Fabien Léaustic

Fabien Léaustic, Geysa, 2018.

Fabien Léaustic est un artiste du faire à la formation d’ingénieur. Il use de son atelier comme d’un laboratoire où sont répétées des expériences jusqu’à ce que des œuvres en émergent. Les livres d’art y ont autant leur place que les manuels de physique bien que son atelier-laboratoire soit mobile eu égard aux résidences qu’il enchaîne inlassablement. Le lieu de ses créations pouvant être tantôt à la mesure d’une briqueterie à ciel ouvert tantôt se réduire à l’espace étendu de son disque dur. Notons que les gestes les plus artisanaux sont pour lui tout aussi inspirants que les hautes technologies. Fabien Léaustic pratique une forme de recherche en art où l’observation dans la durée des phénomènes qu’il étudie se concrétise par des pièces constituant chacune les fragments d’une l’histoire qui, littéralement, se déroule. Des sciences, il a adopté l’approche comme le prouvent ses créations pouvant être envisagées telles autant de versions. Quand l’artiste les travaille jusqu’à ce qu’elles se révèlent à lui alors que les idées ou concepts des suivantes ont déjà émergé.

Il y a, inévitablement, dans la pratique de Fabien Léaustic, des matériaux récurrents comme la terre crue ou l’argile dont il apprécie tout particulièrement le caractère symbolique en la prélevant en divers endroits pour l’utiliser en de multiples états : la liquéfiant, la séchant, la cuisant… L’idée même de transformation pouvant être considérée comme une véritable constante dans son travail au point qu’il en est venu à traiter du vivant tout en acceptant d’être relégué au rang de premier spectateur de ses œuvres en perpétuelles mutations. La lumière, que l’artiste expérimente depuis le tout début, compte parmi les matériaux qu’il assemble ou plutôt confronte comme pour mieux les éprouver. De ces dialogues improbables naissent alors des créations comparables à celles des inventeurs. Quant au hasard, dont la place est essentielle, il nous indique d’autres possibles correspondances tant avec l’artiste-ingénieur Léonard de Vinci – qui conseillait l’observation des murs barbouillés de taches pour y déceler des paysages variés – qu’avec les surréalistes pour l’écriture automatique, ou le mouvement Fluxus dont on sait les questionnements relatifs au statut de l’œuvre d’art.

Mais n’aborder chez Fabien Léaustic que l’approche – singulière on en conviendra – comme les matériaux utilisés nous permettant de mieux saisir les contours de son œuvre reviendrait à oublier la part politique de certaines de ses créations. Quand, par exemple, au Mexique, il s’insurge contre l’usage immodéré des armes à feu par la sculpture et l’empreinte tout en offrant un accès libre à une eau purifiée que des citoyens ordinaires ont l’habitude de payer trop cher pour enrichir quelques puissantes entreprises multinationales. Sans omettre son attachement illimité pour les forces telluriques qui devraient nous inciter à davantage d’humilité. Enfin, Fabien Léaustic attire notre attention sur l’extraction du gaz de schiste par fraction hydraulique – ô combien polluante – autant qu’il évoque les coulées de boue toxique, au Brésil avec l’installation Geysa dont l’esthétique, s’inscrivant entre science et fiction, convoque l’idée même d’une forme de chamanisme contemporain. Car la pratique de Fabien Léaustic, souvent, induit la magie de ce que l’on ne peut s’expliquer. Et c’est en croisant des pratiques ancestrales avec une pensée contemporaine qu’il y parvient.

Rédigé par Dominique Moulon pour Turbulences

Touch Me

Pour sa première édition, la biennale d’art contemporain de Strasbourg a investi l’Hôtel des Postes avec une exposition intitulée Touch Me. Sa direction artistique a été confiée à Yasmina Khouaidjia qui interroge la citoyenneté à l’ère du numérique au travers les œuvres de dix-sept artistes internationaux.

Paolo Cirio, Street Ghost, 2017.

Sur un mur intérieur de l’Hôtel des Postes de Strasbourg, il y a les portraits en pied d’anonymes qui pourtant jamais n’ont sollicité aucun portraitiste. Les silhouettes sont de nature photographique, bien que ce soit le photographe sans appareil Paolo Cirio qui les a ”prises”. C’est en scrutant le service en ligne de Street Viewqu’il se les ai appropriées pour les agrandir à taille réelle avant de les coller, là précisément où les images des passantes ou passants ont été capturées par l’une des Google Carsillonnant le monde. Ces gens ordinaires sans visages nous apparaissent tel autant de fantômes tant ils semblent échapper à toute forme de gravité. D’où le titre de la série – Street Ghost– que l’artiste a essentiellement déployée en Europe et aux États-Unis entre 2012 et 2017. On imagine aisément la stupeur de celles et ceux qui, dans leur quartier, se découvrent ainsi plus “célèbres” encore. Bien que leurs visages soient floutés, leurs amis sauront les reconnaître. C’est ainsi que l’artiste interroge le droit à l’image que les grandes entreprises du digital interprètent parfois avec une relative légèreté. 

