenir des sujets. Des regards qui, rassemblés, font œuvre à l’ère où les conflits aussi se jouent sur les médias sociaux. Les ruines de Thibault Brunet sont inévitablement susceptibles de retourner là d’où elles proviennent. C’est-à-dire au sein du flux circulant de centres de données en navigateurs Internet. Elles pourraient, un jour peut-être, croiser celles dont elles sont les conséquences par la fusion comme elles pourraient tout autant croiser les regards de celles ou ceux qui, pratiquant la guerre, la communication, l’information ou le tourisme ont capturé tant de scènes au Moyen Orient. C’est pourquoi les ruines de Thibault Brunet nous sont si familières. Tant parce qu’elles évoquent dessins, peintures et photographies de ruines que l’histoire a accumulés au fil du temps que pour leur proximité avec les théâtres d’opérations dont des représentations, sous de multiples formes, nous parviennent quotidiennement. Réunies, elles finissent par hanter si ce n’est encombrer nos mémoires collectives alors nous refusons que de tels conflits aient encore des raisons d’émerger. Rien d’étonnant quand ses situations nous obsèdent, que des artistes ou non-artistes n’aient de cesse de les documenter, chacune, chacun à sa manière. Aux serveurs des data centres qui les font circuler de les traiter également en ce va-et-vient de conflits qui sont aussi des guerres de l’information.
Par Dominique Moulon pour La Capsule et la Biennale Némo.