Aram Bartholl, Are you human?, 2017.

Mais qui pourrait aujourd’hui se passer des services des GAFA ? Quand ce sont des machines qui, régulièrement, nous demandent de prouver que nous n’en sommes pas. Avec cette série Are you human?, Aram Bartholl n’a de cesse de détourner les codes de l’esthétique dominante : c’est-à-dire celle du numérique. Celui-ci s’est d’abord intéressé aux Captchasque l’on doit décrypter sous peine de se voir refuser quelques accès avant de se focaliser sur les systèmes de grilles où il nous faut sélectionner toutes les images de ponts ou de panneaux de signalisation entre autres véhicules. Les tirages grand format de l’artiste berlinois n’offrent toutefois que des vues de paysages où l’on devine parfois des frontières. L’idée étant de nous inciter à reconsidérer les tâches que nous effectuons en cette ère mondialisée. Car souvent, sans même le savoir, nous renseignons des entreprises mieux que ne le feraient des robots. Que les machines ne soient pas encore si intelligentes que cela pourrait être de nature rassurante. Et effectuer très régulièrement de petits travaux sans salaire aucun devrait nous irriter. A moins que l’on ne considère ces travaux comme d’intérêt général.

Bartholl, Point of view, 2015.

Il est admis que les smartphones que Aram Bartholl représente dans son installation sculpturale Point of view, en seulement une dizaine d’années, ont changé notre rapport à l’image. Ce n’est plus le boîtier qui est reflex, mais la photographie elle-même que l’on pratique par réflexe. Puisque l’on documente tout, de ce que l’on adore à ce que l’on déteste, sans omettre les images d’autrui que l’on commente sans retenue aucune sur les réseaux. Le Selfiesymbolisant merveilleusement bien ce désir immodéré que nous avons d’être dans l’image. Au risque parfois de créer des situations incongrues quand, par exemple, tous les fans d’une foule tournent le dos à leur icône pour être au plus près d’elle dans l’image capturée. Il est intéressant de remarquer ici que ce sont essentiellement des jeunes ordinaires qui ont initié cette tendance ô combien narcissique du Selfieavant que les célébrités du monde entier ne les copient. Citons les propos de Charles Baudelaire qui, déjà en 1859, soit vingt ans seulement après l’invention de la photographie, s’exprimait ainsi : « À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal». 

Evan Roth, Landscape, 2017.

La nature est elle aussi très largement représentée sur les médias sociaux. Très souvent “embellie” par les filtres qu’une multitude d’applications nous proposent. Comme les paysages aux cieux rouge fuchsia qu’Evan Roth multiplie au sein d’un assemblage d’écrans aux tailles les plus diverses. Mais c’est d’autre chose dont il s’agit puisque ces même paysages, il ne les a pas choisis pour leur beauté intrinsèque. C’est une toute autre raison qui l’a mené à les contempler pour que nous le fassions autant à notre tour. Car c’est leur sous-sol qui interroge ou fascine l’artiste américain. Tous ces fragments de nature, en dessous, recèlent de câbles qui transportent ce nouvel or noir qu’est la donnée. En observant les cartes d’un Internet global, il est venu contempler localement des rivages. Là précisément d’où émergent les câbles, la part matérielle du nuage ou cloudde data que les centres de données de bien des entreprises convoitent. Ces images d’une nature magnifiée par la couleur, dans la lenteur du temps qui passe nous apaisent. Quand visuellement elles ne disent rien de la vitesse extrême des flux incessants qui animent leurs sous-sols.

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21

Si le temps est un lieu

L’exposition Si le temps est un lieu du Centquatre rassemble installations et autres documentationsde Pablo Valbuena. Depuis le milieu des années deux mille, cet artiste ne cesse d’activer ou de reconfigurer, par la lumière seule, les plans ou volumes de sites préexistant ses créations.

Pablo Valbuena, Augmented Sculpture, 2007.

C’est avec l’installation lumineuse Augmented Sculpturede 2007 que nombre de critiques ou curateurs aux parcours indéfinis ont découvert Pabo Valbuena. Perpétuel insatisfait comme le sont les véritables perfectionnistes, cet artiste ne cesse depuis sa création de l’améliorer si tant est que ce soit encore possible car elle est tout particulièrement bien servie par l’atelier du Centquatre où, littéralement, elle ralentit le temps des spectatrices ou spectateurs. Par elle-même, elle impose le silence que pourtant nul n’impose. Dans l’attente de la lumière qui la complète si parfaitement, elle évoque, tant par ses formes construites que son extrême blancheur, les Architectonesdu début des années 1920 de Kasimir Malevitch. Quand la lumière d’une blancheur irradiante vient en souligner les arêtes comme si le modèle tridimensionnel qui possiblement en est aussi l’esquisse venait à lui offrir sa finitude et pour que les pleins se définissent alors en creux. La ligne, dans ce cas, constitue l’étape ultime de ce qui mène l’œuvre au sublime.

Pablo Valbuena, Formas de tiempo [ 4400 ], 2014.

Nombreux sont des dispositifs de cet artiste espagnol vivant actuellement à Toulouse à avoir été conçus pour des lieux en particulier. Aussi José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre, a décidé de consacrer trois salles à la documentation vidéo autorisant enfin une vision globale sur ce travail oscillant entre l’intime et le monumental. Pour l’intime, on notera ses actions in situà Louvain en Belgique, quand il investit notamment les sols de dallages pour nous en donner d’infinies variations en convoquant les nombres dont on sait le rôle essentiel tant chez les architectes d’hier que les artistes d’aujourd’hui, avec ou sans computation. Une autre installation, Formas de tiempo [ 4400 de 2014, en prolonge encore les variations au sein de l’atelier qui lui est dédié. Mais la lumière, chose rare dans un tel travail, a disparu si l’on excepte celle, davantage scénique, qui lui confère une relative théâtralité. Car c’est parmi nous que les actrices et acteurs sont attendus pour en reconfigurer l’allure pendant toute la durée de l’exposition. Jamais, de sa première à sa dernière heure – et c’est là le caractère de ce qui est vivant – elle ne sera similaire. En constante mutation, d’un appareillage à l’autre, elle ne sera pour ainsi dire qu’inachevée à tous les instants. A moins que l’on considère que ce soit ici le processus qui prime sur le résultat. Ce qui nous permettrait alors de convoquer la pensée d’Harald Szeemann lorsque le curateur initiait son exposition iconique intitulée When Attitudes Become Form à la Kunsthalle de Bern. C’était il y précisément cinquante ans.

Pablo Valbuena, Array [ circle ], 2018.

Mais revenons au Centquatre où l’on peut aussi observer deux installations lumineuses d’un genre nouveau dans l’œuvre de Pablo Valbuena. C’est-à-dire que la lumière – tout aussi blanche car c’est une constante – est seule tandis que le support ou “l’écran” n’est autre que le vide de l’atelier où elles dialoguent entre elles lorsqu’elles n’agissent par sur le public que, littéralement, elles apaisent tant elles incitent à la contemplation. Car c’est le rythme qui les anime en extirpant des volumes de plans comme le font les architectes. Comme dans un cabinet de curiosité, nous hésitons quand notre perception lutte inutilement contre notre pensée jusqu’à ce que nous acceptions que de telles représentations n’existent qu’en des lieux qui ne sont ni pans ni volumes. D’où le titre de l’exposition : Si le temps est un lieu.

Rédigé par Dominique Moulon pour ArtPress

Du chef-d’œuvre et du code 

Au ZKM de Karlsruhe, deux expositions interrogent le rôle des technologies et médias dans l’art. Si la première, Art in Motion, est résolument historique, la seconde Open Codes 2, continue dans sa deuxième version de considérer l’emprise du numérique sur nos sociétés contemporaines.

Claude Elwood Shannon, Ultimate Machine, 2018 (réplique).

L’exposition Art in Motion. 100 Masterpieces with and through Mediarassemble une centaine d’œuvres, d’instruments et d’appareils entre autres curiosités technologiques comme cette réplique de l’Ultimate Machine conçue par le théoricien de l’information Claude Shannon au début des années 1950. Posée sur un socle, celle-ci est montrée telle une sculpture. Présentant un interrupteur “on/off” sur sa face supérieure, elle ne “sait” que se désactiver mécaniquement quand elle a été activée par un humain. Dans son extrême simplicité, elle a pourtant inspiré bien des scientifiques, comme Marvin Minsky dont on sait l’importance des travaux sur l’intelligence artificielle, ainsi que des auteurs de science-fiction comme Arthur C. Clarke considérant le “sinistre” de cette « machine qui ne fait rien – absolument rien – excepté s’éteindre elle-même ». Cette machine ultime qui, par son inutilité absolue nous questionne, a sa place aujourd’hui plus que jamais parmi les objets connectés dont les entreprises du digital nous vantent l’autonomie au point que, bien souvent, elles finissent déconnectées au fin fond de nos tiroirs.

Nam June Paik, Zen for Film (Fluxfilm n°1), 1964.

L’installation filmique de Nam June Paik est aussi des plus radicale puisque l’on ne voit que le rectangle aux bords arrondis d’un gris clair aux infinies variations. La bobine de 16 mm de Zen for Film (Fluxfilm n°1) datant de 1964 a simplement été sortie de sa boîte pour être projetée, encore et encore au gré de ses monstrations. La référence aux 4’33″ de silence de John Cage est évidente. De leur côté, les amateurs de peintures monochromes y verront davantage une évocation par l’image en mouvement de la non moins célèbre toile du Carré blanc sur fond Blancde Kasimir Malevitch. Mais que voit-on réellement à la surface de ce film dénué d’images ? Des rayures de ses projections antérieures qui, associées aux poussières de l’environnement de sa présentation, animent cet aplat de lumière pure. Les seuls sons mécaniques du projecteur 16 mm nécessaire à l’installation font que cette œuvre n’est en rien silencieuse. Sans omettre les spectatrices et spectateurs qui entrent et sortent de l’image, comme pour l’habiter de quelques silhouettes fantomatiques.

Lynn Hershman Leeson, Camerawoman (Phantom Limb), 1986.

Parmi la centaine de chefs-d’œuvre que les curateurs Peter Weibel et Siegfried Zielinski ont rassemblés, se trouvent quelques tirages de l’artiste Lynn Hershman Leeson dont Camerawoman. Celui-ci est intéressant à de multiples égards. D’abord par sa date, 1986, époque où il était davantage question de la figure du cameraman sur des plateaux de tournage. Et, face à cette femme à tête de caméra, comment ne pas avoir une pensée pour Donna Haraway qui aurait tant préféré être un cyborg, sans genre prédéterminé, plutôt qu’une déesse au genre bien déterminé. Quant au titre de la série, Phantom Limb, il renvoie à ces membres fantômes qui, selon celles ou ceux qui ont été amputés, continuent de se “manifester”. Comme si Lynn Hershman avait anticipé cet objet qui nous augmente si parfaitement aujourd’hui, le smartphone. Cet espèce d’implant extérieur au corps, connecté au reste du monde, et avec lequel nous documentons nos vies par l’image. Il nous manque déjà lorsqu’il n’est qu’à quelques mètres de nous, sans parler de notre profond désarroi lorsqu’il affiche “batterie faible” ?

James Bridle, Autonomous Trap 001, 2017 (photogramme).

Le ZKM accueille aussi la version deux de Open Codesune exposition qui documente nos rapports aux technologies émergentes à l’image du tirage de la série Autonomous Trap 001 de James Bridle. On y découvre une voiture autonome que l’intelligence artificielle a piégée. A moins que ce ne soit l’artiste lui-même qui ait dressé un piège en dessinant à même la chaussée un cercle dont les limites interdisent tout franchissement pour qui respecte le code de la route. Notons que, pour se faire, James Bridle a utilisé du sel, ce qui n’est pas neutre si l’on considère l’aspect sacré du condiment dans bien des cultures. A commencer par les combattants qui, en sumô, le déversent au sol par poignées en signe de purification. Mais revenons au véhicule autonome qui, faute d’enfreindre les règles, reste prisonnier sur une aire de repos. Quand le Mont Parnasse est tout près, en ce paysage que n’importe quel humain désirerait explorer. La décision, en ce qui concerne l’intelligence artificielle, allant bien au-delà du code ou des algorithmes puisqu’elle convoque tant le juridique que l’éthique, et bien plus encore.

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21

Robot Love

Aleksandra Domanović, Things to Come, 2014 – Adam Basanta, A Truly Magical Moment, 2016 – Stephanie Dinkins, Conversation with Bina 48, 2014 – Hito Steyerl, Hell Yeah We Fuck Die , 2016.

C’est dans la laiterie désaffectée d’un quartier en phase de gentrification d’Eindhoven que la curatrice Ine Gevers questionne notre relation aux robots de toutes natures. Car ces machines autonomes des temps modernes, après avoir investi nos imaginaires, se sont lancées à la conquête de nos environnements quotidiens. Dès l’entrée de l’exposition Robot Love, l’installation vidéo Hell Yeah We Fuck Died’Hito Steyerl nous accueille. C’est une œuvre aux multiples entrées induisant la déambulation. Son titre rassemble les cinq mots de langue anglaise les plus utilisés de ces dix dernières années en musiques actuelles. Plusieurs écrans nous présentent des robots anthropomorphes virtuels ou réels que des chercheurs “maltraitent” pour en tester l’endurance. Comme autant de militaires, les robots effectuent des parcours de combattants et l’on ne peut s’empêcher d’éprouver quelque empathie au regard de ce qu’ils subissent. Les séquences proviennent de l’Internet, là où de très nombreuses entreprises, à l’instar de Boston Dynamics, diffusent notamment les “mauvais traitements” qu’ils affligent à leurs machines pour en vanter les performances. Quand un robot sans conscience aucune et violemment bousculé ne trébuche pas là où un humain irait à terre, c’est qu’il est opérationnel. Mais cette quête d’un autre technologique n’est pas nouvelle si l’on considère une autre séquence de cette même installation. Car celle-ci évoque les recherches d’Al-Jazari, un érudit arabe ayant publié en 1206 un livre dédié à la connaissance des mécanismes ingénieux. Al-Jazari, en son temps, aurait-il pu imaginer que l’on construise des bipèdes d’une extrême complexité pour s’offrir le loisir de les faire trébucher ?

Parmi la cinquantaine d’artistes présentés à la Campina Milk Factory, on remarque aussi immédiatement la pièce suspendue d’Aleksandra Domanović tant elle est monumentale. Intitulée Things to Comeen référence au film de science-fiction de 1936 qui est inspiré d’un roman d’H. G. Wells, elle est composée de sept supports transparents sur lesquels ont été imprimées des représentations en trois dimensions illustrant des films de science-fiction. Mais pas n’importe lesquels puisque l’artiste a privilégié les longs-métrages où, comme dans Gravity(2013) d’Alfonso Cuarón avec Sandra Bullock et George Clooney, les femmes y ont des rôles de prédilection. Inutile de rappeler qu’il était une époque, pas si lointaine, où c’étant essentiellement des hommes qui pilotaient les vaisseaux à la vitesse de la lumière, se téléportaient dans l’espace ou voyageaient dans le temps. Mais les temps changent, tout au moins à Hollywood et à de multiples égards dans cette côte Ouest des États-Unis qui façonne nos imaginaires au travers de films et de séries. C’est ce que l’on nomme le soft powerqui, avec l’avènement d’Internet a progressivement migré vers la Silicon Valley. Or, c’est précisément dans la version digitale que Stephanie Dinkins dénonce le soft powerque les programmeurs exercent sur les intelligences artificielles qu’ils développent. L’artiste noire-américaine a tout d’abord initié une série de conversations avec le buste robotique du projet Bina 48initié par le roboticien David Hanson et financé par l’homme d’affaire Martin Rothblatt devenue Martine Rothblatt. Celle-ci ayant souhaité que la tête parlante ait tant l’allure que la raison de sa partenaire noire américaine Bina Aspen Rothblatt. Le projet s’inscrit donc dans le mouvement transhumante visant à séparer le corps de l’esprit dans l’usage de technologies émergentes. Un tel projet ne peut guère laisser indifférent et constitue déjà un cas d’école tant en terme de psychanalyse que d’éthique. Quant à Stephanie Dinkins, elle remarque l’embarra de Bina 48lorsque la question du racisme est abordée. Une gêne qu’elle attribue au fait que, si l’intelligence artificielle de Bina 48exprime tant bien que mal celle de la vraie Bina, elle a aussi été façonnée par un homme blanc : le roboticien David Hanson. L’histoire est complexe, mais la conclusion l’est moins. Et elle vise à attirer notre attention sur le pouvoir, aussi réel que symbolique, des spécialistes qui façonnent les intelligences artificielles étant déjà en mesure de prendre bien des décisions lors de nos déambulations sur l’Internet.

Enfin, il y a à Eindhoven une installation vidéo que l’on pourrait contrôler à distance et qui s’active via l’Internet. Quand c’est une médiatrice qui nous incite, dans l’espace de l’exposition, à nous connecter via FaceTimeà A Truly Magical Momentd’Adam Basanta. Les deux iPhonesqui, prolongeant des perches à selfies se font face se mettent alors à tourner de plus en plus rapidement. La situation, tout en évoquant la ronde passionnée qu’effectuent Kate Winslet et Leonardo DiCaprio dans le film Titanic(1998) de James Cameron, illustre aussi les couches de technologies qui, souvent, se superposent entre les autres et soi. A une époque où ce sont des applications qui se chargent de nos relations de toute nature, la machine, dans le cas de A Truly Magical Moment,a un rôle intermédiaire au point que les participantes et participants dont les regards sont rivés sur leurs écrans l’oublient. Comme c’est le cas pour leurs amis immortalisant la scène en les photographiant. Or n’est-ce pas le premier rôle que donnent les entreprises du digital aux algorithmes d’intelligence artificielle qu’elles conçoivent pour qu’elles s’immiscent dans nos vies : se faire oublier, dès lors que nous avons signé les termes et conditions sans pour autant en avoir véritablement pris connaissance ?

Rédigé par Dominique Moulon pour TK-21

Surveillé·e·s

Surveillé·e·s
Teresa Dillon, AMHARC, 2018 – John Gerrard’s, Farm (Pryor Creek, Oklahoma) 2015 – Benjamin Gaulon, 2.4Ghz from Surveillance to Broadcast, 2008 – Jim Ricks, Predator (Carpet Bombing), 2016.

L’exposition Surveillé·e·s du Centre Culturel Irlandais questionne la surveillance dans ses formes contemporaines au travers des créations d’une quinzaine d’artistes. Car si l’on pratiquait déjà l’espionnage dans l’Antiquité, les technologies ayant émergé au XXe siècle ont permis, à grande échelle, d’automatiser l’observation des individus et des populations.

A l’entrée de l’exposition, c’est l’installation AMHARC constituée d’un assemblage de caméras de vidéosurveillance reconstituées en carton par l’artiste Teresa Dillon qui nous accueille. Comme dans l’espace public, elles surplombent les quelques pics qui d’ordinaire les protègent du vandalisme comme des activistes. A côté, la projection d’un monochrome bleu comparable aux écrans sans systèmes nous confirme que ces caméras ne nous surveillent aucunement. Bien qu’il y ait fort à parier, en ce lieu mêlant l’art et la diplomatie, que d’autres caméras plus discrètes s’en chargent. Il est intéressant ici de remarquer que, selon les lois en vigueur, les caméras nous surveillant doivent aussi nous être signalées. Ce qui nous renvoie à l’architecture carcérale du panoptique que l’on doit au philosophe Jeremy Bentham. Car, dans ce modèle de prison dont les premières constructions datent de la fin du XVIIIe siècle, c’est le sentiment d’être surveillé qui prédomine. Or, ce sentiment, du simple fait des caméras de vidéosurveillance qui se sont multipliées autour de nous aujourd’hui, est nôtre. Sachant que cette impression d’être observé.e.s en constance ne peut que s’accroître dès lors que les dispositifs de surveillance sont dans l’invisible du dessus des territoires que survolent des engins militaires semblables à celui que représente le tapis de Jim Ricks. Intitulé Predator (Carpet Bombing), il est à l’effigie du plus célèbre des drones américains, le Predator, et a été tissé par une famille afghane qui, possiblement, se savait observée du dessus par un dispositif de l’invisible dont les opérateurs sont distants. 

Les surveillances les plus insidieuses sont aussi celles que nous acceptons en signant les termes et conditions que nous soumettent les entreprises du digital que Google, après IBM puis Apple, symbolisent aujourd’hui parfaitement. Et c’est précisément parce que le géant américain refuse que l’on documente ses data centres que l’artiste John Gerrard a décidé d’en représenter un en trois dimensions. La ferme de serveurs est quelque part en Oklahoma, à Pryor Creek, alors que sa représentation tridimensionnelle est ici, dans l’espace de l’exposition. L’esthétique du rendu en temps réel est celle du jeu vidéo alors que la temporalité est celle, plus cinématographique, d’un traveling infini dans son extrême lenteur. L’étendu de l’infrastructure nous dit la part matérielle que masque le cloud où nos données sont corvéables à merci en cette époque d’une nouvelle ruée vers la data. A l’image, hormis le mouvement sans début ni fin d’une unique caméra, il ne se passe rien. Car rien ne doit filtrer de l’extrême activité intérieure de ces bâtiments sans fenêtre aucune. Si tant est que même la lumière du jour ne peut y accéder.

Mais la surveillance est aussi l’affaire des amateurs sans technicité qui, pourtant, sécurisent leurs commerces ou appartements avec des caméras grand public. Sans omettre les appareils vidéo permettant aux parents de surveiller leurs enfants sommeillant dans une autre pièce. Certains artistes, comme Benjamin Gaulon avec 2.4Ghz from Surveillance to Broadcast, se jouent de leur amateurisme en interceptant depuis la rue les signaux qu’émettent de tels dispositifs. Les notices techniques sont faites pour être lues et l’artiste n’enfreint aucune loi lorsqu’il pratique la surveillance dans l’espace public. Et c’est dans l’exposition que nous considérons une fois encore qu’il est des données personnelles que, peut-être nous ne souhaitons pas diffuser. Même si nous n’avons rien à cacher. Peu importe que nous en ayons connaissance ou pas et que nous participions volontairement ou non aux surveillances qui s’organisent et se développent, il est immanquablement des pans entiers de nos vies que nous souhaitons protéger de tous les regards, ceux des Etats ou des militaires comme ceux des entreprises ou des amateurs éclairés.

Rédigé par Dominique Moulon pour Art Press

L’Exo Gallery de l’EP7

You can’t stay up on the roof forever
fleuryfontaine, You can’t stay up on the roof forever, 2016.

L’EP7 inaugure son Exo Gallery en cette rentrée artistique parisienne. La particularité de ce nouveau lieu d’art et de restauration, c’est sa surface “extérieure” d’exposition. Aleksandra Smilek, plus connue sous le nome Miss-Marvel Marvelcomics sur les médias sociaux, en assure la direction artistique. Et c’est au curateur Carlos Sanchez-Bautista qu’elle a confiée la programmation des quinze premiers jours de septembre de l’écran LED qui constitue la composante essentielle de cette “guinguette numérique et gourmande”. A chaque jour correspond une œuvre qui, littéralement, s’offre aux passants du quartier de la Bibliothèque François Mitterrand. Considérant You can’t stay up on the roof forever(2016) du duo fleuryfontaine, il s’agit d’une animation procédurale qui, par conséquent, s’exécute en toute autonomie. Les artistes, à la manière d’urbanistes, ayant établi des règles ou algorithmes qui permettent à leur cité virtuelle de se développer à l’infini. Ce qui est saisissant, au premier regard, c’est son extrême perfection. Les pavillons se répétant à perte de vue sont si parfaits qu’il nous apparaît que les artistes ont omis toutes ouvertures, portes ou fenêtres. Comme si les habitants de cette cité idéale s’étaient emmurés dans leurs certitudes. On pense alors inévitablement aux utopies urbaines contemporaines que sont les gated communitiespermettant aux plus riches d’entre nous d’extraire leurs maisons, jardins et piscines du reste du monde. Ce qui nous renvoie à l’idée même d’utopie que le chanoine Thomas More développa en son temps dans un récit de 1518 intitulé Utopia. Où l’île d’Utopie, par son inaccessibilité, protège ses habitants des possibles influences ou cultures du monde extérieur. Cette idée que des séparations, quelles qu’elles soient, protègent celles et ceux qui les érigent est tout à fait d’actualité. Quand l’histoire, pourtant, nous enseigne l’inverse. Mais revenons à l’EP7 où, chaque jour une œuvre en remplace une autre. Et citons les onze autres artistes dont les créations sont à découvrir ces jours-ci : Kamilia Kard, Pascal Dombis, Yanieb Fabré, Klaus Fruchtnis, Laura Mema, Manuel Minch, Sabrina Ratté, John Sanborn, Rémi Tamburini, Miyö Van Stenis, Roger Vilder.

Rédigé par Dominique Moulon pour Art In The Digital Age

Ryoji Ikeda

Ryoji Ikeda, A [contnuum], 2018.
Les technologies, dans bien des institutions artistiques internationales, entrent bien souvent par des portes dérobées qui sont celles de l’architecture ou du design. Concernant Ryoji Ikeda, c’est par le spectacle vivant qu’il a d’abord été programmé dans des centres d’art avant que ces mêmes institutions ne lui offrent leurs salles d’exposition. Et ce possible passage du spectacle vivant à l’art contemporain, l’artiste japonais l’illustre parfaitement avec ses deux installations du Centre Pompidou. L’une en black box, lieu de prédilection des arts numériques, et l’autre en white cube, dispositif de monstration privilégié par l’art contemporain. Code-Verse est une installation audiovisuelle qui, par son gigantisme, s’adresse au corps dans son entier. Bien que les spectatrices et spectateurs, de manière générale s’allongent pour s’abandonner aux flux ininterrompus des data que l’œuvre met en perspective. Les points de vue se succèdent alors que les flux persistent, dans l’image comme dans le son. Au point que les corps, imperceptiblement, s’allègent. Jusqu’à ce qu’ils soient en mouvement, particules parmi les particules, soumis aux forces gravitationnelles qui, elles aussi, se succèdent à des rythmes effrénés.

La blancheur extrême de A [continuum] convoque inévitablement l’univers de la séquence de fin du film 2001, l’odyssée de l’espacede Stanley Kubrick. Les années soixante, comme période de référence où les relations entre arts et technologies s’établissent durablement, se réinvitent. Le continuum dont il est question, c’est celui du temps étiré par les sons d’un lieu où nous sommes quelque peu désemparés dès notre entrée. Les machines, qui se détachent d’un blanc éblouissant et éprouvent notre sens de l’ouïe, nous apparaissent sans époque. Et c’est là l’une des particularités des installations de Ryoji Ikeda qui nous évoque un futur s’éloignant comme le fait inexorablement l’horizon. La radicalité d’un langage esthétique, bien qu’ancré dans les avant-gardes, ne nous permettant guère de la dater. Quand les publics privilégient l’expérience d’œuvres qui constituent un corpus déplaçant les lignes tant entre la scène et l’exposition comme entre l’art et les nombres, data ou fréquences.

Rédigé par Dominique Moulon pour Art Press

Coder le monde

Exposition Coder le monde, Centre Pompidou, 2018.
Exposition Coder le monde, Centre Pompidou, 2018.

L’exposition Coder le monde du Centre Pompidou s’ouvre sur une sérigraphie de François Morellet. Son titre,Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire de téléphone, 50% blanc, 50% noir, nous en dit la forme avec une grande précision. Datant de 1961, elle n’est en rien numérique si ce n’est qu’elle se réfère aux nombres car, faut il le rappeler, le terme numérique nous vient du latin numeruspour “nombre”. Sans omettre que cette pièce aussi conceptuelle que processuelle consiste en la mise en œuvre d’un énoncé que l’on pourrait tout aussi qualifier d’algorithme. L’intérêt de cette exposition du Centre Pompidou réside notamment dans la mise en dialogue d’œuvres diversement numériques, tant historiques que contemporaines. C’est ainsi qu’un coffret d’Olga Kisseleva datant de 2012 jouxte la pièce de François Morellet. Mais les pixels imprimés des dés que recèle la Boîte de vicesde cette artiste vivant et travaillant essentiellement à Paris ne sont que des composants d’une œuvre qui se poursuit en ligne. Là où, précisément, elle nous dit les vices cachés de quelques proches. L’œuvre, dans ce cas, est un objet connecté qui nous renvoie aux commentaires que parfois l’on s’autorise sous couvert d’anonymat. Bien que sa forme s’inscrive dans la continuité des pratiques historiques de la mise en boîte qui ponctuent le vingtième siècle.

Ce sont donc des allers et retours que l’on effectue au sein de cette exposition résolument didactique considérant les grands panneaux d’informations qui l’organisent en chapitres. L’un évoquant les Nombres, codes et programmes,l’autre Les algoristesou encore la Littérature, en ce qui concerne la première salle. Or, il est résolument question d’une forme de poésie avec la pièce connectée du duo disnovation.org. Il s’agit d’un Predictive Art Bot(2017) ou robot de prédiction qui nous dit, textuellement, les possibles tendances artistiques de demain. Programmé par Nicolas Maigret et Maria Roszkowska, il scrute Twitter sans discontinuer pour formuler pas à pas des concepts d’œuvres ou tendances qui, au-delà de l’absurde, parfois prennent sens. La question ici est clairement énoncée : une machine serait-elle un jour en mesure de faire œuvre en toute autonomie ? On peut raisonnablement en douter au regard des balbutiements de l’intelligence artificielle, mais l’idée est là, devant nous, et fait parfois sens bien que sans conscience aucune.

On nous annonce, à l’entrée de la seconde salle, un catalogue en devenir. Ce qui est une excellente initiative sachant la quantité de documents autour desquels s’articule cette exposition. Mais revenons aux œuvres qui induisent de se rendre au musée pour en apprécier tant la taille que les détails. Où l’on retrouve quelques acquisitions du Centre Pompidou comme les deux épreuves numériques de Mishka Henner. De 2011, leurs titres nous disent les lieux photographiés depuis les satellites de Google. Car le photographe agit sans appareil. Et s’il a erré sans fin, prêt à capturer des images, c’est au sein du service en ligne Earth. Car il est des Etats qui, sachant leurs territoires révélés au monde par l’entreprise américaine, ont obtenu de celle-ci qu’elle masque les sites considérés sensibles. C’est ainsi que, au Pays Bas, il est des coloriages que l’on pourrait attribuer à des enfants de l’atelier du Centre Pompidou et qui attirent inévitablement le regard. Ne serait-ce pas là une forme de land artà l’ère d’Internet ? A moins que l’on considère la relation du politique à l’art !

Rédigé par Dominique Moulon pour Art Press